DANS LE THIBET INDEPENDANT (Goré)
Dans le Thibet indépendant 6-13 Septembre 1920 À plusieurs reprises, le Gouverneur de la province thibétaine voisine de Markhang (Bas-Khang), nous avait invité à Kiangkha, capitale de la province. Ce fut pour répondre à son aimable invitation que mon collègue, le Père V. Nussbaum et moi, entreprîmes le voyage de Yerkalo à Kiangkha, du 6 au 13 septembre 1920.
6 septembre. – Du plateau de Yerkhalo, nous descendons sur le bord du Mékong, au village de Gunra, dernier village mosso. Un peu au-dessus du village, un pont de corde reliait jadis les deux rives du Mékong appelé ici Da kio ou La kio. En 1905, les Thibétains s’étant révoltés contre la Chine, défense fut faite de le rétablir.
Depuis lors, la population de la rive droite du Mékong doit franchir le fleuve, au village de Kiatha, sous l’oeil vigilant des autorités chinoises. Nous passons dans le village de Tinechu, propriété de la lamaserie de Khangda – source d’eaux chaudes – pour arriver dans la vallée encaissée et chaude de Laguichu, nombreux arbres fruitiers : pêchers, poiriers, noyers et grenadiers. Les hameaux disséminés dans la vallée ont été détruits en 1912, par les troupes chinoises, à cause de leur participation au pillage et à l’incendie des villages des Salines.
Les ruines ne sont pas encore complètement relevées. Pour éviter d’être de nouveau pillés, à la dernière avance des troupes de Lhassa, en 1917, les habitants de la vallée demandèrent protection aux envahisseurs, s’engageant à payer un faible tribut et à fournir des corvées aux soldats thibétains : ce qui ne les empêche pas de rester sujets de la Chine et corvéables à merci. Le besset (maire) chez lequel nous prenons notre réfection vient d’achever de reconstruire sa maison. Un Angkhien débite consciencieusement ses prières devant une table basse, et l’inséparable bol de thé beurré. De Laguichu, une route conduit à la passe du Bila et de là au village du Ru, dans la vallée de Dzongun. Elle a été suivie par M. Jacques Bacot, en 1907.
Sur la rive opposée, un peu en amont de Laguichu, village de Tchrachi yongtine, dernier village dépendant de la Chine, sur la rive droite du Mékong, comme Laguichu en est le dernier village sur la rive gauche. A partir de là, il n’y a plus de route sur les bords du fleuve : des montagnes rocheuses aux flancs escarpés ferment l’horizon. On éprouve la sensation d’être arrivés au bout du monde. La montée de Dotséla n’est pas longue, mais elle est très abrupte. C’est là que l’armée thibétaine, durant les premiers mois de 1918, attendait les troupes chinoises qui ne se présentèrent point. Elles eussent du reste été écrasées, tant la position des Thibétains était forte. Cette montagne est devenue la limite (provisoire?) du Thibet indépendant. Nous pénétrons sur « la terre des esprits ». A notre gauche, un glacier brille au soleil du midi; sur les bords du torrent qui en descend, une minuscule vallée de verdure jette une note gaie dans ce gigantesque chaos. En face de nous, droit au nord, quelques terrasses suspendues sur un abîme un peu plus haut; au nord et nord-est, deux vallées ou plutôt deux ravins cultivés : Tsamdo. Nous entrons sous bois et notre route est bordée d’abricotiers sauvages. Au-dessous un torrent roule ses eaux dans la direction du Mékong dont on ne saurait soupçonner le cours, si nous ne l’avions quitté deux heures plus tôt. En pénétrant plus avant dans le ravin, nous côtoyons d’imposantes ruines : murs de terre battue que les pluies et les ans n’ont pu désagréger. Une série de ndobong (quadrilatères sur lesquels les pieux bouddhistes déposent en ex-voto des ardoises portant la sentence sacrée « 0 ma ni pé mé ong ») nous indique le voisinage du village. Il est situé à quelques dizaines de mètres au-dessus de la route. Notre maître de maison met un certain empressement à nous recevoir, mais il nous prévient que la chambre des hôtes est envahie par les puces. Qu’à cela ne tienne, le temps paraît au beau, nous coucherons sur le toit. Les hameaux des deux vallées de Tsamdo avaient, après la division des Marches Thibétaines en sous-préfectures, été rattachés à la sous-préfecture de Yentsing. A cause de la distance qui la séparait du centre de la sous-préfecture, les corvées étaient particulièrement difficiles. Ils profitèrent de la présence des troupes de Lhassa à Khiangkha pour tourner le dos à la Chine. De prime abord, ils ne gagnèrent pas au change : plus de. 300 soldats thibétains s’établirent dans la région et vécurent aux frais de la population. Actuellement il ne reste plus qu’une escouade (10 hommes). Mais que ferait la Chine, si elle réussissait par la diplomatie ou par les armes à reconquérir le pays? 7 septembre. – La nuit a été plus que fraîche sur notre toit. Dès cinq heures nous mettons le pied à l’étrier. Une demi-heure plus tard nous passons sur le dzong (forteresse) occupé par la petite troupe thibétaine. L’ascension de Lhongla est relativement douce. Au col, panorama superbe : dans la direction du nord-est plateaux à perte de vue; au-dessous de nous, forêts épaisses; au milieu de tout cela, un village, un seul, que nous n’atteindrons qu’après trois heures de route. La descente dans la forêt est aisée. Au pied de la montagne, nous ne sommes pas peu surpris de trouver quelques maisons, et une vallée bien cultivée. Nous sommes sur la rive droite de la rivière de Kiangkha, au village de Kétotines. La rivière qui vient du nord se dirige vers l’est. La vallée est étroite, l’agriculture est favorisée par l’eau de nombreux ravins, le blé et l’orge sont mûrs. Nous remontons la rivière de Kiangkha, bordée de collines boisées. A partir du Bongni la vallée s’élargit quelque peu, mais le blé et l’orge sont remplacés par des prairies. La lamaserie de Paragun est délicieusement située au milieu d’une immense pelouse. La culture reprend aux environs de Tséoundo; la vallée atteint là un kilomètre de large. La vallée est bien peuplée. Sur la colline voisine, les lamas construisent un temple; l’ancien avait été détruit par les soldats chinois. Sur le toit d’une maison voisine de la nôtre le Khong niérts’ong (intendant du gouverneur) a fixé sa tente. II est à Tséoundo, depuis quelques jours, pour régler un procès. En 1917, il était chef de la garde nationale Tsaronnaise; à deux reprises, il voulut, sans ordres, dit-on, s’emparer des Salines. Il fut battu par le commandant Yang té-sé et Mémé par son supérieur, qui a sans doute oublie cette algarade. A notre arrivée, il se hâte d’envoyer un courrier au gouverneur pour le prévenir de notre voyage. 8 septembre. – La vallée est plus large, les collines déboisées et moins hautes, nous sommes dans la région des plateaux. Nous rejoignons un cavalier tsaronnais qui se rend à Kiangkha, pour un procès. Il nous décrit la misère du peuple : d’après ses dires, les corvées sont très pénibles. Les Tsaronnais doivent, à leurs frais, se rendre fréquemment à Atuntze et en rapporter sucre, thé, toiles, etc… pour leurs maîtres. Les Chinois exigeaient aussi les corvées, mais payaient les services. Nous sommes rejoints par un groupe d’amazones qui, ornées de leurs plus beaux atours, se rendent, au galop de leurs chevaux, aux danses de Kiangkha. A huit heures trente, notre compagnon de route nous indique un rideau d’arbres. Kiangkha est blotti derrière. Sur le plateau, une infinité de rats sans queue se chauffent au soleil. Ils ont littéralement creusé le sol. Nous passons devant le camp thibétain qui paraît abandonné. La ville? de Kiangkha dans laquelle nous faisons notre entrée se compose d’une unique rue assez large, bordée de maisons basses. Au milieu du village, deux maisons dominent : la lamaserie Eulségun et le dzong (palais!) du gouverneur, Dans ce vaste bâtiment, ancienne résidence du sous-préfet chinois, le gouverneur nous a fait préparer une chambre. Son homme d’affaires nous y reçoit, le gouverneur est très occupé : il doit assister à la comédie qui durera tout le jour. Sur ces entrefaites, une sonnerie anglaise nous avertit que le gouverneur quitte sa résidence, la lamaserie voisine (comme il a l’intention de reconstruire son palais, il s’est transporté à la lamaserie). L’escorte du gouverneur se compose d’une vingtaine de soldats, habillés à l’européenne, bourgeron et pantalon de toile jaune, brodequins et molletières, le couvre-chef est de même matière que le vêtement. Derrière eux, quatre gardes habillés de velours rouge, puis viennent le gouverneur à cheval, sa femme, dont la monture est conduite par deux valets, les officiers (Kouts’aub) et le personnel de la maison du gouverneur. Cette cavalcade, suivie de toute la population, qui se tient respectueusement à distance, se rend dans l’enceinte réservée à la comédie. Nous profitons de la liberté dont nous jouissons pour faire notre tour de ville, c’est vite fait. Le village ne compte qu’une trentaine de maisons, reconstruites par les corvéables en 1918, après la capitulation de la troupe chinoise . Quand les soldats chinois apprirent l’avance des troupes de Lhassa, ils brûlèrent le village et se retirèrent dans la lamaserie et le « dzong ». Sur l’emplacement de la pagode chinoise vouée au dieu de la guerre, Kouan-ti, le gouverneur a construit un petit chalet. Le dieu protecteur de la cité (Tch’eng Kouang) n’a pas reçu plus d’égards que Kouan-ti et son temple est démoli. En dehors du village, deux enceintes murées et entourées d’arbres, ceux que nous apercevions ce matin, sont propriétés du gouverneur et de la lamaserie. La lamaserie se compose d’une vaste cour centrale dont le fond est occupé par le temple; un artiste a abandonné une statue de terre glaise inachevée. La lamaserie est vide tout comme le village, lamas et laïques sont à la comédie. Notre domestique s’est mis à la recherche du Père Renou; l’opération est aisée, tout le monde à Kiangkha sait où reposent les restes du « Chinois de Bonga ». C’est ainsi qu’on appelle, le fondateur de la Mission catholique du Thibet. Nous nous rendons nous-mêmes dans le ravin indiqué : il répond parfaitement aux indications laissées par nos missionnaires. Le tertre qui contient les ossements du défunt est effondré. Ce tertre abandonné depuis cinquante-cinq ans a été respecté des lamas eux-mêmes. En rentrant au village, notre attention se porte sur un trapèze auquel sont appendus deux fouets. Un Chinois qui rôdait autour de nous et ne cherchait qu’une occasion d’entrer en conversation, nous en explique l’usage. Il sert, nous dit-il, à attacher les coupables condamnés à la flagellation. Ceux qui reçoivent ce châtiment, sont suspendus nus au trapèze, et les bourreaux les fustigent sans répit. Et pendant que nous regagnions notre domicile, notre Chinois s’étend sur ce sujet avec une certaine complaisance. A la porte d’entrée du « dzong » nous n’avions pas encore remarqué quelques paires de mains suspendues à une colonne extérieure. Notre cicérone qui nous les indique nous déclara que depuis son entrée en charge, le gouverneur a ordonné bon nombre d’amputations. Les opérateurs étirent bien la peau qu’ils lient fortement au-dessus du membre à amputer, et à l’aide d’un sabre tranchent ou scient. Ordinairement les parents et amis du supplicié sont autorisés à lui donner leurs soins. Ils ramènent la peau sur la plaie et plongent le moignon dans de la graisse d’agneau bouillante, pour arrêter l’hémorragie. Ce supplice serait préféré à celui de la flagellation. Par respect de la morale bouddhique, sans doute, la peine capitale est rarement infligée; si quelqu’un est jugé indigne de vivre, il est cousu vivant dans une peau de yak et jeté au fleuve. Toujours suivis de notre Chinois, nous montons sur la terrasse de la maison. Il nous donne d’intéressants détails sur la région. Au nord est le village de Diangkha, d’où les Chinois ont fait Kiangkha. Le village où nous sommes s’appelle Gartok. Après la conquête de Yo Kong-ye, dans les premières années du xvme siècle, le camp chinois se trouvait à Dianghka. Les Chinois n’occupèrent Gartok que longtemps après, pour protéger soi-disant le gouverneur thibétain, auquel ils avaient donné le titre de commandant (in kouan), mais plus probablement pour le surveiller de plus près. Cette entrée en matière amène notre homme à nous donner son « curriculum vitae ». Sous l’empire, il faisait partie de la troupe chinoise et avait pris femme dans la région. Depuis l’avènement de la République, il a repris son ancien métier de tailleur et a rempli tour à tour le rôle d’interprète au prétoire chinois et au « dzong » thibétain. Jusqu’à présent, il a été assez habile pour se faire accepter dans le camp vainqueur. Il a été témoin de la prise de Kianghka par les Thibétains, en 1912, de la destruction du village par les Chinois, à leur retour de Batang qu’ils avaient débloqué, et plus récemment, en 1918, .de la capitulation de ses compatriotes. D’après lui, lors de l’avance thibétaine, il ne restait que quelques dizaines de soldats chinois dans la citadelle, le gros de la troupe s’était porté au secours de Tchraya, laissant femmes et enfants à Kiangkha. Quand les Thibétains se présentèrent, les femmes, par leurs supplications et leurs larmes attendrirent leurs maris et protecteurs, qui se rendirent. Les femmes furent autorisées à suivre leurs maris en Chine, par les Indes, ou à rentrer dans leur famille. Bon nombre d’entre elles préférèrent vivre en la compagnie des soldats de Lhassa. Le Chinois, mis en verve, nous dépeint les horreurs du régime thibétain Au fond pourtant, il ne désire pas trop le retour de ses compatriotes : une nouvelle volte-face ne serait peut-être pas prise au sérieux par les autorités chinoises! Un corvéable, mis à notre disposition, enhardi par les confidences de l’interprète, nous assure qu’il doit rester six mois par an, à Gartok, en service commandé. De notre toit, nous avons une vue superbe sur la prairie et les collines voisines, vers le nord, route de Tchraya, un peu vers l’est, route de Saguen. Au sommet des collines, les Chinois avaient établi des postes de défense; les pierres en ont été entassées, surmontées de drapeaux superstitieux; elles témoignent maintenant de l’esprit pacifique et religieux des Thibétains. La nuit nous surprend devant ce tableau. Le gouverneur et son escorte rentrent à la lamaserie dans le même apparat qu’ils en étaient sortis le matin. La femme du gouverneur thibétain de Lhassa porte un diadème triangulaire, à la hase duquel les cheveux se divisent en deux tresses. Vers neuf heures, couvre-feu, sonnerie anglaise. Le silence se fait autour de nous, un héraut crie quelques avertissements. 9 septembre. – Le gouverneur passe directement de la lamaserie dans le dzong par une porte dérobée et nous vient faire visite. C’est un homme d’une quarantaine d’années, de taille au-dessus de la moyenne. Il est vêtu à la chinoise : botte de velours, robe et gilet de soie. Sa conversation est aisée, il paraît enchanté de faire notre connaissance. L’heure de se rendre à la comédie est proche, il nous quitte en nous invitant à le venir rejoindre sous sa tente. Après son départ, les officiers du camp se présentent à leur tour. Ils sont originaires de la région de Lhassa, comme le gouverneur du reste. Ils vantent la beauté et la richesse de leur pays et se trouvent dépaysés dans cette misérable province de Khang. Le titre du gouverneur du Mar Khang (Bas Khang) est t’iguié, (maître du sceau). Ses sujets le désignent sous le nom de Chi khiaub, titre réservé aux officiers supérieurs de Lhassa. Son gouvernement s’étend sur le Sodé, nom qui rappelle l’origine mongole de la population de Kiangkha, le Tsarong et le Dzayul. Le Sodé est administré directement par le gouverneur assisté de 9 chefs subalternes. Le Tsarong et le Dzayul sont divisés en quatre sous-préfectures. Le gouverneur Néchiépa (c’est son nom) cumule toutes les fonctions d’administrateur, juge et collecteur d’impôts. La population totale du Bas Khang serait de 6 000 familles, dont 1 500 corvéables. Les autres sont fermières du gouverneur, de ses subalternes, des lamaseries et de riches tributaires. En principe, la terre appartient au gouvernement. Elle ne peut être vendue, mais seulement louée, moyennant la charge de l’impôt et de la corvée. Les terrains transmis aux lamaseries pour oeuvres pies, aux chefs, à l’occasion de services exceptionnels, sont seuls exempts de corvée et d’impôt. Un lama déjà ivre, il est neuf heures du matin, vient nous inviter à nous rendre à la comédie. Il prétend qu’après les danses, ce qu’il y a de plus intéressant à voir, ce sont les toilettes. Ce lama, bon vivant, nous raconte “qu’il a depuis de longues années quitté la lamaserie. Il était jadis au service du gouverneur, et se retira sur le territoire de Lhassa, après la conquête chinoise. Il n’est rentré à Gartok que depuis deux ans, bat la caisse et brùle l’encens, au bénéfice du T’iguié, comme par le passé. Le gouverneur nous envoie chercher. Nous nous rendons à son invitation. Tout Gartok est là, autour d’une dizaine d’acteurs masqués dont les spectateurs ne paraissent pas se préoccuper. Un arlequin qui gambade autour d’eux et les interpelle, les amuse bien davantage. Le gouverneur nous reçoit sous sa tente, il a fait dresser une table et nous y sert une collation copieusement arrosée de thé beurré. Les contorsions et les chants inintelligibles des acteurs, malgré les explications de notre hôte, ne nous intéressent que médiocrement, et nous prenons congé du gouverneur. En quittant l’enceinte de la comédie, nous passons devant les tentes de la femme du gouverneur, des lamas grands et petits, qui constituent l’orchestre, des officiers et des soldats du camp. La plèbe s’entasse entre les tentes. Notre sortie est le signal du départ d’un bon nombre de spectateurs qui s’en vont faire la dînette sur l’herbe. Alors les réflexions du lama nous reviennent à l’esprit. Les femmes sont revêtues de leurs habits de fête, amples vêtements de drap gris ou rouge, bottes de laine multicolore, pesantes boucles d’oreilles retenues par des chaînettes, tresse qui traîne à terre ornée d’une rangée de turquoises. Enroulée autour de la tête, cette rangée de turquoises forme couronnée. 10 septembre. – Nous avons décidé de partir aujourd’hui. Nous aurions voulu rentrer par la route des bords du Mékong, mais elle n’est pas praticable pour nos mulets. Nous rentrerons par le village de Lhamdun, ce qui nous permettra de voir le camp thibétain le plus rapproché de la Chine. Avant de partir, nous allons remercier le gouverneur de son aimable réception. Après les remerciements d’usage, nous lui demandons s’il autoriserait un de nos compatriotes établi à Atuntze, à faire le commerce de laine sur son territoire. Il nous répond évasivement qu’il ne s’opposera pas au commerce, mais qu’il ne peut assurer protection aux commerçants. Chaque jour, vols et brigandages se commettent sur son domaine, notamment aux Saguen. La proximité de la frontière chinoise permet aux coupables de se soustraire aux poursuites. Nous amenons la conversation sur Lhassa. Il nous parle de l’engouement de la jeunesse pour l’étude de l’anglais, des bonnes relations de son gouvernement avec celui des Indes, du commerce. etc… Actuellement le chef du gouvernement temporel, qu’il décore du titre de Bougna (empereur) autrefois réservé à l’empereur de Chine, et non de Guielbo, qui indique la vassalité, est Chôl•ang, successeur de Shrata, mort l’an dernier. Les quatre grands ministres ou Kalun sont le Kalun lama, dictateur de la province de Khang reconquise et désigné ordinairement sous le titre de Sa ong Khienbo, maître suprême de la terre; Ts’ arong, Hatchi et Tchiemen. Le gouverneur nous reconduit à notre chambre par la porte qu’il avait prise pour nous faire visite la veille, et nous préparons notre départ. Dès deux heures nous étions à Pola, à l’embranchement des routes de Tséoundo et Lhamdun, nous demandant si nous pourrions atteindre Cochu, avant la nuit. Un géant, le visage défiguré par la variole vient nous tirer de notre indécision, en nous offrant l’hospitalité. Nous acceptons avec d’autant plus d’empressement que notre hôte a joué en 1912 et en 1918 un rôle important dans la lutte contre la Chine. Il relève actuellement les ruines laissées par les Chinois. En 1912 il était à la tête des troupes qui incendièrent les villages des Salines et avait élu domicile à la Mission catholique, dont il a gardé un souvenir très fidèle. Après la victoire chinoise, il se retira sur la rive droite du Mékong et n’est rentré à Pola qu’après la capitulation de Kiangkha. En 1918, il se préparait de nouveau à attaquer les Salines, quand l’échec des Tsaronnais à Kiatha et l’armistice sino-tibétain l’en empêchèrent.Il nous donne des renseignements sur l’armée thibétaine d’invasion. Elle se composait de 6 nda (régiments). Chaque nda ne compte que 500 hommes divisés en 2 reu (bataillons) et 5 centuries ou gya. Au-dessous du centurion viennent les lieutenants (chieingo) et les chefs d’escouade (hyopun). Cette armée a subi de sérieuses pertes devant Louianki et Chamdo. Actuellement 3 nda occupent le Dégué, 2 autres le Sanguen et le sixième le village de Lhamdun. En cas de reprise des hostilités, les gardes nationales seraient appelées à renforcer cette armée. Le Bas Khang devrait fournir 1 500 hommes. Sous l’administration tibétaine, l’impôt foncier est plus faible que sous le régime chinois, mais les corvées ne sont pas rétribuées et la population doit fournir bois, viande, etc… aux représentants du Gouvernement de Lhassa, sans aucune compensation. 11 septembre. – Toute la journée nous faisons du sud-sud-est. Entre Pola et le village de Gochu, petite colline boisée. Au pied du versant est, ruines et terrains abandonnés. La vallée de Gochu peut compter une trentaine de maisons, ou plutôt de ruines de maisons dans lesquelles s’abritent tant bien que mal les habitants. A la sortie du village, l’ancien camp chinois n’offre plus que des murs calcinés. Nous suivons quelque temps le ruisseau qui arrose la vallée du Gochu. Il rejoint un peu plus bas la rivière de Kiangkha, au village de Bongni. Nouvelle passe et descente dans la vallée de Lhamdun, au milieu d’une forêt de sapins. Nous passons devant un superbe ndobong. La sentence sacrée est gravée sur des pierres de marbre coloriées. Nous croisons des corvéables qui poussent devant eux des yaks chargés de bois : ils doivent fournir, chaque jour, 80 charges de bois aux soldats du camp. Nous entrons dans le village, toute la population est sur les toits ou dans la rue. Un Chinois, à l’oreille coupée, nous avertit que toutes les maisons sont occupées militairement, et qu’il nous sera impossible d’y trouver un logement. En dehors du village se trouve une maison neuve et très humide, nous nous y installons pour la nuit. Nous sommes littéralement accablés de visites : soldats et femmes entrevit sans façon. Les soldats de Lhassa ne se distinguent de la population civile que par leurs bottes, leur chapeau et une paire de boucles d’oreilles (une grande et une petite). Quelques-uns d’entre eux portent encore un gilet orné de lisérés rouges. Ils sont, dit-on, près de 200, restes du régiment qui délogea les Chinois des places de Tchraya et Chamdo. Leur colonel ou ndapun est à Chamdo, l’un des deux commandants ou reupun vient de mourir. Comme nous demandions le nom du commandant de la garnison, il nous fut répondu que les chefs thibétains n’étaient désignés que par leur grade. Nous allons faire un tour dans le village, autrefois célèbre par la foire qui s’y tenait chaque année et où marchands chinois et thibétains échangeaient leurs produits. Le village est un groupe de 25 maisons, autour d’un temple inachevé. Ce temple possède une statue de pierre que la croyance populaire dit être sortie de terre, à cet endroit. La divinité qu’elle représente est connue sous le nom de Nangba Nangtzine. Sous la domination chinoise, son culte tendait à disparaître, son temple était détruit. Les pieux thibétains en ont relevé les ruines et les pèlerins y reviendront nombreux faire leurs dévotions. Dans le vestibule du temple, un groupe de soldats thibétains jettent les dés, les enjeux sont des roupies chinoises qu’ils préfèrent à leurs roupies thibétaines (valeur Otaèl 10). On nous présente un soldat chinois malade. Nous lui conseillons de se rendre à Batang, où il pourra trouver les soins que réclame son état, mais il n’ose y aller. C’est un transfuge, il craint d’être reconnu et de subir la peine que son crime mérite. Dans le groupe qui nous entoure, nous n’avons pas de peine à reconnaitre quelques autres de ses congénères, qui, comme lui, ont tourné leurs armes contre la Chine. En rentrant au logis, le voisin qu’on décore du titre pompeux de Lumbo (ambassadeur) nous invite à nous transporter chez lui et le déménagement s’opère. Ce Lumbo n’est autre que le maire du village. Il avait jadis fui devant les Chinois et s’était retiré à Lhassa d’où il est rentré à la suite de l’armée tibétaine. Les Chinois avaient confisqué ses biens et transformé sa maison en école. Le Gouvernement thibétain lui a tout restitué et il gouverne les 77 familles de la vallée. Une procession passe à notre porte, nous montons sur le toit et en suivons tous les mouvements : une bannière, un groupe de jeunes gens portant des diablotins de farine coloriée, quelques lamas, casque en tête, suivis de toute la population y compris la gent militaire. Sur la route, de temps à autre, un groupe de soldats déchargent leurs fusils. La procession s’arrête près d’une meule de paille. L’officiant, à quatre reprises, lance en l’air les grains que lui présente un servant, on allume la meule de paille et le lama y jette les diablotins après les avoir exorcisés. Pendant toute la cérémonie, grosse caisse et cymbales rendent leurs plus assourdissants « accords ». Les pieux bouddhistes rentrent au village en désordre. Les mauvais esprits sont conjurés. 12 septembre. – Nous suivons la petite rivière de Lhamdun, grossie à 500 mètres de ce village, du ruisseau de Bong longnda à l’embranchement de la route de Batang. La limite entre le Thibet et la Chine est près de là, au sommet du Lingtsinchan. Sur le versant oriental de cette montagne, se trouve le plateau de Bong. En 1918, la population du plateau fit sa soumission à l’armée thibétaine d’invasion et depuis lors lui paie un faible tribut en paille, beurre, etc.., tout en restant soumise à la Chine. Après deux heures de marche, nous sommes en vue du village de Diagnitines dont les eaux se jettent dans la rivière de Lhamdun. Il appartient à la Chine qui a conservé le territoire des anciens chefs de Batang. Entre Diagnitines et Lhamdun, la frontière sino-thibétaine est constituée par la ligne des collines orientales, contreforts du Lingtsin. A partir de Diaguitines, la frontière est à l’ouest de la rivière de Lhamdun. Nous rejoignons la route de Batang à Yerkalo. Elle est bordée de sapins et sur tout le parcours des ruines attestent que la contrée fut jadis cultivée. Le ruisseau de Ten et d’Olong court parallèlement à la rivière de Lhamdun, pour se jeter à Dzongun dans la rivière de Xiangkha. La rivière de lïiangl.ha est à cet endroit large de 25 à 30 mètres. La vallée de Dzongun est riche et bien cultivée. Jadis le sous-préfet thibétain y avait sa résidence. Après avoir franchi la rivière sur un pont de bois, nous commençons l’ascension du Iiiala. Derrière une arête de la montagne, se cache l’étroite vallée de Nhatsa, large à peine de 200 mètres, et longue de plus d’un kilomètre. Les champs en terrasses sont arrosés par un ruisseau dont les agriculteurs se disputent l’eau. Là, comme partout ailleurs dans cette région montagneuse, on ne peut cultiver que s’il y a un ruisseau à proximité. L’eau est si précieuse que durant la nuit, elle est conduite dans un bassin pour l’irrigation du lendemain. Le plateau de Ngulkhio est au sommet de la vallée. Nous sommes suivis de près dans le village par un groupe de soldats chinois qui rentrent à Yentsing avec femmes et enfants. Ces messieurs et leurs femmes indigènes, désignées communément sous le nom de « Diazama » « mangeuses de Chinois » voyagent aux frais des corvéables, qui doivent leur procurer chevaux de monture et de bât. Notre maîtresse de maison nous reçoit avec empressement et nous offre laitage, oeufs et vin d’orge. 19 septembre. – L’ascension continue, en pleine forêt. Nous remontons un torrent profondément encaissé que nous passons et repassons sur des ponts de bois mal dégrossis Au-dessus de l’épaisse forêt, d’immenses rochers se dressent vers le ciel et forment un cadre majestueux aux plateaux. Le froid commence à se faire sentir et les pasteurs qui y ont passé l’été s’apprêtent à en descendre avec leurs troupeaux de yaks et de moutons. De la passe du Kiala (4 500, d’après Bacot), nous distinguons très nettement les chaînes de montagnes qui partagent les bassins du Fleuve Bleu, du Mékong et du Salouen. Ces trois fleuves, qui se rapprochent encore davantage au sud, ne sont pas éloignés les uns des autres à vol d’oiseau, mais l’ascension des lignes de partage doit être longue et difficile. A l’ouest nous dominons les imposantes ruines de la lamaserie de Lagong. A chaque invasion, elles ont servi de rempart aux troupes de Lhassa. Nous « dégringolons » par un chemin en lacet la pente du Kiala, pour rejoindre le filet d’eau qui court dans le ravin, et nous reposer auprès d’une source d’eau minérale (Kiots’échi). A l’orée de la forêt, villages de Latatines et de Settines. Les maisons ont été incendiées en 1912, par les troupes chinoises, pour punir les habitants d’avoir logé l’ennemi. Nous entrons dans la vallée de Kiouglong, les sarrasins sont en fleur et l’avoine jaunie. La présence de la lamaserie ,de Khangda est signalée par de nombreux ndobong (obo) et khientein. Khangda est situé sur un plateau bien cultivé à 300 mètres au-dessus de la route. Au pied du plateau, un petit temple indique aux passants le chemin de la lamaserie. Les pieux bouddhistes s’y rendent à certaines époques de l’année pour jeûner, d’où son nom de temple des jeûneurs. Un couvent de femmes s’est établi dans le voisinage. En face, une maison qui ressemble à une forteresse abrite les vieux lamas qui se préparent à transmigrer. Au bas de la vallée, les majestueux rochers de Tchragouchi s’élèvent à pic à une hauteur de 200 mètres. Ce défilé constituerait une position stratégique de premier ordre. II est encombré de khientein et ndobong, élevés en l’honneur des esprits qui sont censés résider au sommet de ces rochers. Au sortir du défilé, les ruines de la lamaserie de Lagong apparaissent de nouveau, perchées comme un nid d’aigle, au-dessus du Mékong. Une demi-heure plus tard nous étions de retour à la Mission Catholique. FRANCIS GORE MEP dmc