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DU SANG SUR LA PISTE

Nous quittons Yerkalo, toute la population étant présente pour nous souhaiter bon voyage. Notre caravane est composée de dix hommes, de petits propriétaires, conduisant une quarantaine de bêtes. Il y a aussi un garçon de 14 ans, nommé François, un élève du Père Tornay qui retourne au Probatorium.

Le deuxième soir, nous arrivons à Pamé, reçus par le maire qui paraît très agité. Une trentaine de brigands, d’après lui, campent au-dessus du village. Nous lui faisons remarquer qu’un nouvel assassinat d’étranger dans son village ne serait pas souhaitable pour sa réputation… même pour la durée de sa vie ! Il nous assure qu’il mobilise tous les hommes valides du village pour nous protéger; ceux-ci nous protègent mais nous empêchent de dormir, discutant et chantonnant toute la nuit. Nous repartons sous bonne escorte, que nous devons changer à chaque village, pour le plus grand dam de notre bourse!

Nos anges gardiens semblent avoir une drôle d’idée de leur devoir. Le soir, lorsque nous nous arrêtons pour camper, ils rentrent tranquillement chez eux, estimant sans doute que les bandits dorment. Le quatrième jour commence fort mal: deux hommes d’un village voisin se présentent pour nous escorter. Deux grands gaillards, fierots, arrogants, presque insolents, réclamant d’emblée double paie. J’assiste alors à un événement unique. Le Père Goré – l’homme le plus doux, le plus patient, le plus agréable que je connaisse – administre à l’un des deux guerriers thibétains une gifle retentissante, à lui faire lâcher son fusil. Les deux gaillards décampent et le Père Goré me déclare que nous allons charger le Saint-Esprit de notre sécurité, dorénavant. Je vérifie tout de même si les neuf balles de mon parabellum sont bien en place.

Pour comble de malheur, hier au soir nous avons oublié de vider la grande marmite ; elle est transformée en un bloc de glace. Nous n’avons pas suffisamment de bois pour la faire fondre, donc pas moyen de préparer du thé. Le Père Goré propose alors d’aller déjeuner à Kiong.

C’est un grand village distant de guère plus de deux heures de marche. Nous nous arrêtons auprès d’un petit groupe de maisons formant une espèce de faubourg, à dix minutes du village. Nous sommes bien reçus par une famille que le Père Goré connaît depuis longtemps. Et nous nous installons pour déjeuner dans une cuisine accueil-lante. Au cours du repas, un de nos compagnons vient nous annoncer qu’un de ses ânes a mal à la patte et qu’il lui faut absolument un jour de repos.

Le Père Goré commence par refuser. Mais j’ai toujours aimé les ânes et je plaide la cause du bourricot, parce que je suis plutôt paresseux de nature et que dehors il fait très froid. On nous installe à l’étage dans une chambre réservée aux hôtes nobles. II y fait beaucoup moins bon qu’à la cuisine et on nous procure un brasero avec une petite provision de charbon de bois.

Puis la maison devient étrangement silencieuse. Je descends à la cuisine pour y trouver François qui m’explique que tout le monde est parti chez le chef du village. Au Thibet, obsèques signifient festin pour les vautours, auxquels on sert le mort coupé en morceaux, et festin pour les invités. Dans une famille aussi riche que celle du chef de Kiong, il y aura sans doute à boire et à manger en surabondance. Voilà pourquoi l’âne avait mal à la patte ! Ils n’ont pas voulu inviter le Père Goré à la beuverie et nous ont laissé François pour surveiller les bêtes et nous faire du thé. J’avoue que je me suis fait avoir… et le Père Goré se moque gentiment de moi.

Vers midi, François pénètre dans la pièce, l’air soucieux. «Sien-Sen», me dit-il, «il y a des voyageurs curieux qui sont venus à la cuisine: deux hommes qui voulaient savoir pourquoi nous n’avions pas continué aujourd’hui, si nous allions partir demain, combien d’hommes nous étions au juste, combien nous avions de fusils etc.».

— «Tu ne leur as pas demandé d’où ils étaient?»
— «Si, ils m’ont répondu qu’ils étaient du village.»
— «Mais ce n’est pas vrai, sinon ils seraient en train de boire chez le chef et ils ne se promèneraient pas avec des fusils.»
J’ai aperçu par la fenêtre une femme travaillant sur le toit d’une maison voisine. Je dis à François. «Va demander à la dame si elle les connaît, elle a dû les apercevoir.» Il revient, cette fois-ci carrément effrayé.
— «Elle m’a dit que c’étaient des brigands et qu’il fallait être prudent car ils nous attendraient certainement le long de la piste.»

Les deux hommes sont en train de manger sur le toit d’une autre maison. Après consultation avec le Père Goré, j’envoie François chercher nos compagnons. Ils sont déjà ivres, mais ont cependant gardé assez de sang froid pour pénétrer dans la maison sans être vus des étrangers.
Sans hésiter, l’un deux me dit:
— «Donne-moi ton pistolet.»
— «Pourquoi?»
— «Mais pour aller tuer les deux brigands.»

— «Mais nous ne savons pas si ce sont vraiment des brigands. La femme l’a laissé supposer, mais nous n’en sommes pas certains. Et, de plus, vous êtes chrétiens. Vous savez qu’il est défendu de tuer.»
— «Bon, si tu ne veux pas nous prêter le pistolet, nous avons nos sabres et nous prendrons des cailloux.»

Comment ont-ils fait, dans l’état où ils se trouvaient, pour monter dans la maison par l’escalier intérieur, par l’échelle plus exactement, je l’ignore! Mais de mon poste d’observation, je les vois bondir hors de la trappe comme des diables, brandissant d’une main le sabre, tenant un gros caillou de l’autre. Le plus vieux des deux brigands est le plus rapide. En quelques secondes il empoigne son fusil et saute du toit dans le vide, atterrissant dans la pente, sur la neige gelée. Il roule jusqu’au bord du talus qui conduit au fleuve du Mékong et disparaît. Sur le toit, c’est la débandade.

Le plus jeune des deux brigands a reçu un mauvais coup de sabre. Son épaisse natte de cheveux roulée autour de la tête l’a préservé d’avoir le crâne fendu. Il a le front ouvert et saigne abondamment. Celui qui l’a blessé veut à tout prix l’achever. Certains de ses camarades sont pour, d’autres contre. Le chef de la caravane — l’oncle Hala, le boîteux — l’empoigne, furieux, à bras le corps ; ils parviennent au bord du toit en luttant et tombent dans la cour de l’écurie! La chute est amortie par le fumier.

J’arrive à toute vitesse, rétablis l’ordre, confisque le fusil et amène le prisonnier au Père Goré, qui connaît le dialecte local beaucoup mieux que moi. Le blessé lui explique, ou plutôt prétend, que lui et son camarade étaient venus pour nous proposer leurs services comme gardes du corps, ce qui est évidemment un mensonge. Le Père et moi décidons que le meilleur moyen de nous débarrasser de notre prisonnier est de l’envoyer au chef Je me dirige donc vers le village, accompagné de deux hommes conduisant le blessé.

Nous n’avons pas encore parcouru la moitié du chemin lorsque nous rencontrons le fils du chef accompagné de trois hommes armés. C’est un grand jeune homme sympathique, étrangement sobre. Je lui explique la situation et il me dit : «Ce n’est pas une bonne idée que d’amener ce blessé tout ensanglanté chez nous ce soir. Il y a là des centaines d’invités, saouls comme des cochons. II peut y avoir parmi eux des parents, des amis des brigands… tu vois ce que cela donnerait… Par ailleurs, mon père ne peut pas être dérangé. Enfermez-le dans le grenier et demain matin, quand les invités seront partis, mon père guéri, (dessaoulé) nous verrons.» Et il s’en retourne, sans avoir l’air de beaucoup se préoccuper de notre sécurité. Pas plus que nos chrétiens d’ailleurs qui, après avoir enfermé le blessé dans le grenier, s’en vont fêter la victoire avec les spiritueux du chef.

François reste seul à la cuisine. Le Père Goré et moi fumons la pipe et bavardons en buvant du thé beurré. Malgré la viande grillée et la bière qu’on nous apporte, la journée me paraît interminable.

Vers dix heures du soir, François apparaît, surexcité. «Cette fois, il y en a trois», me dit-il.
«Ils sont à l’écurie. Je les ai entendus et ai soulevé la trappe pour regarder. Ils ont des torches et des fusils.» Je lui dis d’aller chercher nos compagnons et descends m’installer sur la première marche de l’escalier, le pistolet braqué. Au bout d’un moment, je les entends chuchoter à la cuisine. Ils sont donc montés de l’écurie par l’échelle intérieure. Jamais de ma vie je n’ai été aussi perplexe, car je ne sais pas quoi faire. Ce n’est pas que j’aie peur. Mon pistolet à gros calibre est bien supérieur à leurs fusils, à bout portant, et j’ai bien l’intention de protéger ma peau et celle du Père Goré, mais par ailleurs je n’ai aucune envie de tuer ni de blesser qui que ce soit, surtout pas dans le village le plus mal famé de la frontière.

Les gaillards, heureusement, ne sont pas pressés et laissent à nos mûletiers le temps d’arriver, silencieux comme des ombres, leurs bottes enlevées. L’ébriété n’a pas complètement obscurci leur esprit. Ils vont chercher le fusil conquis le matin et en chuchotant nous décidons de surprendre les trois hommes, qui ne semblent pas se douter de notre présence. Le jeune Paul, le fusil braqué à côté de moi, les autres armés de leur sabre et moi de mon pistolet, je pousse la porte et nous fonçons dans la cuisine.

Deux des hommes sont paralysés par la stupéfaction, le troisième réagit, rapidement, brave et stupide. D’une main il saisit le canon du fusil, de l’autre il dégaine le sabre. Je m’apprête à lui loger une balle dans l’épaule, mais déjà Paul a tiré la gachette. La balle fracasse le bras de l’homme, juste au-dessous du biceps et pénètre dans la poitrine de l’un de ses compagnons, légèrement en retrait. Le troisième lâche son fusil, se jette à genoux en demandant grâce et en jurant que ce sont les deux autres qui voulaient tuer les étrangers et que lui n’était venu que pour aider à porter les bagages. J’entends la voix anxieuse du Père Goré qui m’appelle par l’ouverture qui sert de cheminée à la cuisine. Je m’empresse de monter. «Qui a tiré, demande-t-il?»

Stupidement j’essaie de lui cacher la gravité de la situation.
– «Ce n’est qu’un coup de semonce», dis-je.
— «Ce n’est pas vrai, Grand Chat» dit-il. «Il y a quelqu’un qui appelait sa mère, ce ne peut être qu’un homme qui souffre ou qui va mourir.»

Alors je lui explique ce qui s’est passé et redescends pour me trouver devant un spectacle répugnant : un homme est assis sur le ventre du premier blessé, en train de lui visser le bras, en riant et en me disant: «Regarde, Sien-Sen, c’est rigolo, regarde comme on peut tourner son bras»… il n’y avait plus d’os.

Je lui envoie une bourrade qui le fait rouler de côté.

Un deuxième est en train de lui fracasser la figure avec une lourde louche en cuivre, et un troisième s’apprête à lui percer le mollet avec son poignard, dans l’échancrure de la botte. Je lâche une bordée d’injures thibétaines que je garde pour les grandes occasions, et qui les refroidit un peu. Ils m’expliquent qu’ils n’ont pas trouvé le fusil du blessé et qu’ils veulent lui faire dire où il l’a mis. Le blessé serre les dents et malgré la souffrance atroce, ne souffle mot.

Je leur demande d’allumer des torches et de fouiller la cuisine. Nous retrouvons très rapidement le fusil, jeté dans un coin sombre. J’explique à nos chrétiens que cette fois-ci la fête est terminée. Nous avons quatre fusils, nous organisons la garde.

Deux hommes veilleront sur les bêtes à l’extérieur, l’un restera à la cuisine avec les blessés et le quatrième montera à l’étage pour garder le Père et moi-même. Ils pourront se relayer de temps en temps.

Je m’installe sur mon lit pour faire le point de la situation et j’ai froid. Je demande à la sentinelle de tirer mes bottes. Je me glisse sous les couvertures et un instant plus tard m’endors profondément. Sûrement que tout le monde en fait autant, sauf les blessés et le Père Goré qui passe la nuit assis sur son lit, le chapelet à la main.

Au matin, je suis réveillé par un bruyant tumulte et une épaisse fumée noire monte le long de l’escalier. Au-dessous, des hommes sont en train d’éteindre un début d’incendie, d’autres administrent une vigoureuse raclée au propriétaire de la maison. Je parviens non sans peine à descendre et à rétablir l’ordre. Notre malheureux hôte était revenu de la fête, à peine capable de marcher droit, et avait trouvé dans sa cuisine des blessés gémissants, des flaques de sang. Il s’était mis à jurer que nous avions transformé sa maison en caravane d’assassins et qu’il n’en voulait plus. Sur quoi, il était aller chercher une grosse brassée de paille, l’avait déposée au fond de l’escalier et y avait mis le feu.

Furieux, nos mûletiers s’étaient mis à le rosser et ces cris m’avaient réveillé. Il emmène, en maugréant, sa famille dormir chez des voisins. Puis j’apprends que notre premier prisonnier avait démonté les gonds de la porte du grenier et s’était enfui. S’il a des complices dans les parages, ils sont maintenant alertés et cela peut devenir dangereux.Sur ces entrefaites, arrive le fils du chef, avec ses gardes du corps, qui me déclare que la bande est composée de treize hommes, dont neuf sont encore valides et il me prie de venir avec toute la caravane nous mettre en sécurité chez son père. ROBERT CHAPPELET