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AUX SOURCES DE L’IRRAOUADDI

D’Hanoï à Calcutta par terre

Par M. E. Roux (EXTRAITS)
Voyage exécuté en 1895 avec le Prince Henri d’Orléans  

Partant du Tonkin, en remontant le fleuve Rouge, nous irons vers l’Ouest, sur territoire Chinois jusqu’à ce que nous rencontrions le Mékong, que nous tacherons d’atteindre près du point où Francis Garnier et Doudart de Lagrée ont été forcé de l’abandonner. Nous remonterons ensuite vers le Nord en suivant d’aussi près que possible le cours du grand fleuve dont plus de 1’000 km sont encore inconnus. Nous arriverons ainsi au Thibet, où nous retrouverons les itinéraires d’autres voyageurs. Alors il faudra songer au retour; mais ce n’est que sur les lieux et selon les circonstances que l’on pourra choisir une route.

Départ le 26 janvier 1895… Nous embarquons sur un vapeur de la Compagnie des Messageries fluviales pour remonter le fleuve Rouge. En neuf jours d’une navigation un peu pénible, car les eaux sont très basses, nous atteignons Lao-Kay, frontière du Tonkin et du Yun-Nan.

A Lao-Kay nous nous embarquons sur deux grandes jonques jusqu’à Man-Hao en trois jours.

La crainte de ne pas être payé, qui est le commencement de la sagesse d’un chinois.

Passage à Tali… Nous arrivons chez le Père Le Guilcher, vieux missionnaire breton, depuis 45 ans au Yun-Nan; en lui et chez lui nous retrouvons un coin de la France, et jusqu’à une heure avancée de la nuit, nous causons de la patrie si lointaine.

Il faut se représenter la plaine de Ta-Li comme une longue bande étroite en forme de fer à cheval, limitée à l’est par les eaux du lac Erhaï et à l’Ouest par les pentes rapides des monts Tsang, que les neiges couronnent pendant huit mois de l’année. Aux extrémités Nord et Sud, les contreforts des montagnes descendent jusqu’au lac, et deux épaisses murailles fortifiées achèvent de barrer complètement l’accès de la plaine. En deçà de ces murailles et à les toucher, se trouvent les deux bourgs de Chan-Kouan et Chia-Kouan (Porte d’En Haut et Porte d’En Bas); ce dernier, de beaucoup le plus considérable, a une population de 3’000 habitants, et une grande importance, due à sa position avantageuse au croisement des trois grandes routes de Birmanie, de Meng-Hua-Ting et de Yun-Nan-Sen. Pour tous les articles nécessaires aux caravanes, c’est à Chia-Kouan plutôt qu’à Ta-Li qu’on droit s’approvisionner.

Après les repas, nous restons des heures sous le charme de la verve intarissable du bon Père Le Guilcher, qui vide pour nous son large sac d’anecdotes; quarante ans d’histoire défilent ainsi, et c’est un passionnant et souvent tragique récit que celui de la vie de ce vieux prêtre qui achève, sous un ciel d’exil, une carrière de saint et de héros. Entre autres choses, il nous parle longuement de l’expédition Garnier, qu’il eut l’honneur de guider, non sans risques, dans la ville de Ta-Li, alors occupée par les Musulmans révoltés. Lorsque le Père la rencontra, il menait depuis deux ans une rude et précaire existence, changeant à chaque instant de résidence avec ses chrétiens, et fuyant tour à tour, dans un pays dévasté par la guerre, les armées des Impériaux et celles des Musulmans. On comprend à quel point il était tenu de ménager les deux partis. Aussi les Chinois faillirent-ils plus tard lui faire payer cher le service rendu à Garnier; on sait d’ailleurs que le Sultan fit refuser à celui-ci, sans vouloir lui donner d’audience, la permission, qu’il sollicitait, de pousser jusqu’au Mékong. Le Père, seul reçu, conserve encore un mauvais souvenir des instants qu’il passa auprès du chef des révoltés. Celui-ci avait précisément fait mettre à mort trois Birmans qui, venus à Ta-Li, pour lui fabriquer des canons et des bombes, s’étaient montrés incapables d’exécuter ses commandes. Rappelant au Père cette exécution dont il se vantait, le Sultan lui dit : “Que les étrangers que tu as guidés retournent d’où ils viennent; ne craignent-ils pas que je leur fasse subir le même sort ?”Garnier et ses compagnons à qui l’on n’avait pas permis de camper dans l’intérieur des murs, passèrent la nuit à faire le quart, armés et se gardant contre une attaque qui eût pu se produire d’un moment à l’autre.

C’est en 1872, après une guerre longue et meurtrière, que l’armée Impériale, commandée par le général lan-U-Ko entra dans Ta-Li; las de lutter et découragés, deux généraux du Sultan, lan-Ta-Sen et Tong-Fei-Long, se décidèrent à livrer leur maître. La veille de la prise de la ville, lan-Ta-Sen se rencontra avec lan-U-Ko près de Chan-Kouan; dans cette entrevue, les conditions suivantes furent arrêtées: la porte nord serait ouverte par lui en même temps que Tong-Fei-Long ouvrirait celle du sud; tous les Musulmans, sauf le Sultan, auraient la vie sauve. lan-U-Ko en donna sa parole. Le lendemain, un semblant de siège eut lieu, mais, les portes ayant été ouvertes à l’heure convenue, et les murailles désertées par les défenseurs, les Chinois entrèrent presque sans coup férir dans cette place, qui, sans la trahison, eût pu tenir encore pendant des années. Le Sultan, se voyant trahi, pris du poison et tomba presque mourant aux mains de lan-U-Ko, qui lui fit couper la tête.

La ville occupée, le vice-roi Tsen vint de la capitale et annonça de suite à lan-U¬Ko son intention de tout massacrer; celui-ci objectant qu’il avait promis la vie sauve aux habitants, Tsên lui répondit cette phrase, d’un idéal parfum chinois : “Tu leur as promis, c’est bien; aussi ce n’est pas toi qui les feras mourir, mais moi qui n’ai rien promis.” Par un dilettantisme de mauvaise foi, il nomma mandarins les principaux chefs musulmans, et les invita à venir recevoir leurs globules de ses propres mains. Introduits un à un sous la tente de Tsen, les malheureux furent assassinés sous ses yeux. Après le meurtre du dernier, un coup de canon fut tiré, et, à ce signal convenu, l’égorgement commença dans Ta-Li. Presque tous les Musulmans périrent, et l’on dit que le sang, coulant à flots dans les rues en pente, descendit vers le lac jusqu’au milieu de la plaine. A l’est des murs, se trouve une grande fosse où beaucoup de cadavres furent jetés, et qu’on appelle encore le Tombeau des Dix Mille, chiffre qui en dit long ! Après ces massacres, la peste éclata en ville et gagna bientôt tout l’ouest de la province où elle sévit pendant plus de vingt années; le Père nous affirme que la population de ce malheureux pays a été, à la lettre, décimée par ces deux fléaux.

On dit que Tsen eut la fin de sa vie troublée par toute sorte de remords. Dans le dernier voyage qu’il fit à Ta-Li, peu de temps avant de mourir, il donnait souvent l’ordre de coucher en rase campagne, trop agité pour pouvoir continuer; une fois arrivé, il fit dresser des autels sur toute la longueur de la Grande Rue, et trois ou quatre cents bonzes passèrent une semaine en prières pour le délivrer de ses visions.

Il y a ici une vieille chrétienne de 78 ans qui se trouvait avec le Père Terras lorsqu’en 1883 celui-ci fut assassiné, à Cha-Fou-Tsen, village des environs de Ta-Li. Un soir, une bande cerna la petite maison du Père, ne pouvant entrer, les Chinois faisaient pleuvoir des pierres dans la cour et par les fenêtres; toute la nuit le Père lutta contre eux, abandonné de presque tous ses chrétiens; seules deux vieilles femmes étaient restées près de lui et lui passaient des pierres pour répondre aux coups des assaillants. Epuisé, perdant son sang, il fut, au matin, égorgé par les bandits, qui avaient mis le feu à la maison pour réussir à entrer. Les deux chrétiennes furent percées de coups de couteau; la vieille qui est ici en reçut pour sa part 17. Laissée pour morte, elle parvient à se réfugier dans une maison voisine, puis plus tard chez le Père Le Guilcher, qui élève aujourd’hui, à ses frais, le petit-fils du principal assassin du Père Terras, tombé dans la misère’….

Enfin, chose capitale pour nous, le Père nous procure, comme interprète, un Chinois chrétien parlant et écrivant le latin. Bien que marié, père de famille et commerçant ayant pignon sur rue, Joseph (tel est son nom de chrétien) n’hésite pas à lier son sort au nôtre jusqu’à la fin de l’expédition. C’est un des plus braves garçons et des meilleurs coeurs que j’aie jamais rencontrés, et l’éducation chrétienne l’a déchinoisé à tel point qu’il nous semblera bientôt avoir un nouveau compagnon européen. Au commencement, nous nous comprenons avec difficulté, car nos souvenirs de collège sont déjà loin, et Cicéron a dû frémir dans sa tombe des barbarismes et des solécismes qui pleuvent dru comme grêle. Mais, peu à peu, notre latin sort des oubliettes où il était enfoui, et au bout de peu de jours nous nous exprimons passablement dans cette langue.

“Qui traverse le Lou-Kiang-Pa (vallée de la Salouen) doit auparavant vendre sa femme” dit un proverbe chinois.

La vallée est habitée uniquement par des Lissous, peuple tout à fait nouveau pour nous et que nous étudions avec curiosité. Grands, forts, le teint très basané, l’ail peu bridé et pas du tout arqué, l’air hardi et presque farouche, ils diffèrent totalement du type chinois et appartiennent évidemment à une grande race aborigène refoulée dans l’ouest par les conquérants.

Les Lissous sont d’habiles chasseurs, et l’estime dont un homme jouit dans sa tribu est proportionnée au nombre de boeufs sauvages qu’il a tués et dont il arbore fièrement les cornes au-dessus de la porte de sa case; ils ne voyagent jamais qu’armés jusqu’aux dents, et leurs arcs dont il empoisonnent les flèches, leurs longs sabres recourbés, les peaux durcies au soleil dont ils se servent comme cuirasses, contribuent à leur donner l’air de gens qu’un voyageur isolé n’aimerait pas à rencontrer aux coins des nombreux bois de la région. Ces bois, qui abritent en abondance des boeufs sauvages, des ours et des antilopes, sont si touffus et couvrent des pentes si raides que les Lissous sont seuls capables d’y chasser avec succès. Avant d’entreprendre leurs expéditions, ils consultent leurs sorciers pour savoir si le sort sera pour eux; puis ils partent, au nombre de 40 ou 50, et lancent sur la bête signalée des chiens courants qui sont, paraît-il, remarquablement dressés; connaissant admirablement toutes les pistes et toutes les flaques d’eau de la montagne, ils savent par où l’animal sera forcé de fuir, et, se postant à l’affût aux points favorables, le criblent de flèches au passage. Il est de règle qu’un quartier de viande soit, avant le partage, remis au village le plus voisin du terrain où la chasse s’est terminée. Les fiels d’ours, médecine très estimée, les poches à musc, et les cornes tendres de jeune cerf que les Chinois emploient comme aphrodisiaques, sont mis de côté et vendus fort cher en Chine.

Les Lissous ont une horreur profonde du fumier, qu’ils regardent comme immonde, et n’engraissent jamais leurs terres ; celles-ci s’appauvrissant rapidement, ils sont obligés de transporter leurs villages dans d’autres endroits, et de défricher de nouveaux terrains. Ce sont donc, en réalité, des nomades à longues périodes d’arrêt.

Ils sont aussi grands buveurs que grands chasseurs, deux qualités qui vont souvent ensemble, dit un méchant proverbe. Aux jours de liesse, jours fréquents, toute la population d’un village se réunit autour d’une grande cuve où bout le vin de riz fermenté; chacun remplit sa tasse de bambou et convie à boire avec soi la personne (homme ou femme) à qui il désire donner un témoignage d’amitié. Les deux buveurs, assis côte à côte, penchent la tête l’un vers l’autre de façon que les coins de leurs bouches se joignent; prenant alors la tasse, chacun par une de ses anses d’osier, ils l’approchent de leurs lèvres et la vident ensemble d’un trait. La politesse consiste à faire pencher le plus possible, la tasse côté de son partenaire, de façon à le faire boire davantage; si, après plusieurs rasades, on est arrivé à le faire rouler par terre, on s’est tout à fait galamment conduit.

Au-delà de Piaotsen, la vallée du Mékong, que nous ne cesserons de suivre désormais, est, jusqu’à Feoumoto, d’une aridité effrayante : c’est au milieu de paysages sahariens que le fleuve déroule ces courbes incessantes qui lui ont fait donner par les Chinois le non de Lan-Tsan-Kiang, ou “fleuve au cours sinueux”. A perte de vue s’allongent les croupes monotones des collines de terre rouge, que zèbrent des bandes d’une herbe jaune et calcinée; il n’y a de verdure et de fraîcheur que près du lit des torrents aux eaux claires, dont les cascades dégringolent des neiges de la grande chaîne jusqu’à la fournaise d’en bas.

Entre les 26e et 27e degrés de latitude N.; la vallée du Mékong n’est habitée que par des indigènes Lissous et Lamasjen dépendant administrativement des préfets de Ly-Kiang et d’Ouïsi, qui dans chaque village désignent un notable pour représenter leur autorité.

Ils (les Lissous) n’ont de repos que pendant l’hiver, qui leur apporte la protection de ses neiges; dès la fonte de celles-ci, les habitants des villages les plus exposés se hâtent vers les cols pour y planter, à fleur de terre, des bambous acérés que les herbes dissimulent, et qui feront aux pieds de leurs ennemis de cruelles blessures.

Tant bien que mal, nous arrivons le 4 août de Fong-Chouan, gros village entouré de rizières, dans un élargissement de la vallée dû à une double boucle du fleuve; sur l’autre rive se trouve Oueï-Ten, d’une importance à peu près égale. Il y a bien longtemps que nous n’avons traversé d’aussi grands centres : cela tombe à propos pour nos sacs de provisions, qui sonnent singulièrement creux.

Le 11, nous sommes à Into, en face de Hsiao-Ouïsi. Là nous sortons des pays inconnus pour entrer dans une région déjà explorée par les missionnaires français et le voyageur anglais Cooper. Notre exploration du Mékong est ainsi heureusement terminée, et le grand fleuve est maintenant entièrement connu, sauf entre Tsiamdo et ses sources dans une partie du Thibet qui ne peut rentrer dans le cadre de notre voyage. Hsiao-Ouïsi est la résidence d’un Père français de la Mission du Thibet; celle-ci ne comprend actuellement que la vallée du Mékong, de Oui-SI-Fou à Yerkalo, et les environs de Ta-Tsien-Lou, ville du Se-Tchouen où siège l’évêque.

Le père Tintet nous reçoit à bras ouverts; l’arrivée de compatriotes lui cause d’autant plus de joie qu’il vient de passer par une rude épreuve : depuis un an, il était à Ouisi, donnant ses soins au père Goutelle, doyen de la Mission, et, le mois dernier, celui-ci s’est éteint après une longue et cruelle agonie. L’hostilité des Chinois ayant toujours empêché la Mission de posséder à Ouïsi le moindre coin de terre, les deux Pères vivaient dans une petite salle au premier étage d’une maison de chrétiens : chapelle, confessionnal, cuisine, salle à manger, chambre à coucher, tout tenait dans quelques mètres carrés, qui diminuait encore le trou béant par où passait l’échelle servant d’escalier. De quelle trempe sont donc faites les âmes de ces hommes, pour qu’ils acceptent sans regrets de vivre, souffrir et mourir en de tels lieux !

A Halo, la route de la rive droite cesse brusquement, et nous nous trouvons en présence de hautes falaises de rochers à travers lesquelles nous ne pouvons songer à pratiquer un chemin. Il nous faut donc, de toute nécessité, traverser le Mékong pour gagner la grande route de la rive gauche : ce n’est ni sans peine ni sans danger, car les troncs d’arbres creusés servant de pirogues sont bien frêles, et les eaux d’une profondeur, d’une rapidité effrayantes. Toute chute, tout défaut de manoeuvre, entraîneraient la mort immédiate et sans secours possible. Le passage dure près de trois jours : ce n’est que grâce à une forte récompense et à l’appui d’un chef que les Lamasjen ont consenti à s’en charger, car, en cette saison des hautes eaux, nul ne traverse ordinairement le fleuve. Une fois convaincus de l’habileté des bateliers, le Prince et moi laissons à Briffaut la surveillance de la fin de l’opération, et prenons les devants pour arriver plus vite à la Mission de Tsékou. Le soir même, nous couchons à la lamaserie thibétaine de Kampou, dont les habitants, appartenant à la secte des lamas rouges qui n’est pas soumise à Lhassa, nous font un aimable accueil. La chapelle, d’architecture chinoise, est jolie et bien décorée; chaque lama a, pour lui-même et les deux disciples qu’il instruit, la jouissance d’une petite maison fort proprette et d’un jardin. Une belle forêt de pins entoure la lamaserie, qui s’élève à une grande hauteur au-dessus du Mékong, en dehors de la grande route; en face, sur l’autre rive, la vue découvre un vaste cirque de montagnes boisées, de la masse desquels jaillit çà et là quelque pic majestueux. Le site est sauvage, pittoresque, l’endroit retiré et bien choisi pour un couvent : en somme on doit vivre heureux là.

Le lendemain, nous rendons visite, en passant, au chef Mosso de Yetché, que l’on appelle le Yetché-Mokoua. II y a deux cents ans, le royaume des Mossos, avec Ly-Kiang pour capitale, s’étendait sur tout le nord-ouest du Yun-Nan et une partie du Thibet oriental. Les Thibétains prirent le Tsarong et la province de Kiang-Ka dans une guerre fameuse qui a inspiré leur principal poème héroïque, le Keser. Les Chinois, sous l’empereur Kang-Hi, se rendirent maîtres du reste. Maintenant, les Mossos, déchus et fort diminués, n’habitent plus que les vallées du Yang-Tsé-Kiang et du Mékong, entre Ly-Kiang et Tsékou; vingt à vingt-cinq chefs les gouvernent, mais les Chinois éparpillés parmi eux n’en dépendent pas et n’obéissent qu’à des mandarins de leur race qui portent le titre spécial de Ketchan. De tous ces chefs, le Yetché-Mokoua est, de beaucoup, le plus puissant. C’est un homme de trente à trente-cinq ans, grand, mince, au teint très bronzé, à la physionomie ouverte et fière. Nous savons qu’il a été d’un grand secours aux Pères de Tsékou pendant une persécution thibétaine et qu’il les a recueillis, eux et leurs chrétiens, en disant : “J’étais votre ami dans la prospérité; je dois le rester dans l’adversité”. Nous le félicitons de sa belle conduite et échangeons avec lui des présents. II insiste vivement pour que nous couchions dans sa maison qui, en réalité très confortable, est un vrai palais pour le pays.

Son pouvoir s’étend sur les sauvages Lissous et Loutsés d’une partie des vallées de la Salouen et du Kiou-Kiang, fleuve que nous reconnaîtrons plus tard être la source orientale de l’Irraouaddi. D’ici peu de jours, plus d’un million de ces indigènes viendront, comme tous les ans à l’époque du Ho-Pa-Tsié, lui porter, à raison d’un taie environ par tête, leur tribut en nature sous forme de cire, musc, poudre d’or, plantes médicinales, etc. En revanche, il leur donne à chacun un morceau de viande, un bol de riz et une tasse d’eau de vie ; quinze boeufs suffisent à peine à ces fêtes, au cours desquelles les sauvages exécutent devant lui des danses et des chants, comme pour l’adorer. Ce tribut lui constitue un revenu annuel d’environ 1’500 taëls, sur lesquels il ne paye au préfet de Ouïsi qu’une redevance de 50 taêls en signe de vasselage. Il peut, sans donner d’autre salaire que la nourriture, faire bâtir ses maisons et cultiver ses terres; de plus, il a, tous les trois ans, le droit d’aller visiter les pâturages des pays qu’il domine et de prendre un mouton dans chacun; il fait ensuite tuer tous ces animaux et les partage entre ses sujets, mais ceux-ci doivent lui donner une livre de riz par livre de viande reçue. Autrefois, les gens de la vallée du Kiou-Kiang devaient chaque année lui fournir un esclave. Actuellement cette coutume est abolie, mais, pour en conserver au moins la forme et une partie de la valeur, ils lui remettent à la place une statue en cire de la grandeur d’un enfant de douze ans.

Les Mossos s’appellent Nachis dans leur propre langue, dont les sons sont rudes et la prononciation difficile : la plupart des mots ont quatre ou cinq syllabes, à l’inverse de la langue chinoise qui est, comme on le sait, monosyllabique.

Pour compléter ces détails sur les Mossos, citons un proverbe qui donne une idée de leur fourberie et de leur astuce légendaires dans ce pays : “Il faut trois Chinois pour tromper un Thibétain, et trois Thibétains pour tromper un Mosso”.

Au delà de Gonia, nous distinguons, par-dessus les falaises de la rive droite, les trois pics du Dokerla entourés d’une superbe ceinture de glaciers; cette montagne, qui a près de 6 000 mètres de haut, est considérée comme sacrée par les Thibétains. Tous les ans, des pèlerins viennent y faire leurs dévotions; mais, d’après le cycle du Kiatsé, nous sommes dans l’année du mouton, qui est regardée comme la plus sainte; elle ne se reproduit que tous les douze ans, puisque, à l’imitation du zodiaque, il y a dans le cycle douze noms d’animaux affectés successivement à chaque année. Aussi les fidèles vont-ils affluer; déjà j’en rencontre beaucoup sur la route : ce sont ceux des provinces voisines, le Tsarong et le Kientchan; dans deux mois viendront, beaucoup plus nombreux, des gens de toutes les partie du Thibet, et même de plus loin que Lhassa, ce qui les oblige à un voyage de six mois. Le pèlerinage consiste à faire le tour du sommet en franchissant par deux cols de 4 000 mètres la grande chaîne qui sépare le Mékong de la Salouen. Il efface tous les péchés passés; les animaux porteurs de bagages qui font, à la suite de leurs maîtres, le tour du Dokerla, sont eux-mêmes déclarés tseter ou sacrés, ne peuvent être tués, et doivent être traités avec soin jusqu’à leur mort. Les pèlerins qui traversent la chaîne lorsque la saison est trop avancée sont fréquemment surpris par les neiges, perdent la route, et meurent de froid. Dès que les neiges commencent à fondre, les gens de Londjré, village voisin d’un des cols, vont fouiller la montagne pour ramasser les bijoux et les vêtements qu’ils trouvent sur les cadavres. Ce droit, analogue au “droit de bris” du moyen âgé, constitue, paraît-il, le principal revenu de la commune.

A chaque pas je trouve des signes évidents de l’extrême dévotion des Thibétains. Je ne rencontre pas un piéton qui, tout en cheminant, ne fasse tourner sans relâche son moulin à prières, et ne répète ainsi des milliers de fois la fameuse formule. “Om mané padmi oum”, que l’on peut grossièrement traduire par “Dieu, reçois ma prière”; on sait, en effet, que chaque mouvement de rotation équivaut à la diction entière des litanies inscrites sur le morceau de parchemin qui entoure l’axe; il faut toutefois tenir son esprit fixé sur des choses saintes.

Trois jours après mon départ de Tsékou, j’arrive à Atentsé, dont les toits plats, si différents des toits chinois, suffiraient à me prouver que je suis maintenant en plein Thibet. Dès mon entrée je suis insulté et menacé par un groupe de lamas, qui dansent autour de moi en poussant le cri de guerre; l’intervention du tsong¬yé, petit mandarin militaire chinois, arrive à temps pour éviter que les choses ne se gâtent complètement. Mais, pendant mon séjour, d’ailleurs court, j’ai toute la journée sous mes fenêtres une foule curieuse et malveillante qui épie le moindre de mes mouvements : il faut me barricader pour l’empêcher d’envahir mon escalier et même ma chambre.

Atentsé est un gros bourg, d’environ 2 000 habitants, situé à l’altitude élevée de 3 360 mètres, tout en haut de la vallée d’un petit affluent du Mékong. Il y fait très frais, même en cette fin d’août; par un temps superbe, j’enregistre 9 et 20 degrés comme températures minima et maxima. Malgré la petitesse de la ville, Atentsé est un centre d’échange important et un carrefour où se croisent les routes de Ta-Li, du Tsarong, de Lhassa, de Batang et de Ta-Tsien-Lou. La population est thibétaine, mais tout le commerce est entre les mains de quelques gros marchands chinois qui troquent avec grand profit les toiles bleues, le fil, le thé et le tabac de Chine contre les lainages, les peaux, la cire, le miel et le musc du Thibet. Au point de vue politique, Atentsé est sous la complète dépendance de sa lamaserie, qui renferme plus de cent moines de la secte jaune, soumise à Lhassa; c’est grâce à leur puissante hostilité que la mission catholique, pillée et incendiée en 1887, n’a pu être encore relevée, et que les indemnités accordées par le gouvernement chinois sont restées impayées.

La lamaserie d’Atentsé, qui est particulièrement riche, possède une grande partie des terres avoisinantes dont les villages lui servent un fort revenu; il faut de plus lui payer un droit pour construire une maison et ensevelir un mort, car, d’après les rites de la géomancie, l’emplacement et l’orientation de chaque maison, de chaque tombeau, doivent être déterminés par les lamas. Mais l’usure est leur principale source de profits; aussi les gens dans la misère ne s’adressent-ils à eux que lorsqu’ils ont en vain frappé à toutes les autres portes. L’intérêt exigé est de 30 pour 100 tous les dix mois : encore l’emprunteur ne touche-t-il que les neuf dixièmes de la somme prêtée sur le papier. Les lamas laissent accumuler longtemps les intérêts sans rien réclamer, puis, choisissant le moment où la situation de leur débiteur est la plus embarrassée, ils exigent alors leur dû, qui est souvent décuple de la somme réellement fournie. S’ils ne sont pas payés sur-le-champ, ils font tout vendre et se saisissent des bestiaux, des récoltes et des terrains. Riches, puissants, leur audace connaît d’autant moins de bornes qu’ils ont, à leur solde, une troupe d’hommes armés bons à toutes les besognes. Pendant notre séjour à Tsékou, les lamas d’Hampou poussent l’audace jusqu’à venir une nuit, dans un village voisin, enlever la petite fille d’un chrétien, et piller sa maison.

Il convient d’ajouter que plusieurs provinces thibétaines, bien que situées au coeur du pays, et assez éloignées les unes des autres, sont administrées directement par les kintchays et ne dépendent pas du tout de Lhassa. Enfin de grandes régions purement thibétaines, situées sur les confins de la Chine, ont été englobées dans les provinces du Yun-Nan et du Se-Tchouen, et soumises à la seule autorité de leurs vice-rois. De même que les Anglais aux Indes, les Chinois ont très bien su appliquer le principe “diviser pour régner”. Mais quel est, dira-t-on, leur intérêt à supporter les charges d’un pays qui leur coûte beaucoup et leur rapporte fort peu? Ils en ont un, et même deux, car les Chinois sont gens trop pratiques pour placer leur argent à fonds perdus. La domination du Thibet est un des principes fondamentaux de la politique impériale, parce que : 1° ce pays constitue, au delà de ses frontières, une grande “marche” la séparant du Turkestan russe et des Indes anglaises; 2° le fait de protéger le Grand Lama et d’être suzeraine du pays où celui-ci réside lui sert beaucoup à retenir dans l’obéissance ses millions de sujets de Mandchourie et de Mongolie, qui sont de fervents bouddhistes.

Neuf jours après le départ de Tsékou, nous atteignons la Salouen au village de Tionra, dans la région qu’on appelle Lou-tsé-Kiang. Bien que ce soit là le nom chinois commun à tout le cours du fleuve depuis la latitude de Ta-Li jusqu’au Thibet, on désigne particulièrement ainsi la partie du bassin de la Salouen habitée par les Loutsés. Ces indigènes, qui se nomment dans leur propre langue Mélans ou Anoogs, sont appelés par les Thibétains Ngias, ce qui veut dire imbéciles. C’est en effet un peuple très doux, mais très borné et en pleine décroissance; tour à tour opprimés par leurs voisins plus puissants, au nord les Tsaronnais, et au sud les féroces Lissous, les Loutsés finiront sans doute par disparaître complètement ou par émigrer. Leur langue diffère absolument de toutes celles des peuples voisins, et c’est bien là une race spéciale qu’il nous est actuellement impossible de rattacher à aucune des grandes races de l’Asie. Leur type n’offre rien de bien saillant, peut-être parce que dans cette vallée aux triples frontières, ils se mélangent souvent avec des Thibétains, des Lissous et même des Chinois. Nous remarquons cependant qu’ils sont, en général, de très petite taille, et voyons, même à Tionra, deux ou trois femmes qui sont de véritables naines. Une série de dix mesures, faites au hasard, leur donne 1 m 56 de hauteur moyenne. Ils sont néanmoins très vigoureux, et l’on cite chez eux des cas de longévité extraordinaire. Le Père Dubernard nous a affirmé avoir vu dernièrement à Tsékou un Loutsé chrétien mourir à l’âge de cent vingt ans. A cent dix ans, sa vue n’avait pas baissé, et il allait encore à la chasse.

Bien que nous n’ayons jamais été gâtés sous le rapport de la propreté, les Loutsés sont de beaucoup les indigènes plus sales que nous ayons jusqu’ici rencontrés. En fait de bijoux, les femmes ne possèdent guère que des bracelets et des colliers d’osier tressé. Les hommes, plus élégants, ont toujours à l’oreille droite un anneau de cuivre ou d’argent orné d’une pierre bleue au point de soudure. Leur costume se compose de deux pièces de toile, l’une serrée à la ceinture, l’autre agrafée sur l’épaule droite, enveloppant le buste. Ils ont les jambes entourées par des bandes de toile blanche, maintenues par des jarretières de laine rouge. Enfin ils portent sur le côté droit un sabre recourbé plus court que le sabre lissou, et, sur le côté gauche, un petit sac de toile blanche rayée bleu et rouge tenu en bandoulière par une écharpe recouverte de ces petites graines blanches qu’on appelle en France “larmes de Job”.

Si notre guide a vraiment fait la route, il y a en tous cas bien longtemps, car il est incapable de nous donner un renseignement précis, même de nous dire si elle est ou non muletière. Mais, hélas! nous sommes à ce sujet rapidement fixés. A une heure de la Salouen, les difficultés deviennent si grandes que nous devons nous arrêter pour que les hommes travaillent toute une journée à améliorer le sentier. Le lendemain, c’est encore pire; le chemin, d’une raideur effrayante, monte tout droit à travers de hautes herbes épaisses qui entravent la marche. Ce n’est qu’au prix d’efforts inimaginables que nous pouvons nous hisser jusqu’au haut de la côte en traînant nos animaux par la bride. Il fait presque nuit quand nous parvenons à trouver une étroite plate-forme que nous déblayons pour y installer notre tente. Là nous restons un jour, attendant que les charges restées en arrière soient apportées à dos d’homme. Quelques porteurs vont en avant déblayer la route, mais reviennent en nous la dépeignant si mauvaise, que le Prince, Briffaut et moi décidons d’aller à pied avec cinq ou six hommes à un village dont on nous a parlé. Au bout d’une demi-heure de marche, nous sommes convaincus qu’il faut renoncer définitivement à faire passer les mulets : la route est à chaque instant coupée par des rochers et des troncs t’arbres; il faut tantôt se hisser à la force des poignets, tantôt se glisser en rampant sous des groupes d’arbres énormes tombés en travers; à mesure que nous avançons, les difficultés et les dangers s’accroissent; bientôt le sentier disparaît complètement et il faut grimper de rocher en rocher. Nos faisons halte au pied d’une haute muraille qui forme la cime de la chine, et plantons notre tente tout près d’un énorme bloc de neige que les chaleurs de l’été n’ont pu réussir à fondre. Nos hommes font notre admiration : ayant grimpé aujourd’hui plus de 1100 mètres par le plus épouvantable des chemins, portant 25 à 30 kilos sur le dos, ils arrivent trempés par la sueur et la pluie, n’ayant rien pour se changer, pour s’abriter qu’une tente fort mince ouverte à tous les vents et pour tout réconfort du thé et des boulettes de tsampa, sans sel ni graisse. Pourtant, ils ne paraissent ni fatigués ni découragés, et reprennent, autour de grands feux, leurs joyeuses chansons thibétaines, sans autre souci que celui de s’empresser autour de nous dès qu’ils peuvent surprendre le moindre de nos désirs.

Il nous faut quatre jours entiers de délibérations pour obtenir du Chef Ioutsé de Tomalo onze hommes et une quinzaine de boisseaux de maïs écrasé; pas d’autres céréales dans le pays, sinon un peu de hsiao-mi, mot chinois signifiant littéralement “petit riz”, dont le goût rappelle beaucoup celui de la semoule. Ce “hsiao-mi”, cuit avec du sucre, est très bon, est à recommander comme entremets aux voyageurs en pays Loutsé. C’est tout ce que le village peut fournir : cela nous suffira jusqu’au Kiou-Kiang, mais, cette dernière vallée nous étant dépeinte comme très misérable, nous sommes inquiets du ravitaillement. Aussi renvoyons-nous à la Salouen, qui n’est qu’à un jour en descendant le long du Poula-Ho, trois de nos hommes pour aller chercher d’autres provisions qu’un petit marchand chinois, rencontré ici, s’offre à nous procurer. Le 4 octobre, nous quittons Tomalo et recommençons à grimper sous les grosses averses qui ne cessent de tomber.

En principe, les Kioutsés ne diffèrent par des Loutsés de la Salouen : c’est la même race et la même langue. Cependant beaucoup de mots, ainsi que la prononciation, sont déjà différents, et à mesure que nous avancerons dans l’ouest, cette différence s’accentuera au point qu’un de nos Thibétains, parlant un peu le loutsé, ne comprendra plus un mot de kioutsé.

Les femmes n’ont aucune coiffure, et leurs cheveux, qui ne sont presque jamais coupés, leur tombent jusque sur les yeux, elles portent, avec encore plus de profusion que les Loutsées, des colliers de pierres de couleur et de petits ornements en osier; leur laideur est extrême, et les tatouages bleus qu’elles se dessinent autour de la bouche et sur le bout du nez contribuent peu à les embellir, Mais que dire de leur saleté! Du jour de leur naissance à celui de leur mort, jamais les Kioutsés ne se lavent une seule fois, se reposant de ce soin sur les jours de pluie et les passages à gué des rivières. C’est insuffisant, car il est difficile de voir de quelle couleur est leur peau, tant sont épaisses et nombreuses les couches de crasse noire qui s’y étalent.

Malgré cette profonde misère, ils sont encore obligés de payer, en nature, un léger tribut annuel au Yetché Mokoua et à un autre petit chef Mosso des environs de Ouïsi. Il y a cinquante ans que ce tribut leur fut imposé par le Yetché Mokoua qui vint du Mékong faire la guerre à ce pays, autrefois complètement libre.

Le jour même de notre arrivée, nous recevons la visite du Nierba (collecteur d’impôts) du Yetché Mokoua. C’est une heureuse chance pour nous qu’il se trouve dans le pays, car c’est un Lissou qui habite ordinairement près de la Salouen. Il sait qu’à notre passage à Yechté nous avons eu les meilleures relations avec son maître, et se montre en conséquence disposée à nous aider de tout son pouvoir. Celui-ci est malheureusement assez mince et surtout difficile à exercer sur une population si disséminée qu’il faut une journée de marche pour visiter cinq ou six familles. De plus, l’absence de Chefs est très gênante, car personne n’a d’autorité, personne ne peut être rendu responsable, et lorsqu’on veut obtenir quelque chose, il faut faire autant de démarches qu’il y a d’habitants. Pourtant, il réussit, avec beaucoup de patience, à nous procurer des vivres suffisants pour que nous puissions nous mettre en route.

D’après le Nierba, la vallée serait habitée par des kioutsés jusqu’à six jours de marche au nord de Tourong. Cela ne doit pas faire plus de 25 à 30 kilomètres à vol d’oiseau, d’après mon expérience des étapes et des routes de ce pays. Au delà il ne sait plus rien de précis, mais croit qu’on entre dans la province du Tsarong. Je serais cependant fort étonné qu’il eût des Thibétains dans cette partie de la vallée, qui doit être absolument inhabitable; cela me paraît d’ailleurs démontré par l’absence complète d’objets de provenance thibétaine.

Ma plus grande joie est de passer, auparavant, une heure assis près du feu, causant avec nos Thibétains et vivant un peu de la vie de ces braves gens; depuis le départ, malgré les fatigues de la route, ils n’ont jamais perdu leur gaieté et leur bon rire; ce sont de vrais enfants, prompts à s’étonner, faciles à amuser, parfois sujets à la colère, mais ne connaissant pas la rancune; à chaque instant, devant toute chose nouvelle pour eux, ils manifestent leur admiration par l’interjection alé, en appuyant longuement sur les deux syllabes. Ils sont trop bons les uns pour les autres, s’empressent autour de quiconque est fatigué ou malade, et partagent sans l’ombre d’égoïsme les petites trouvailles qu’ils font en route : ce sont des hommes de coeur et de dévouement, de vrais hommes de marche, aussi durs de corps qu’ils sont doux et simples de caractère. Avec eux nous n’avons formé qu’une famille, et maintenant encore j’aime comme des frères ces rudes compagnons de route, car ils nous ont rendu des services que l’argent ne peut payer.

Le lendemain, les sangsues font leur apparition; nos Thibétains, qui n’en avaient jamais vu jusqu’ici, s’en plaignent beaucoup, car ils marchent pieds et jambes nus; les Kioutsés, au contraire, y sont tellement habitués qu’ils se laissent saigner stoïquement, sans prendre même la peine de s’en débarrasser.

L’explication de l’énorme débit de l’Irraouaddi relativement à son peu de longueur est maintenant facile, étant données

1. la grande largeur de son bassin supérieur;

2. la quantité considérable de pluies qui l’arrosent, le couvrant d’une immense et inextricable forêt;

3. la découverte de ce grand massif qui doit fournir un afflux d’eau énorme au moment de la fonte des neiges.

(Le 6 janvier 1896 ils arrivent à Calcutta).