Le dernier évêque européen de Dali (Tali)
Quand on m’avait parlé de chanoines qui étaient passés quelques semaines auparavant, et revenaient aujourd’hui, je me les représentais comme deux prêtres d’âge respectable, sévères, avec la barrette ornée d’un pompon violet. Or les deux que je voyais là étaient jeunes, souriants, ils n’avaient pas de barrette mais seulement des skis arrimés au-dessus des charges portées par les mules.
Tous deux venaient d’accomplir leur première mission vers le Thibet, c’est-à-dire d’explorer les conditions dans lesquelles la congrégation des chanoines réguliers du Saint-Bernard pourrait établir une oeuvre d’évangélisation, sinon en plein Thibet, du moins aux portes du pays interdit, pour répondre à la demande de Mgr de Guébriant, Supérieur des Missions étrangères de Paris, demande suggérée par le Saint-Siège.
MM. Melly et Coquoz revinrent en 1933, premiers pionniers de l’Ordre qui les envoyait. M. Melly devenait le guide et le chef de cette entreprise missionnaire. Un groupe de chrétiens se trouvait à Siao Weisi, qui semblait appeler la première fondation. Cependant c’est à Weisi, chef-lieu de la préfecture, que M. Melly décida d’établir l’oeuvre centrale, d’où l’on partirait vers l’intérieur pour établir postes de mission et refuges pour les voyageurs. Là. résidait le mandarin préfet, avec les instances administratives civiles. Il fallait dès le départ prendre pied et s’affirmer en face des autorités principales. Le choix de la base est décisif pour une mission commençante. Et Tali, où étaient les pères de Bétharram, Tali, à dix jours de marche sur la route caravanière vers Yunnanfou, fut une halte, un point d’attache où les chanoines du Saint-Bernard trouvèrent toujours un fraternel accueil et l’aide qu’ils méritaient.
Quant à moi, je pris la voie inverse. Je fus désigné, en décembre 1931, avec les Pères Trezzi et Darnaudéry, pour aller fonder la mission dans les plaines et les montagnes en bordure de la Birmanie, à quinze jours de marche de Tali, chez les Shans et les Katchins. Lors de mes visites au centre de la mission, trois en dix-huit ans, j’entendais parler des pères du Saint-Bernard, de leurs travaux, de leurs épreuves. Parmi celles-ci la plus rude avait été le retour en Europe de M. Melly épuisé, malade, presque condamné.
Je revis M. Coquoz en 1950, comme il retournait en Suisse. Mais on ne permit pas à ses compagnons, expulsés un peu plus tard, de loger dans notre maison de Tali. Je les rencontrai à Hongkong, fin juillet 1952, quand je fus moi-même «libéré»; c’était juste au moment où ils venaient d’obtenir la promesse d’une installation à Formose, qui leur donnait de réaliser leur plus cher désir, de continuer sur un autre champ d’apostolat la tâche missionnaire de congrégation du Saint-Bernard.
J’ai pu reprendre des relations, par lettres, avec M. Melly, après mon arrivée en Thaïlande. C’est pourquoi j’ai voulu le revoir, à l’occasion du congé que j’ai pris cette année. Je répondais à son invitation pressante.
A la fin de février, je venais de Rome par le nord de l’Italie. J’avais pris le train à Lugano, et traversant la Suisse un peu en diagonale, j’admirais non sans un brin d’inquiétude par moments, cette nature grandiose et tourmentée sous son manteau de neige et de silence. Le train passe sous un tunnel pour courir vers une muraille où un autre tunnel s’ouvre pour l’engloutir. J’ai vu des montagnes au Yunnan, avec les gouffres où des fleuves comme le Mékong, la Salouen ou le Fleuve Bleu, précipitent leurs flots solitaires et sauvages. Mais aucune ressemblance avec ces blanches montagnes de Suisse, sur les pentes desquelles le génie et le labeur des hommes a su créer des voies, bâtir des villes indus-trieuses, ouvrir des centres d’accueil, semer des chalets. Et je me disais que les chanoines du Saint-Bernard étaient par cette nature les mieux préparés, pour porter au Thibet l’Evangile et l’hospitalité chrétienne.
De Berne à Fribourg, le paysage s’apaise, l’air devient plus doux. Et comme j’arrive en gare de Fribourg, qui se trouve là pour égayer l’accueil? M. Melly, droit, souriant, presque tel que je l’avais vu quarante ans plus tôt: il a soixante dix-huit ans, il en paraît beaucoup moins.
Il m’attendait. Il me conduit à sa demeure, où je passerai deux jours bien agréables, coupés de promenades en cette ville célèbre dans le monde de la pensée et de la recherche Nous irons jusqu’à Berne, et il me montrera la «Curia Confederationis Helveticae» (Palais du Parlement et du Gouvernement helvétique).
Dans la conversation, les souvenirs du passé remontent et projettent leur lumière sur le présent. Weisi y occupe la première place. C’est là que M. Melly a connu les espoirs et les déboires, les privations, les fatigues, et les sollicitudes, qui entrent dans les fondements de la Mission naissante. II fallait construire, et avec quels ouvriers! Il fallait préparer, à Yerkalo, Tsechung et autres «stations», le remplacement et le relais des pères des Missions étrangères et les fondations nouvelles. Des jeunes confrères venaient renforcer peu à peu l’équipe de la première heure. L’un d’eux, le P. Tornay, paiera de sa vie le zèle et l’énergie qui l’animaient pour la défense des chrétiens et de leur foi. Car les lamas thibétains s’opposent farouchement à toute avance du christianisme.
Mais déjà, nous l’avons dit, M. Melly, qui était l’âme de cette entreprise, avait dû quitter ses compagnons et rentrer au pays natal. Il a lutté contre la mort, s’est rétabli, grâce à Dieu; pas assez pour aller rejoindre les autres missionnaires du Saint-Bernard, lorsque, chassés de Chine, ils sont allés prendre part à l’évangélisation de tribus montagnardes commencée par Mgr Vérineux, à Formose, où le régime nationaliste battu sur le continent tâchait de préserver son identité. Mais le fondateur de la mission du Saint-Bernard au Thibet n’a pas voulu, en Suisse, accepter d’autre tâche que redevenir l’un d’eux, et de se faire en Suisse leur pourvoyeur efficace et conseiller attentif; il n’a voulu consacrer ses forces qu’à les aider et servir. Il crée le Bulletin qui sera leur porte-parole et leur agent de liaison avec les amis d’Europe, et «l’Assistante Missionnaire Caroline» au coeur d’acier de M. Coquoz y fera des chroniques savoureuses. Il cherche pour eux ressources et appuis. Et tant d’autres travaux attendent le procureur dévoué d’une mission lointaine dans un contexte nouveau.
Pour finir, M. Melly, je le comprends bien aujourd’hui, témoigne que pour rester missionnaire, il faut d’abord le vouloir pour la vie, au-delà de toutes les vicissitudes et de toutes les épreuves. C’est une affaire de fidélité et de vérité.Cette rencontre de Fribourg a été pour moi une grande joie.
L. Lacoste év. de Tali
dmc