GUERRES DE L’OPIUM
En 1793, en pleine Révolution française, le roi d’Angleterre George III dépêche à Pékin une imposante ambassade. Lord Macartney, l’ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté britannique, part avec ses navires chargés de cadeaux pour le Fils du Ciel, l’empereur de Chine, l’illustre Qianlong (empereur 1736 à 1796). L’objet de cette importante expédition britannique dans l’Empire du Milieu est commercial plus que politique.
L’Angleterre achète à la Chine du thé, de la soie et de la porcelaine, Le problème est que ia Chine ne lui achète rien, les chinois n’ayant besoin de rien, pas même des cotonnades de Manchester. Macartney espère fléchir l’empereur de Chine, pour qu’il ouvre ses ports au commerce occidental.
Qianlong accepte de recevoir l’ambasideur dans son palais de Chengde (en vlandchourie, au nord de la Grande Muraille), mais le protocole chinois impose le Kotow, c’est-à-dire que le visiteur s’agenouille à trois reprises en se frappant le front sur le sol, en signe d’allégeance. Lord Macartney refuse de se comporter en vassal de l’empereur. Dès lors, le sort de l’ambassade est scellé et le noble lord est renvoyé sur son île, avec ces mots méprisants: « Nous n’avons besoin de personne. Retournez chez vous. Reprenez vos cadeaux.»
L’Angleterre imagine alors un procédé diabolique pour combler le déficit de son commerce extérieur avec la Chine. Elle va pervertir les Chinois, petits et grands, riches et moins riches, mandarins ou gens du peuple en flattant leur attrait pour l’opium, ce poison, cette «boue étrangère ». La perfide Albion va écouler en Chine l’opium qu’elle produit aux Indes, dans le golfe du Bengale. Mais ce commerce est illégal et réprimé par les autorités chinoises. Elle est donc obligée d’agir en contrebande, avec la complicité de ces mêmes autorités, le plus souvent corrompues. Elle voudrait que le commerce soit libre et que tous les ports chinois soient accessibles au commerce occidental, et pas seulement Canton, l’unique porte d’entrée ouverte aux échanges avec les étrangers. Depuis 1833, en effet, la balance com
merciale de l’Angleterre est redevenue déficitaire. Les marchands anglais — et le premier d’entre euxWilliam Jardine vont se plaindre à Londres, pressant leur gouvernement d’agir.
Et voilà qu’en avril 1839 à Canton, un commissaire incorruptible, Lin Zexu, obéissant à un édit de l’empereur Dao Guang, fait saisir plus de 20000 caisses d’opium sur des navires étrangers mouillés clans le port. Le père jésuite Léon Wieger raconte que Lin Zexu a reçu l’ordre impérial de détruire sur place la marchandise «avec apparat, au vu et au su du peuple et des Barbares afin d’intimider les uns et les autres. Lin choisit donc, au bord de la mer, un lieu bien en évidence, qu’il fit entourer d’une palissade. Tout l’opium y fut transporté, vidé dans une fosse, brassé avec de la chaux vive, puis cette masse fut jetée à l’eau, à la marée descendante, qui la porta à l’océan».
Ce faisant, Lin Zexu frappe au coeur des intérêts commerciaux britanniques. Un crime inexpiable. Les Anglais exigent le remboursement de la valeur des caisses. Pour eux, il n’est pas question que les Chinois touchent à l’opium, enfin pas de cette manière. Il fitut dire qu’à l’époque, les ventes d’opium constituent le sixième des revenus du gouvernement de l’Inde et que le commerce avec la Chine contribue pour un dixième au budget de l’Angleterre. Lin ose écrire à la toute jeune reine Victoria : « Vous interdisez strictement l’opium chez vous. Vous ne voulez pas qu’il nuise à votre pays. Pourquoi? Les produits de Chine dont les autres pays ont besoin sont innombrables. Les produits que la Chine importe sont des fantaisies dont elle peut fort bien se passer… L’opium est produit dans vos possessions indiennes. Détruisez vos plantations de pavot et remplacez-les par des cultures vivrières.»
Pour l’Angleterre, c’en est trop. À Londres, le lobby du commerce oriental se déchaîne. Lord Palmerston, secrétaire au Foreign Office, lance: « Donnons à la Chine une bonne raclée, et expliquons-nous ensuite.» En avril 1840, la guerre contre la Chine est votée aux Communes. Ce sera la première guerre dite de l’Opium, même si le mot n’est pas prononcé. Il y en aura trois, réparties sur vingt ans.
Quarante navires transportant 4 000 soldats se dirigent vers le nord de la Chine, vers Dagu, les forts du golfe du Zhili qui défendent Tientsin (Tianjin), non loin de la capitale impériale. Sous la menace, Pékin fait mine de céder, mais rien n’est acquis. Les Anglais occupent alors Canton, puis Amoy (Xiamen) et le site de Shanghai. Au printemps 1842, l’escadre britannique s’empare des îles Zhoushan (en face de Shanghai) remonte le Yangzi (le Fleuve Bleu) et menace Nankin. Les voies d’approvi¬sionnement de Pékin, via le Grand Canal, sont menacées. Le 29 août 1842, « un traité de paix perpétuelle et d’amitié » est signé à Nankin. C’est le premier épisode de la triste histoire des relations de l’Occident et de la Chine aux xix’ et xx’ siècles.
Les conditions du traité de Nankin sont très dures pour la Chine. Celui-ci ouvre à l’Angleterre (mais aussi au commerce européen et américain) quatre nouveaux ports (Amoy, Fuzhou, Ningbo et Shanghai) avec des conditions commerciales très favorables (un tarif douanier à un taux réduit) et le droit d’y installer des consulats. Mais surtout, le traité de Nankin cède à la couronne britannique l’île de Hong Kong, un des meilleurs ports naturels du monde. Une grosse indemnité de 21 millions de dollars est en outre exigée pour les dommages causés en 1839 par la destruction des caisses d’opium.
Et le commerce de l’opium? On se garde bien de le mentionner dans le traité, mais ce trafic se trouve en quelque sorte légalisé. Une brèche dans la muraille de Chine est ouverte. Les États-Unis obtiennent avec le traité de Wangxia les mêmes avantages commerciaux, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée. La France n’est pas en reste. Une ambassade française envoyée par Guizot et dirigée par Théodore de Lagrené (la première mission officielle que la France envoyait en Chine depuis Louis XIV) signe au nom du roi Louis-Philippe, en octobre 1844, le traité de commerce et de navigation de Whampoa (une petite île située à l’embouchure de la rivière des Perles à Canton). Outre les avantages concédés aux Anglais, les Français obtiennent la reconnaissance du libre exercice du culte catholique dans les cinq ports nouvellement ouverts, accompagnée d’un édit de tolérance.
Le traité de Nankin et ceux qui l’ont suivi sont les premiers des traités dits « inégaux » qui vont pendant trois quarts de siècle dépe¬cer la Chine et la priver de sa souveraineté. Un processus appelé « le partage du melon », les puissances occidentales s’appropriant sans vergogne des tranches de la Chine.
Mais les Anglais veulent toujours plus, tandis que les Chinois multiplient les tracasseries afin de limiter la portée du traité. Les prétextes ne seront pas difficiles à trouver pour justifier une nouvelle intervention étrangère en Chine.Ily d’abord le martyre d’un missionnaire cathc li que, le père Chapdelaine, en 1856 dans la pn vince du Guangxi (au sud de la Chine), qi émeut profondément l’opinion française. L’a raisonnement par le vice-roi de Canton,’ Mingchen, de l’Arrow, un lorcha (mot port gais pour désigner un grand bateau ponté) ha tant pavillon britannique, donne l’occasion ai Anglais de manifester leur mauvaise humeur.
« Aujourd’hui, la Chine s’ouvre enfin au christianisme, au commer et à l’industrie des nations occidentales… »
Tel est le point de départ de l’Arrow War guerre de l’Arrow) et de l’expédition de 18f 1858, autrement dit de la deuxième guerre l’Opium. Le gouverneur de Hong Kong, )o Bowring, fait bombarder Canton, tandis qui population, montée par les autorités chinois incendie les factoreries étrangères. C’est guerre avec la Chine. Le gouvernement brit nique réussit à entraîner la France dans CE opération.11nomme un ambassadeur extra dinaire, Lord Elgin, pour la mener à bien, tan que la France envoie un diplomate expé mente, avec le même titre, le baron Gr Canton est pris, Ye est fait prisonnier, les al lancent un ultimatum au gouvernement Pékin. Les forts de Dagu sont occupés et Ang et Français parviennent à Tientsin. Un traité paix est signé le 26 juin 1858. Les nations cK dentales obtiennent ce qu’elles réclamai, depuis vingt ans, le droit de résidence à Pei Dix nouveaux ports sont ouverts au comme occidental, outre ceux déjà ouverts par le tn de Nankin. De fortes indemnités sont prévi. Une clause du traité confirme aux Françai libre exercice de la religion chrétienne. Le bai Gros laisse éclater sa joie: «Je suis heureità pouvoir annoncer aujourd’hui que la Ch s’ouvre enfin au christianisme, source réelle toute civilisation, au commerce et à l’industrie nations occidentales.»
Pour les Chinois, il s’agit d’un autre tn humiliant, d’un nouveau «traité inégal». Il e cependant faire l’objet d’une ratification soli nelle, l’année suivante, en 1859, à Pékin. L simple formalité estiment Lord Elgin et le bai Gros. Le consul de France à Shanghai, M. Bourboulon, qui reprend le flambeau dip matique abandonné par le baron Gros, éc confiant, à son ministère: «Il est désormais h de doute que notre voyage à Pékin s’accomp, pacificpiernent et sans entraves.» Le 20 juin 18 les forces navales anglaises et françaises, acco pagnées des plénipotentiaires anglais et ffi çais, Frederick Bruce (frère cadet de Lord Elg et Alphonse de Bourboulon se présentent vant les forts de Dagu. Une surprise les attend.
Les Chinois ne veulent pas les laisser passer, leur interdisant de remonter le fleuve Bai he jusqu’à Tientsin. Ils proposent aux alliés de s’y rendre par terre. Refus de ces derniers, qui ne veulent pas emprunter ce qu’ils appellent «la porte de service». L’amiral Hope, le chef de l’escadre bri¬tannique (les Français, eux, n’ont qu’un seul navire de guerre) se croit capable de passer en force. Mal lui en prend. Prises sous le feu des canons chinois, les canonnières anglaises sont désemparées, leurs équipages décimés. L’amiral Hope est gravement blessé. Le bilan de cette désastreuse opération est lourd. Les Anglais ont 464 tués ou blessés et les Français ont également des morts et des blessés, dont leur commandant, Tricault. C’est «l’affront sanglant» du 25 juin.
Les alliés se retirent à Shanghai, pour délibé¬rer… À Londres comme à Paris, la nouvelle de cette défaite — la première enregistrée par des forces occidentales face à des Asiatiques — fait l’effet d’une bombe. Une expédition conjointe est décidée. Ce sera la troisième — et dernière — guerre de l’Opium. Napoléon III nomme le général Cousin-Montauban (un vieux briscard de la conquête de l’Algérie) à la tête des huit ni ille soldats français envoyés en Chine. Le comman¬dant en chef britannique est un pittoresque per¬sonnage, le général Grant, qui commande 12000 hommes, dont beaucoup venus des Indes, y compris la cavalerie. Elgin et Gros reprennent du service pour accompagner l’expédition militaire, en tant qu’ambassadeurs extraordinaires. Lord Elgin, avec sa personnalité flamboyante, sera en vérité le vrai chef de l’expédition.
Soutenue par ses canons et par la France, l’Angleterre victorienne devient le premier Etat narco-trafiquant
À Shanghai, Montauban (qui est venu par Suez) organise ses troupes et fait venir à prix d’or des chevaux du Japon pour son artillerie. Puis les deux alliés gagnent le nord de la Chine et le golfe du Zhili. Ils débarquent ensemble dans la vase de Beitang, le 1″ août, non loin des fameux forts de Dagu, dont ils s’emparent. Puis décision est prise de marcher sur Pékin. C’est là qu’intervient un des épisodes les plus dramatiques de cette cam¬pagne: une trentaine de soldats et de diplomates anglais (dont le consul britannique Harry Parkes et le diplomate Henry Loch) ainsi que des Fran¬çais, pourtant couverts par le drapeau blanc, sont capturés par la cavalerie du général en chef chi¬nois Sengge Linqin. Les alliés sont persuadés qu’ils sont tombés dans un guet-apens.
Le 19 septembre, c’est le jour de gloire pour le général Montauban qui remporte la grande bataille du pont de Palikao contre la cavalerie mandchoue. Il sera fait un peu plus tard comte de Palikao par Napoléon III. La route de Pékin est ouverte. Les alliés, qui marchent en colonnes séparées, se donnent rendez-vous au palais d’Été, leYuanming yuan, déserté par l’empe¬reur Xian feng, lequel s’est réfugié à Chengde. Mais les Anglais se perdent… Les Français se re¬trouvent seuls face aux portes du palais. Devant tant de ri¬chesses à portée de mains, la tentation est trop forte. On commence à piller dans la plus grande anarchie, à casser et sac¬cager ce qu’on ne peut empor¬ter. Montauban est incapable d’empêcher ses troupes de se servir. Les Anglais sont furieux, non pas que les Français pillent, mais qu’ils le fassent sans eux! Ils vont se rattraper. Pendant deux jours, les 7 et 8 octobre 1860, Anglais et Français pillent allégrement le Yuan ming yuan. Le général Montauban choisit les merveilles destinées à l’em¬pereur Napoléon 111. La plu¬part iront orner le Musée chinois de l’Impératrice Eugé¬nie, au château de Fontaine¬bleau, où ces objets sont encore. D’autres trésors se retrouveront dans différents musées (Guimet) et à la Bibliothèque nationale, pour les estampes. Côté an¬glais, le pillage est systéma¬tique, organisé. Beaucoup de ces objets sont visibles dans les vitrines du British Museum et du Victoria & Albert Museum, à Londres.
Les otages survivants sont rendus en piteux état; une moitié d’entre eux sont morts après avoir été torturés. En représailles, quelques jours plus tard, les 18 et 19 octobre, le chef du corps expéditionnaire anglais, Lord Elgin — qui a de qui tenir, puisqu’il est le fils du célèbre pilleur des marbres de l’Acropole — fait incendier les deux cents édifices qui constituent le palais d’Été — dont les fameux palais européens, construits en marbre par l’empereur Qianlong. Et cela malgré l’opposition formelle des Français, Gros et Montauban, à cette «vaine vengeance ». C’est ainsi que les « Barbares d’Oc¬cident» font disparaître le Versailles chinois, un monument magnifique, le plus beau joyau de la Chine, lequel abritait une partie de l’histoire de l’Asie, avec un nombre considérable de livres précieux et d’oeuvres d’art inestimables. Il s’en est aussi fallu de peu que la Cité interdite de Pékin ne subisse le même sort…
Les pourparlers de paix commencent alors avec le prince Gong, demi-frère de l’empereur. Le 24 octobre 1860, le traité de paix de Pékin est signé par le prince Gong et Lord Elgin pour les Anglais et le lendemain par le baron Gros pour les Français. Ce traité reprend les termes de celui conclu à Tientsin deux ans aupara-vant, avec cependant une indem¬nité beaucoup plus lourde. Les Anglais, qui occupaient déjà l’île de Hong Kong obtiennent en plus la pointe de Kowloon, sur le continent.
Sur le plan militaire, l’expédition anglo -française de 1860 est un succès. Elle avait pour objectif politique de contraindre la Chine à s’ouvrir davantage au monde, c’est-à-dire au commerce occidental. Pour les Anglais, cela signifiait surtout la liberté de pratiquer le commerce de l’opium.
On peut dire — au risque de choquer — que l’Angleterre du XIX°siècle, celle de la reine Victoria, fut le premier État narcotrafiquant au monde. Les Français nourrissaient, en ce qui les concerne, une ambition bien différente: évangéliser la Chine, en y envoyant des missions catholiques. Avec la signature du traité de Pékin et l’ouverture de onze nou¬veaux ports au commerce euro¬péen, le but est atteint. Mais en France, le sac du palais d’Été provoque l’indignation des opposants à l’Empire. Les pamphlétaires se déchaînent, Victor Hugo en tête qui, dans une admirable lettre en date du 25 novembre 1861, écrite depuis son exil de Guernesey, condamne l’expédition de Chine et fustige ceux qu’il appelle les « deux bandits», la France et l’Angleterre.
Les conséquences de cette expédition seront considérables pour la Chine, qui a perdu une partie de sa souveraineté. En croyant punir l’em¬pereur en incendiant son palais, Lord Elgin a gravement offensé son peuple. Le traumatisme causé par cet acte de vandalisme inqualifiable sera immense pour les Chinois des générations à venir. Aujourd’hui encore, il n’est pas un éco¬lier chinois qui ne connaisse la fin tragique du Yuanming yuan, au terme de cette troisième guerre de l’Opium. Le souvenir de cette catas¬trophe reste dans toutes les mémoires. Et les diri¬geants chinois, parfois tentés de faire vibrer la corde nationaliste de leur peuple, s’entendent à en ranimer la flamme. Quant aux guerres de l’Opium, les nationalistes chinois du xxesiècle, de Sun Yat-sen à Tchang Kaï-chek, ils n’auront de cesse de vouloir en effacer les effets, c’est-à- dire les «traités inégaux ».
Article de Bernard BRIZAY (auteur de « Le sac du palais d’Eté » – Le Rocher) paru dans « La Nouvelle Revue d’Histoire N°19 (juillet-août 2005) avec l’aimable autorisation de son auteur dmc