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DECES TRAGIQUE AU THIBET INTERDIT

LE PÈRE NUSSBAUM   MEP  

La grande aventure missionnaire n’est pas close; jusqu’à la fin des temps elle ne le sera jamais : c< Allez et évangélisez toutes les nations! » A l’ordre ultime du Maître, il se trouvera des chrétiens, pleins de foi, de courage et d’esprit d’entreprise, pour obéir toujours. La tâche à accomplir ne reste-t-elle pas immense ?

Car, s’il est vrai qu’aujourd’hui le christianisme compte 500 millions de baptisés, il demeure sur la terre plus d’un milliard et demi d’âmes qui n’ont jamais entendu Le Message, qui ignorent tout de la vérité du Christ. C’est à ces hommes et ces femmes encore plongés dans les ténèbres que des milliers de missionnaires se con-sacrent; par la parole, par le témoignage de leur vie, plus encore par leur charité inépuisable, religieux et religieuses sèment le grain de l’Evangile aux quatre coins du monde, préparant pour demain de nouvelles chrétientés.

ANDRE-BURDIN-TORNAY-DUC-BONNEMIN-LATTION- etc. . .en 1938

Non, la race des Aventuriers de Dieu n’est pas éteinte ! Au contraire, leur nombre a crû grandement ces dernières années. Peut-on même énumérer seulement les congréga¬tions qui ont pour premier but de porter le Christ au monde encore païen ? Missions étrangères de Paris, Missions afri¬caines de Lyon, Picpuciens, Oblats de Marie-Immaculée, Maria¬nistes et Maristes, Passionnistes, Rédemptoristes, Pères du. Saint-Esprit, et ces missionnaires d’Afrique ou Pères Blancs que fonda le cardinal Lavigerie… Il n’est aucun grand Ordre qui n’ait aussi une branche consacrée à cette oeuvre : il y a des Jésuites missionnaires, comme il y a des Franciscains missionnaires. Les Trappistes comme les Bénédictins ont des couvents en pays lointains pour montrer aux Bouddhis¬tes d’Asie ou aux nègres ce qu’est la piété chrétienne. Et n’oublions pas non plus les Ordres de femmes, qui, dans les quatre parties du monde, Soeurs hospitalières, Soeurs ensei¬gnantes, donnent au Christ le témoignage de leur inépuisable charité.

Ainsi des hommes ou des femmes, de nos jours, courent-ils, pour l’amour du Seigneur, des aventures qui ne sont en rien moins émouvantes que celles qu’ont pu courir un saint Paul, un Raymond Lulle ou un P. de Foucauld. Il y a encore, de nos jours, des missionnaires chez les lépreux, comme le P. Damien. Il y a, dans les forêts d’Afrique, dans les jungles, des missionnaires qui vivent à peu près de la même manière que saint Isaac. Jognes, jadis, chez les Peaux-Rouges.

Les moyens nouveaux, mis à la disposition de l’homme par la technique, permettent aux apôtres du Christ d’étendre leur champ d’action, mais ne diminuent pas toujours le danger : ainsi clans les déserts du Grand Nord, au Canada, en Alaska, les missionnaires oblats, desservant par avion des paroisses grandes comme un quart de la France, risquent-ils quoti¬diennement leur vie dans des vols par moins 25°, par brouillards noirs et tempêtes de neige. Et la malice humaine continuant à s’opposer à l’effort des Porte-Parole de la lionne Nouvelle, le péril de mort vient aussi des hommes. En Asie, en Afrique, en Amérique, de nos jours, parmi nous, des héros ignorés meurent pour que l’Evangile soit porté à toute la Terre; le temps des missionnaires martyrs n’est pas achevé.

En voici un, encore presque inconnu, qui eût été sans doute bien surpris qu’on le proposât en exemple, car dans son humilité, il ne pensait rien faire que de tout. simple, au ser¬vice du Maître ; il est mort il y a moins de vingt ans…

Au coeur de l’Asie, le Thibet, grand comme quatre fois la France est, dans la majeure partie de son étendue, un plateau de plus de quatre mille mètres, accidenté de chaînes qui s’élèvent encore à trois mille mètres plus haut. Le climat y est terrible, tout ensemble polaire à cause de l’altitude est désertique car ce pays correspond, sur la terre, à la zone des steppes sans pluies. L’été, le thermomètre descend aisé-ment à zéro, l’hiver il est fréquent qu’il tombe à moins 350. Par contre, quand le soleil tape, il arrive que la chaleur dépasse 400! Les vents y sont d’une violence extrême. Vêtus de fourrures toute l’année, les habitants, des Jaunes, sont obligés de porter sur le visage une épaisse couche de graisse ou des étoffes pour n’avoir pas la peau crevassée. Seuls les fonds des vallées ont un peu de culture, l’orge, notamment, et l’on y élève des moutons à longues cornes et les yaks, sorte de buffles très velus, à la fois bêtes de somme, lai¬tières et de boucherie, la vraie richesse de ce pauvre pays.

Il n’est pas étonnant que, dans une nature pareille, les hommes — fort peu nombreux — vivent parmi les difficultés, les médiocrités, les erreurs. Le bouddhisme, en s’instal¬lant au Thibet, s’y est mêlé à tout un résidu immémorial de superstitions. Pour le Thibétain, tout est diable, force du mal, esprit dangereux; lui-même n’appelle-t-il pas son pays la terre des Esprits ? Les morts sont censés revenir et menacer les vivants. On raconte d’étranges histoires de magie, qui expliquent bien des crimes et de mystérieuses disparitions. Si, dans le clergé bouddhiste, parmi les lamas qui vivent en grands monastères, il y a des âmes droites, pures, sincè¬rement religieuses, la grande majorité est formée de gens médiocres, aussi superstitieux que le reste du peuple. Au total, quel piètre terrain pour qui voudrait y semer l’Evangile du Christ!

Pourtant, l’Eglise n’avait pas voulu désespérer de cette terre ingrate, pas plus que des autres. Si de très rares missionnaires avaient pu. tout juste pénétrer au coeur du Thibet, en voyage d’exploration, sur les bords du grand pla¬teau il n’était peut-4 tre pas impossible de planter des jalons qui permettraient, plus tard, de poursuivre la route. L’Est, en particulier, était plus accessible, le Thibet chinois — en principe soumis aux autorités de Pékin, mais en fait pres¬que indépendant. Là, le plateau n’existait guère, tout entier traversé de montagnes splendides, et haché des vallées pro-fondes où coulent, dans leur cours supérieur, les fleuves majestueux de la Chine et de l’Indochine, Yang-Tsé-Kiang, Mékong, Salouen; les parties les plus basses ne dépassent pas 1200 mètres. Les cols sont à trois ou quatre mille mètres; ce pays en dents de scie, comparé à l’Europe, paraîtrait bien peu pénétrable, mais à côté du Thibet, il semble facile. Aussi la grande porte de l’Asie, la « route du thé » suivie depuis des millénaires par les caravanes, y passe-t-elle. C’est par là que l’Eglise du Christ a entrepris l’assaut du coeur de l’Asie.

PP OUVRARD ET NUSSBAUM (MEP)

Dans la fin du XIXe siècle, les missionnaires ont com¬mencé à s’installer de-ci de-là, en Thibet chinois. En 1910 le Pape créait le Vicariat Apostolique du Kient-chang, c’est-à-dire une administration dont le chef a rang d’Evêqe, et le premier vicaire apostolique de ce district tibétain fut un homme d’une valeur exceptionnelle, Mgr de Guébriant. Sous l’énergique impulsion de ce grand apôtre, les postes de mis¬sions se multiplièrent. Les courageux pionniers du Christ qui y allèrent appartenaient à la Société des Missions Etrangères de Paris, cette grande Compagnie qui, depuis le XVII9 siè¬cle où elle naquit, a multiplié les efforts et les sacrifices à travers tout l’Extrême-Orient, cherchant surtout à former des prêtres indigènes qui pourraient, ensuite, diriger leurs frères de race. Dans les Indes, en Chine, au Japon, en Mandchourie, en Corée, on ne compte plus le bien qu’ont fait les « Misssion¬naires de la rue du Bac », comme on dit à Paris.


En 1931, la mission de Siao-Wusi, sur le cours supérieur du Mékong, était confiée au P. Nussbaum. Il y avait vingt-trois ans qu’il était là, au milieu d’une région infestée de brigands, peuplés de Thibétains et de Lolos aussi peu com¬modes les uns que les autres, vieux pionnier du Christ, vieux broussard, non pas tant par l’âge, — i1 n’avait alors pas plus de cinquante ans, — mais par l’expérience extraordinaire qu’il possédait de ce pays. C’était un homme petit, mais très ro-buste, pie ces années de mission avaient trempé comme de l’acier. Un visage aux traits calmes, encadré d’une longue barbe blonde, peu de rides, et de clairs yeux bleus d’enfant très doux. Ce qui semblait le plus merveilleux chez lui, c’était la bonne humeur, le calme courage, la confiance en la Provi¬dence. Cet homme qui, depuis plus de vingt ans, risquait quotidiennement sa vie, était aussi tranquille en sa mission au bout du monde que s’il avait été curé d’une bonne paroisse en son Alsace natale. Il avait, une fois pour toutes, sacrifié au Seigneur tout de lui, sa vie, son bonheur. son confort; pourquoi se serait-il fait du souci ?

Se représente-t-on ce que pouvait être la vie d’un anis sionnaire en cette vallée perdue du Thibet ? La mission adossée au rempart de la bourgade, formait un enclos part, entouré d’un mur crénelé, bonne précaution contre le attaques toujours possibles. Plusieurs bâtiments s’y abri• taient, dont l’un était la chapelle, l’autre le logement du Père, et le dernier une étable-magasin. Le décor naturel était beau, niais farouche : de hautes falaises rougeâtres, dominées par des chaînes couvertes de neiges éternelles, semblait incen¬dier de tous côtés la plaine, où le fleuve coulait, profond, au creux d’une gorge. Des paysans y faisaient un peu de riz, beaucoup d’orge, mais le bourg vivait surtout du passage des caravanes, dont c’était une halte sur la grand-route du Haut-Thihet.

P. NUSSBAUM VICTOR

A tant passer d’années dans ce pays, le P. Nussbaurn s’était lui-même presque fait thibétain. II en parlait couram¬ment la langue, et non seulement le thibétain, trais le chi¬nois et même le dialecte informe des Lolos; de tous ceux qui l’approchaient, il pouvait se faire comprendre sans peine, ce qui est vraiment le premier devoir d’un missionnaire. Ses vêtements étaient un compromis pittoresque entre la soutane, qu’il portait relevée d’un ceinturon, et le vêtement thibétain dont il avait adopté les bottes de cuir souple, voire les four¬rures. II vivait tout à fait à la thibétaine, et, au début, ce n’avait pas été sans mérite de sa part, car la cuisine de ce pays n’a rien qui puisse flatter nos gourmandises d’Europe… Le mets principal, un ragoût d’orge et de pois chiches, dans lequel essaie de cuire en vain une viande de conserve, tantôt dure comme du bois, tantôt avariée, ne s’arrose-t-il pas d’un bol de thé âcre, salé, où l’on fait fondre une bonne portion de beurre aussi rance que possible! La nuit, pour dormir, un bat-flanc de planches sur lequel on étendait des peaux, des couvertures épaisses mais roides et lourdes, n’avait guère de ressemblance avec ce que nous appelons un lit.

Encore ces inconforts physiques étaient-ils peu à côté des autres difficultés. Passe encore d’entendre plusieurs fois par jour, le Yang Koui-tsé, le classique Diable d’Europe dont tous les Thibétains gratifiaient les hommes à peau blanche ! Il fallait se méfier des intrigues que les lamas, par haine religieuse, fomentaient contre le missionnaire et qui, à plusieurs reprises, étaient allées jusqu’à l’assassinat. II fal¬lait, quand on avait gagné quelque brave homme à l’Evangile, l’empêcher de retomber dans ses superstitions, ses cultes idolâtriques, ses cérémonies magiques, et, tout bonnement, dans son ivrognerie et -ses mauvaises moeurs. Tous ces efforts, toute cette ténacité, tout cet héroïsme obscur pour que quelques centaines de Jaunes, hommes, femmes et enfants connaissent la vérité de Dieu et la parole du Christ! Mais ce n’est pas d’hier qu’on le sait; pour un missionnaire, la chose principale n’est pas tant d’obtenir de grands suc¬cès que de donner son témoignage, en lui faisant confiance pour le reste. Et, de ses tranquilles yeux clairs, comme un enfant, au milieu des pires difficultés, le P. Nussbaum riait.
* **
Au début de l’année 1931, donc, la région du Haut Mékong fut un peu agitée par l’arrivée d’une petite caravane et par ce qu’on racontait de ses projets. L’idée était née bien longtemps avant, dans l’esprit de Mgr de Guébriant alors que, en 1.918, vicaire apostolique du KIent-chang, il avait été sur-pris par la neige tandis qu’il faisait un voyage d’inspection dans ces montagnes thibétaines. Il avait pensé alors à ces admirables hospices que, dans les grands cols des Alpes, les voyageurs trouvent, tenus par des hommes infatigables, tou¬jours prêts à porter secours à ceux qui se trouvent en péril. Ceux que le public connaît sous le nom de Pères du Grand Saint-Bernard, et qui sont en réalité des chanoines réguliers de Martigny–en-Valais, accomplissent, dans les monta¬gnes, aidés par leurs célèbres chiens, une oeuvre de charité incomparable, sauvant des vies humaines au prix de la leur, soignant les blessés, relevant les morts que la montagne tue. Or, aux cols du Thibet, la montagne est encore bien plus meurtrière que dans les Alpes; il n’est aucune route où l’on ne trouve de squelettes humains, desséchés par le froid et le vent, des malheureux que la tempête a surpris, que la neige a ensevelis ou que les brigands ont assassinés. « Ce qu’il faudrait ici, avait pensé le grand Evêque missionnaire, ce seraient des hospices conçus dans le même esprit que celui du Grand-Saint-Bernard et de nos cols d’Europe, pour abri-ter les voyageurs. Quel bien cela ne ferait-il pas ? Quelle action bénéfique auraient ces hommes de Dieu, auprès de ceux qu’ils protégeraient, soigneraient, sauveraient!

Il n’avait pas fallu longtemps aux chanoines du Grand-Saint-Bernard, quand leur prévôt leur avait exposé cette idée, pour la juger enthousiasmante! Depuis les tunnels, l’automobile, les chasse-neige, l’avion, la montagne d’Eu¬rope est presque de tout repos; au moins, en pleine Asie, les Pères du Saint-Bernard retrouveraient l’occasion d’exercer leur vocation véritable. Quand leur Supérieur demanda des volontaires, les mains se levèrent nombreuses. Et c’est ainsi que, dans les derniers jours de novembre 1930, s’étaient embarqués à Marseille, pour un premier voyage de recon¬naissance, deux jeunes prêtres suisses, les chanoines Melly et Goquoz, chargés d’aller se rendre compte sur place des possibilités de créer, en quelque col de la route du thé, un hospice à la mode du Saint-Bernard.

CONSTRUCTION DE L’HOSPICE ET DU REFUGE à LATSA

Si entraînés qu’ils fussent à tous les sports, ces prêtres avaient à faire trajet qui n’était point de tout repos. Débarqués à Hanoi:, ils devaient d’abord prendre le chemin de fer jusqu’à Yun-Nan-Fou, après quoi commencerait pour eux la longue marche, 2500 kilomètres (ce qui fait exactement de Paris à la mer Caspienne!) et, à travers un pays mal connu, aux pistes minables, où les brigands pullulaient, où des propagandistes excitaient à la haine des chrétiens et des blancs, où les lamas bouddhistes, dès que leurs projets seraient connus, essaieraient de les entraver. En de telles con¬ditions, être missionnaire, c’est faire une série d’exploits sportifs.

Mais, après que les deux jeunes prêtres eurent déjà essuyé pas mal d’ennuis et connu diverses aventures, comme ils arrivaient à la ville chinoise de Ningyenfu, qui venait de tomber aux mains des généraux communistes en lutte con¬tre le gouvernement de Tchang-Kaz-Chek, ils virent arriver à leur rencontre un missionnaire à belle barbe blende, qui leur tendit les mains en riant : c’était le P. Nussbaum qui, averti par Mgr de Guébriant, de l’arrivée de deux chanoines du Saint-Bernard avait tout simplement fait six cents kilo-mètres de piste et de montagnes, pour leur servir de guide. Aide combien précieuse! Par sa connaissance des langues et des moeurs indigènes, par sa longue pratique du pays et de ses périls, le missionnaire éviterait au voyage de se terminer dans un accident ou un guet-apens de bandits; ce qui ne veut. pas dire pour autant que sa seule présence suffirait à le rendre commode!

Le récit de ce voyage suffirait à constituer les épisodes d’un roman d’aventure. Rien n’y manqua, en fait de pittores¬que, ni de difficultés, et il ne fallut rien de moins, aux prê¬tres du Saint-Bernard, que toute leur endurance eL leur entraînement sportif d’Alpins pour venir à bout de circonstances que l’excellent P. Nussbaum, lui, prenait avec la plus grande aisance et la plus parfaite tranquillité. La petite caravane, les trois Pères, leurs guides et serviteurs, leurs mulets, suivit des jours et des jours la piste rocailleuse, par monts et par vaux, exactement comme il en eût été au Moyen Age. Les passages des fleuves posaient particulière-ment des problèmes : tantôt il fallait embarquer les hommes sur un bac branlant, une jonque vétuste, que, malgré les rameurs et leurs hurlements rythmés, le courant déportait de deux kilomètres, tandis que les bêtes, attachées à l’esquif, suivaient à la nage; tantôt on devait s’engager sur un pré-tendu « pont » constitué par trois câbles de bambous, tendus au-dessus des eaux mugissantes, les deux cordes supérieures servant de garde-fou et la troisième remplaçant le tablier du pont ; tantôt même, au lieu de trois câbles, il n’y en avait plus qu’un, auquel on devait se confier, attaché par des cor¬delettes, les mains crispées sur une poulie qui glissait le long de la corde par-dessus l’abîme! Une de ces traversées de fleuves faillit même coûter la vie au P. Nussbaum qui, tombé à l’eau avec son cheval, fut jeté par le courant contre un pont effondré et faillit s’y écraser.

Encore cela n’était-il rien à côté des périls que les hom¬mes pouvaient faire courir, les hommes et aussi les bêtes! La nuit, il n’était pas rare qu’en plus des coutumières visites de punaises, moustiques, cafards et cancrelats, quelque ser¬pent vînt dans la chambre où l’on cherchait à prendre un repos bien gagné. Tout défilé traversé était un défi aux bri¬gands : tel ne s’appelait-il pas cc le vallon de la mort » et méri¬tait son nom ? Il arrivait aussi que le village où l’on avait fait halte fût attaqué par les brigands et qu’on vît, dans l’obscurité profonde, éclater soudain, au milieu d’un ter¬rifiant tumulte de coups de fusils et de hurlements, flamber la maison incendiée par eux.

COQUOZ-MELLY-NUSSBAUM-LATTION

Mais rien de tout cela ne refroidit le zèle des Pères ni ne ralentit leur marche. Tour à tour le Yang-Tsé-Kiang, le Mékong franchis, ayant passé des cols à 3.600 mètres de haut, les missionnaires arrivèrent en vue de la Salouen : c’était au col de Latsa que le P. Nussbaum conseillait d’établir le refuge. Très haut 3800 mètres — ce passage est suivi par de nombreuses caravanes : plus de trente mille porteurs l’utilisent chaque année. Quel bien n’y aurait-il point à faire pour la charité des Pères! Les deux prêtres suisses examinè¬rent donc soigneusement les lieux, notèrent tout ce qui serait utile pour que l’installation pût se faire sans trop de ris¬ques, puis ils rentrèrent au Grand-Saint-Bernard rendre compte à leurs Supérieurs. La création d’un hospice au col de Latsa était décidée.

Quatre ans plus tard, été 1935, les travaux ont commencé à Latsa. Un vaste espace a été déboisé, au centre du grand cirque de rochers majestueux. Une belle source assurait un ravitaillement en eau abondant. Aidés par deux laïcs qui avaient voulu partager leurs risques et leurs efforts, les cha¬noines du Saint-Bernard avaient groupé autour d’eux bon nombre d’ouvriers du pays et les fondations de l’hospice sortaient de terre. Dans toute la région on parlait de ces extraordinaires cc diables blancs d’Europe » qui venaient s’ins¬taller en ce lieu désert, en cette passe hostile où jamais qui-conque n’avait eu l’idée de s’établir, et qui, mieux est, vou¬laient y faire un couvent. Et les lamas, dans toutes les lamaseries du voisinage, considéraient cette entreprise avec une méfiance et une haine qui allèrent croissant.
Installés à Weisi, en attendant que le bâtiment du col fût logeable, les prêtres suisses y faisaient aussi du bon travail.

Une sorte de petit séminaire, fondé par eux, recevait des enfants auxquels ils inculquaient les rudiments de la civili¬sation européenne et même un peu de latin, dans l’espoir de mener quelques-uns au sacerdoce. Des conversions d’adul¬tes avaient lieu. Un second groupe de chanoines arriva sur le Haut Mékong en juillet 1936 et l’activité missionnaire augmenta encore en raison de ce renfort. La colère et la méfiance des lamas croissaient du même coup…

Cependant le P. Nussbaum n’était plus là. Puisque, main-tenant, sa chère vallée du Mékong, où il s’était dévoué près de trente ans, avait le bonheur de posséder tant d’hommes de Dieu capables de continuer et de parachever son oeuvre, il devait considérer que son travail d’Aventurier de Dieu était clos en ce lieu. Il fallait aller plus loin, là où les difficultés existaient encore, là où le danger véritable résidait…

Au-delà du Thibet chinois., vers le nord, commençait le Thi¬bet interdit, ainsi nommé parce que, depuis 1745, le pays est fermé aux Européens, et, il va de soi, très spécialement aux prêtres. C’est le Thibet sacré qu’administre le Dalaï-Lama, le grand-prêtre des lamas, qui se dit la réincarnation de Bouddha, « le Bouddha vivant ». Si les lamas du Thi¬bet chinois considéraient avec grande méfiance les agisse¬ments des missionnaires du Christ, ceux du Thibet interdit mettraient assurément tout en oeuvre pour briser leur ac¬tion. Voilà précisément ce qui tentait le doux, l’excellent P. Nussbaunm…

Son plan était simple : abandonner sa résidence de Sido-Weisi aux chanoines du Saint-Bernard qui seraient ainsi en liaison constante avec l’hospice du col et lui s’en aller en Thibet interdit, à Yerkalo, pour y travailler à semer l’Evan¬gile. A peu de distance de Yerkalo, la lamasserie de Karmda avait pour chef un homme qu’on disait violent et cruel, ennemi juré des prêtres chrétiens.

Rien ne put empêcher le P. Nussbaum de tenter son expé-rience. Il obtint de ses Supérieurs la permission nécessaire. Un chanoine de Saint-Bernard, héroïquement, le P. Tornay, demanda la permission de l’accompagner. Et les deux prê¬tres catholiques s’installèrent, en effet, dans la bourgade, au beau milieu de cette population méfiante, à quelques kilo-mètres de la lamasserie dont ils pouvaient voir les murailles et entendre sans cesse sonner les cloches et ronronner les moulins à prière. Le plus étrange, le plus admirable fut que ce coup d’audace réussit! Non seulement nul n’osa se dresser en face de ces deux hommes dont le courage impressionnait, mais la population du bourg se montra relativement pénétra¬ble au christianisme : en trois ans, il y eut trois cent cin¬quante baptêmes… Un arbre chrétien semblait donc germer et grandir en plein Thibet des lamas.

MELLY-NUSSBAUM-COQUOZ

Pourtant, le P. Nussbaum ne se faisait pas trop d’illusions… Comme tous les grands missionnaires, il pensait au martyre; il l’acceptait d’avance et même, au fond de son coeur de grand chrétien, il le souhaitait. Il se souvenait de ceux qui, avant lui, avaient mouillé de leur sang cette terre hostile. Il pensait au P. Mussot, sur qui., le 6 avril 1905, la populace, excitée par les lamas, s’était ruée, pour le dépouil¬ler de ses vêtements, le flageller au sang avant de le fusil¬ler à bout portant; au P. Soulié, exécuté d’une balle au coeur et d’une autre à la tempe, huit jours plus tard, et dont la tête avait servi d’affreux ballon à la foule. Et à ces baptisés indigènes .de Yerkalo même, qui, quelques jours plus tard, le 18 avril, avaient été massacrés tous, hommes, femmes, enfants, jusqu’au dernier. Il pensait au P. Bourdonne criblé de flèches comme un saint Sébastien, au P. Dubernard dont le supplice avait duré deux jours, traîné pieds nus sur des kilomètres, moqué et bafoué des heures et des heures par les lamas qui lui proposaient d’adopter leur foi, enfin décapité par un bourreau si maladroit que sa tête n’était. tombée qu’au troisième coup de sabre… Le dernier de la liste des martyrs avait été, en 1910, le P. Monbeig, cerné dans un défilé de la montagne et fusillé. Le dernier ? Le dernier ?…

La fureur du grand lama de Karmda atteignait son comble devant les succès des chrétiens; il venait d’envoyer au Dale-Lama une délégation pour lui demander de faire chasser tous les prêtres d’Occident, aussi bien ceux d’Yerkalo que ceux du col de Latsa, quand la guerre mondiale éclata. L’hospice atteignait alors le premier étage et à Yerkalo, les deux missionnaires continuaient à gagner des âmes au Christ avec bonheur. Quand on apprit, dans ces lointains pays, les événements d’Europe, ce fut une explosion de joie. Bientôt l’avance japonaise dans le Yunnan allait isoler les chré¬tiens ,du Haut Mékong, les livrant, de fait, à la mauvaise volonté des lamas. Les communications quasi coupées avec l’Europe, les missionnaires vécurent des années dans une situation critique, vendant des objets, des vêtements, essayant de maintenir coûte que coûte leurs groupes de jeunes chrétiens. Il avait fallu arrêter, faute d’argent, les travaux de construction de l’hospice, et les murs inachevés peu à peu allaient se délabrer sous le grand vent et les neiges. Cepen¬dant la population, dans l’ensemble, ne montrait aucune haine contre les prêtres, dont la bonté inépuisable avait conquis bien des coeurs, en même temps que leurs soins, leurs médicaments en avaient fait la Providence des malades. De jeunes chrétiens faisaient même du commerce pour aider les Pères à vivre; les mois passèrent ainsi…

MELLY-GUN AKIO (lama)-NUSSBAUM

Le grand lama de Karmda attendait son heure. Ses envoyés au Dalaï-Lama n’étaient pas revenus; peut-être étaient-ils morts en route, d’une tempête ou d’un coup de fusil de brigand. Il décida alors de profiter des circonstances et d’agir seul. Ou plutôt, pour ne pas se souiller les mains de sang, fût-il européen, il s’aboucha avec un chef de ban-dits, nominé Tehrachi, fort. connu dans la contrée pour ses innombrables méfaits. A la tête d’une troupe d’hommes sans aveux, il rançonnait les caravanes, attaquait les villages, pillait impunément; personne ne pouvait l’arrêter dans ses entre-prises. L’officier chinois qui commandait le petit poste de Weisi en savait quelque chose : parce qu’il avait tenté de s’opposer au bandit, celui-ci avait enlevé son fils et l’avait tué. Ces mœurs, dignes des pires temps du haut Moyen Age, étaient favorisées par l’anarchie totale où se trouvait le pays, dont nul ne pouvait dire s’il était encore sous contrôle chinois, ou sous domination japonaise, à moins que ce fussent les communistes qui y fissent la loi.

Le grand ennemi du lama de Karmda était le P. Nuss¬baum, dont la seule présence au Thibet interdit lui parais-sait une offense. D’ailleurs, il était plus facile à atteindre, les autres prêtres étant plus nombreux, moins isolés. Cepen¬dant, même le missionnaire d’Yerkalo n’était pas si com¬mode à faire disparaître : l’attaquer dans le bourg même, c’était risquer la bagarre avec les chrétiens du lieu. Le seul moyen était de le guetter, pendant un des voyages nom¬breux qu’il faisait, de-ci de-là, souvent fort loin, pour rendre visite à un de ses confrères ou porter la parole de Dieu à quelques groupes de baptisés.

Au début de septembre 1941, le P. Nussbaurn alla faire une retraite à Tsechung, où se trouvaient son Supérieur, le P. Goré et son ami le P. Lovey, laissant le chanoine Tornay à la garde de la mission de Yerkalo. À l’aller, un petit inci¬dent s’était bien produit : des brigands l’avaient entouré, mais il s’en était tiré avec un pourboire : ce n’étaient pas dans la maison, pillaient tout, buvaient et mangeaient. L’heure attendue était sonnée pour le Père, l’heure du martyre.

Mais on la lui fit attendre encore. En silence, dans la nuit, sans que la population terrorisée — même les chré¬tiens — ose intervenir, les bandits emmènent leurs prison¬niers, toujours liés. Le Père est sans souliers; ses chaus¬settes vite déchirées sur les cailloux, ses pieds se mettent à saigner. Où l’emmène-t-on ? Ce sentier qui descend vers l’eau, vers un moulin abandonné ? Il ne se fait aucune illu¬sion et sait que Dieu l’attend. Titubant, douloureux, il mar¬che en priant, ses yeux se levant de temps en temps vers les étoiles. Tout à coup, sans un mot, au moment où le sentier suivi arrivait au-dessus du ravin, le bandit qui surveillait le Père, le canon du fusil braqué dans son dos, tira. Un seul coup suffit; la balle entra dans l’omoplate, traversa le coeur. Le P. Nussbaum s’abattit, mort.

TOMBE P. NUSSBAUM à YERKALO EN 1999

L’un après l’autre, les bandits vinrent considérer le corps du prêtre chrétien. Puis ils rendirent la liberté aux quatre autres captifs : ce n’était qu’au Père qu’ils en voulaient. Ils disparurent. Dans l’aube, le tapage diabolique des gongs et des cloches, à la lamasserie de Karmda, criait victoire, tandis qu’un groupe de chrétiens de Pamé venait relever la sainte dépouille. L’Eglise comptait un martyr de plus; au palmarès des Aventuriers de Dieu., un nouveau nom venait de s’inscrire, un nom de héros.

Extrait tiré des “AVENTURIERS DE DIEU” – récits pour mes filleuls” de DANIEL-ROPS – La Colombe – éditions du Vieux Colombier – Paris 1961

DMC

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