L’ABBE, L’EVEQUE ET LES AMOURS INTERDITES
L’abbé, l’évêque et les amours interdites par
Sandro Guzzi-Heeb.maître d’enseignement et de recherche en histoire à [‘Université de Lausanne
Entre volonté de répression et protection de la femme au XIXe siècle
Un beau jour du mois de juillet 1833, une jeune fille et un garçon se présentent à l’austère abbaye de Saint-Maurice, l’une des plus anciennes institutions de l’Eglise d’Occident. Ils ont fait le chemin depuis Vacheresse, petite paroisse savoyarde à quelques dizaines de kilomètres de l’abbaye et demandent à parler en urgence avec l’abbé’. Pour les deux jeunes, l’affaire est grave : elle, Julienne Targan, est enceinte d’environ quatre mois et, malheureusement pour elle, elle est encore célibataire.
Plus grave encore : lui, le « garçon », Alexis-Marie Michaud de son nom, n’est pas seulement le père de l’enfant, mais il se révèle être aussi le cousin germain de Julienne, la future mère. Les jeunes gens voudraient bien se marier — c’est du moins ce qu’ils expliquent à l’abbé. Toutefois, le droit canon interdit les mariages entre parents au deuxième degré, raison pour laquelle Alexis a considéré, dans un premier temps, n’avoir que peu d’espoir de s’unir à sa cousine.
Nous aimerions bien en savoir davantage sur les deux amants, et surtout sur Julienne ainsi que sur son destin de jeune femme. Les sources cependant, comme si souvent, sont très laconiques à cet égard et la connaissance des destins féminins des couches populaires sont largement tributaires de sources rédigées par des hommes, comme c’est le cas dans cette affaire.
Les jeunes amants sont descendus de leur village afin de se rendre à Saint-Maurice, pour permettre à la future mère d’accoucher loin des regards et des commentaires des villageois•e•s et de « sauver son honneur », du moins face à la communauté locale. C’est toutefois une tierce personne qui leur a soufflé l’idée de venir demander l’aide de l’abbé. En effet, une lettre atteste que le vicaire de leur paroisse a suggéré aux deux amants — « misérables cousins germains qui ont eu le malheur de satisfaire leurs désirs criminels 1…] » — de chercher à obtenir une dispense, afin de pouvoir s’épouser malgré leur parenté proche.
Comme souvent dans l’Eglise catholique, les règles les plus sévères peuvent en effet connaître des exceptions, surtout si l’échappatoire est facilitée par le versement de sommes d’argent plus ou moins importantes. Grâce à cette possibilité, aux XVII’ et )(Ville siècles, les unions consanguines se multiplient de façon tangible, en Valais comme dans le reste de l’Europe catholique, en dépit de l’interdiction formelle de mariage entre parents jusqu’au 4e degré’ ; et ce, d’ailleurs, non sans soulever quelques préoccupations dans la hiérarchie catholique.
Or le vicaire Buffard de Vacheresse connaît l’abbé François de Rivaz de Saint-Maurice. Dans ses lettres au prélat valaisan, il lui témoigne à plusieurs reprises son vif attachement et le prie parfois de saluer son neveu, M. Boccard. C’est donc bien le vicaire qui a conseillé aux deux jeunes « pécheurs » de se rendre à Saint-Maurice et de s’adresser au puissant abbé pour obtenir une dispense’.
Cependant, se rendre à l’étranger ne simplifie pas les choses. L’abbé de Saint-Maurice n’est pas habilité à demander directement une dispense à Rome, puisque les deux jeunes amants sont Savoyards. Il est donc contraint de s’adresser à l’évêque d’Annecy, probablement à contre¬coeur, puisqu’en réalité il est en train de s’immiscer dans les affaires d’un autre diocèse. De plus, les deux clercs sont en l’occurrence en profond désaccord. En effet, l’abbé et l’évêque n’ont pas la même vision de la politique à adopter face au problème croissant des naissances illégitimes, d’autant plus si elles sont le fruit d’un commerce entre parents. Ce cas délicat auquel ils se trouvent confrontés n’est pas anodin.
Au contraire, au début du XIXe siècle, il devient même brûlant : toutes les études à disposition pour le Valais, comme pour le reste de l’arc alpin, montrent depuis le milieu du XVIII’ siècle un taux croissant d’illégitimité et des conceptions avant le mariage de plus en plus fréquentes. De toute évidence, les jeunes gens n’ont plus
toujours la patience nécessaire pour attendre jusqu’au jour du mariage afin de s’adonner aux plaisirs du sexe. Ce n’est d’ailleurs pas une caractéristique de Valaisan-ne.s particu¬lièrement enclines à la fornication, mais bel et bien un phénomène européen, au point que plusieurs historiens ont parlé d’une « révolution sexuelle » au XVIII’ siècle.
Face à ce phénomène inquiétant qui remet en question son autorité morale, l’Eglise catholique doit trouver de nouvelles réponses, et celles-ci peuvent différer de façon substantielle, d’un lieu ou d’une personne à l’autre. Il n’est donc guère surprenant que Mgr Jean-Pierre Rey, évêque de Genève-Annecy, profite de l’occasion pour manifester au jeune abbé d’Agaune son mécontentement quant à sa manière de faire et pour lui dispenser, en passant, un petit sermon sur la sévérité morale requise pour endiguer le problème.
Sur une page et demie, le bon pasteur développe l’austère politique sexuelle qu’il applique — ou qu’il aimerait appliquer — dans son diocèse : « Monsieur l’Abbé, je suis assurément très touché du zèle et de la charité que votre révérence démontre en faveur de l’union des deux personnes de Vacheresse pour lesquelles vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 24 du mois passé. Mais je suis bien plus touché encore du scandale qui peut en résulter et qui en résultera très probablement pour mon diocèse : de nombreuses demandes sont faites pour des dispenses de 2e degré et, fidèle à la discipline très sagement instaurée dans ce diocèse, je me refuse habituellement à seconder les désirs des personnes qui sollicitent ces sortes de faveurs, afin de prévenir les dangereuses fréquentations que le rapprochement des parents rend si faciles.
S’il était reçu que le libertinage suffit, pourvu qu’il ait des suites, afin d’obtenir de telles dispenses, ce moyen si aisé et si immoral serait vite conseillé et trop souvent employé pour arriver au mariage que l’on désire ; et les lois de l’Eglise pour la préservation des moeurs seraient précisément par la facilité des dispenses un vecteur de corruption, de désordre, par cela seul que les suites du libertinage sont regardées comme un motif suffisant de faire exception à la loi générale. Au lieu de m’apitoyer trop sur la triste situa¬tion des deux libertins et d’un enfant illégitime, je dois m’apitoyer comme pasteur sur mon diocèse entier, pour qui le suc¬cès de pareilles démarches deviendrait la source d’une infinité de scandales. »
La lettre est en même temps une bonne occasion pour rappeler, bien paternellement, au prélat valaisan les différences hiérarchiques en jeu : « Si vous étiez évêque, Monsieur l’Abbé, ou quand vous le serez, vous verrez quelle impression des considérations de ce genre font sur l’âme d’un premier pasteur qui doit voir de plus haut que le commun des fidèles. Le provisor universalis a une autre logique que les simples particuliersl…] »
Mis à part l’évocation des différences de rang, l’évêque soulève un problème délicat et longtemps sous-estimé par les historien.ne-s : le constat inquiétant pour les clercs ne réside pas uniquement dans la montée de l’illégitimité, mais aussi dans le fait que très souvent les amants illicites sont parents à des degrés rapprochés. Des études récentes sur des villages de l’Entremont démontrent qu’il ne s’agit pas d’une invention forgée par l’imagination des clercs5.
Ce phénomène est lié, comme le prélat le souligne, à une certaine facilité des rapports dans la parenté, notamment dans la maison et dans la sphère domestique, où il est de coutume que des membres de familles élargies, de plus en plus d’unions entre parents jusqu’au quatrième degré sont célébrées, alors que celles-ci sont théoriquement proscrites. Et cela ne peut pas laisser indifférent le clergé qui, en théorie du moins, a encore un interdit canonique à défendre. Par ailleurs, le problème est aggravé par le fait que ces alliances entre parents commencent très souvent par des rapports sexuels illicites.
Les enjeux sont donc de taille. Néanmoins, toute la ferveur ardemment proclamée par le prélat savoyard connaît des limites, surtout parce qu’il doit se préoccuper de garder des rapports de bon voisinage avec le puissant abbé de Saint-Maurice et avec le clergé de sa région.
Après deux pages de proclamation de principes indiscutables — en posant cependant des conditions, qui se révéleront décisives — l’évêque concède enfin ceci : « Toutefois, Monsieur l’Abbé, pour vous démontrer mon dévouement et le cas que je fais dans cette circonstance de vos observations, je cède pour cette fois et je consens à ce que vous rendiez aux deux individus de Vacheresse le service qu’ils vous demandent, [ …]. » Le mariage est approuvé « à condition que le garçon et la fille vous feront conster du consente¬ment de leurs parents, qu’ensuite le garçon n’appartienne à aucun contingent militaire en Savoie, j’accorde même dispense de trois bans, mais ils paieront 15 fl. de droits à ma chancellerie […1 ».
Cette concession a dû coûter quelques souffrances à Mgr Jean-Pierre Rey, puisque, à la fin de sa lettre, il ne peut s’empêcher d’ajouter une conclusion qui souligne encore une fois, bien que discrètement, sa supérieure dignité cléricale « C’est toujours une grande douceur pour moi Monsieur l’Abbé, quand je reçois de vos nouvelles: elles me font grand bien au coeur et mon bonheur serait parfait si une fois vous m’en apportiez vous-même. Saint François de Sales mérite bien une visite, dont son pauvre successeur serait d’ailleurs indigne. » L’évêque n’est pas n’importe qui ; il est le successeur, bien qu’« indigne », de l’un des saints les plus influents de la Contre-Réforme, à savoir saint François de Sales, champion du renouveau du catholicisme en Savoie, avec une influence qui va bien au-delà des frontières de son diocèse.
La question, malgré la concession de l’évêque d’Annecy, n’est toutefois pas résolue, puisque le bon pasteur consent au mariage des deux jeunes mais se refuse de fait à demander lui-même la dispense à Rome. A ce propos, il y aura d’ailleurs un ennuyeux malentendu, peut-être non complètement involontaire, comme le suggère l’abbé de Rivaz dans une lettre à l’évêque de Sion : « 1…1 on voit que l’évêque [d’Annecy] d’un côté préférerait qu’ils ne se marient pas et de l’autre a cependant donné son consentement, m’a délégué pour demander la dispense j …1. » La patate chaude revient donc à l’abbé : qu’il se débrouille. Celui-ci n’en démord pas. Il s’adresse au nonce à Lucerne — le représentant du pape en Suisse —, qui, toutefois, se récuse également en alléguant le fait que les deux jeunes amants « coupables » ne sont pas Suisses. L’abbé de Rivaz ne se résigne pas et s’adresse par la suite à l’évêque de Sion qui, après quelques mois de négociations et incertitudes, obtiendra finalement de Rome la dispense convoitée. Trop tard, à vrai dire, car entre-temps l’évêque d’Annecy n’est pas resté inactif, comme le démontre la suite de cette histoire.
Dans sa lutte pour parvenir au mariage des deux amants fautifs, l’abbé mobilise ses connaissances ainsi que la hiérarchie cléricale. Pour convaincre ses interlocuteurs, il se fonde en grande partie sur la déclaration fournie par la fille, en ne mentionnant le garçon qu’indirectement6. L’abbé de Rivaz témoigne en effet d’une pleine confiance en la parole de Julienne Targan, qu’il juge être « une fille de grande simplicité et sans malice, sans être sotte ». La fille, en somme, ne lui déplaît pas, au contraire du garçon qui de malice n’en a que trop, comme en témoigne la déposition de Julienne, restituée par la main de l’abbé : « Sa tante Michaud, en ménage avec son fils Alexis-Marie Michaud, étant vieille et infirme [ …] n’avait confiance qu’en sa nièce, Julienne Targan, qu’elle a prise en son service […]. »
Cela n’est pas une situation inhabituelle : les personnes âgées ayant souvent besoin de soins et d’assistance, cette tâche est alors confiée à des femmes plus jeunes, généralement des parentes. Cette charge peut être très lourde et éprouvante pour les femmes, mais elle peut aussi leur réserver quelques avantages : ainsi, dans les testaments, des legs particuliers sont prévus pour celles qui ont assisté le ou la mourante, ou la personne malade. Il s’agit de « la rente de l’affection » — une rémunération matérielle pour l’attachement et l’affection démontrés à la personne décédée —, une pratique bien connue dans les sociétés rurales jusqu’à une époque récente’.
Cette situation peut naturellement être source de conflits, et les exemples en ce sens sont légion. Dans de nombreux cas, elle est propice à des proximités problématiques entre parent.e.s de sexes différents, à des possibilités de «dan¬gereuses fréquentations que le rapprochement des parents rend si faciles », comme l’a rappelé l’évêque Rey. Mais dans le cas des amants de Vacheresse, l’aventure, qui semble tendre au simple et banal rapprochement de deux jeunes gens vivant sous le même toit, prend à un certain moment un tournant inattendu, digne d’un roman édifiant sur les vertus de la jeunesse rurale. En effet, « la 1ère et 2e années de son service, cette fille s’est bien comportée, et son cousin ne l’a point cherchée à mal faire. Au commencement de la 3e année, elle fit connaissance avec Baptiste Dunand, brave garçon de la paroisse, qui ne lui était point de parent, et à qui elle fit promesse de mariage […]. » L’abbé précise bien qu’il n’y avait aucun lien de parenté entre eux, ce qui n’est pas anodin pour l’Eglise catholique.
Tout semble donc bien entamé. Alexis-Marie Michaud, toutefois, avance des excuses pour retarder le mariage de sa cousine, en alléguant qu’il ne trouverait pas de remplaçantes à Julienne pour assister sa mère malade. Baptiste, qui est un ami d’Alexis-Marie, et de toute évidence une âme simple et généreuse, consent à attendre. Bien mal lui en prend, puisque bientôt il tombe gravement malade, ce qui ruine le projet de mariage avec Julienne. Selon l’écrit de l’abbé, Alexis-Marie profite alors sournoisement de la situation et harcèle sa cousine : « Ce ne fut que depuis qu’elle fut promise en mariage que son cousin Michaud fut poussé par le démon à chercher sa cousine à malfaire […].» « Elle s’est longtemps défendue, mais au mois de janvier elle a succombé et est devenue enceinte, malgré l’assurance que lui avait donné préalablement son cousin qu’elle ne se trouverait jamais dans cet état. » Séducteur et menteur, voilà ce qu’est Michaud !
Entre-temps, la tante meurt et Julienne se retrouve enceinte de son cousin : une situation décidément embarrassante face au promis, Baptiste, qui gît encore dans son lit en proie à la maladie. Mais c’est à ce moment qu’un tournant fort singulier se produit : « Dunand était toujours malade, désespérant de se rétablir, fit appeler sa future Julienne, lui déclare que ne pouvant se marier, que n’étant pas loin de la mort, il voulait lui donner la moitié de ses biens. Celle-ci en le remerciant lui dit qu’elle était indigne de ses faveurs, vu qu’elle était enceinte de son cousin. Ici s’engage un combat de générosité de [la] part [de] Dunand, et de désintéressement de [la] part [de] Julienne, que nous omettons, mais qui n’en est pas moins touchant dans ces deux belles âmes. Dunand finit par excuser la séduction de son amante, qu’il avait toujours connue pour une très brave fille, et fit appeler Michaud, son indigne ami, et finit par [par] donner à tous deux [et] lui représenter l’obligation où il était de réparer l’honneur de Julienne [sic]. »
Epiphanie touchante d’une belle âme pure de jeune chrétien? Il faut tout de même être attentif au fait que les lignes citées sont écrites par l’abbé, et qu’il y a certainement mis du sien pour obtenir une version adaptée à ses vues ainsi qu’à ses objectifs. En effet, dans la déposition, il dépeint longuement la jeune fille comme étant la victime d’un séducteur rusé et malin, mais il reste laconique sur des points qui pourraient infirmer cette version ou du moins soulever des questions inopportunes. Il passe surtout rapidement sur le fait que la tante de Julienne « est morte en automne, sur la fin de novembre », tandis que la séduction fatale n’a eu lieu qu’en janvier, un ou deux mois plus tard. Si la tante était morte, pourquoi la jeune femme est-elle restée dans la maison du cousin, seule avec lui, continuellement exposée aux attaques insistantes de ce dernier? Pourquoi n’est-elle pas rentrée chez elle ?
Les sources ne permettent pas d’établir de réponses définitives, sinon que, selon l’abbé, « la fille n’a rien, le garçon seul a quelques fonds de terre, mais qui ne servent qu’à leur nécessaire entretien ». La pauvreté, ou la promesse d’une certaine sécurité économique, l’aurait-elle retenue chez le cousin? L’abbé ne se prononce du reste pas sur ce qui s’est produit depuis le mois de jan¬vier jusqu’à la découverte de la grossesse, en passant par la confession face au vicaire de Vacheresse et l’apparition des deux jeunes gens à la porte de l’abbaye de Saint-Maurice, fin juin 1833: Alexis et Julienne ont-ils continué à vivre sous le même toit? Ont-ils eu d’autres rapports sexuels? Ni l’abbé ni les autres personnages impliqués ne mentionnent jamais le contraire, ce qui serait pourtant très favorable à la procédure d’obtention de la dispense. Les deux amants ont donc probablement continué à se fréquenter et n’ont pas pensé devoir se séparer. C’est vraisemblablement pour cette raison que l’évêque d’Annecy parle de l’« entêtement que les deux parties ont mis à ne point se séparer, malgré les avis réitérés de leurs pasteurs ( . . .) »8.
Et que dire de l’incroyable générosité de Baptiste Dunand? Question épineuse, hormis le fait que cette tournure roma¬nesque s’accommode bien aux visées de l’abbé. Dans ses conclusions, celui-ci affirme à propos de Julienne et de son amant qu’à l’époque de leur rapport, « ils n’avaient l’un et l’autre, aucune idée de mariage ensemble f…] ». Paradoxa¬lement, ce détail est très important en vue du mariage des deux jeunes : car si le suspect admet que la grossesse a été procurée dans l’intention de forcer le mariage, la dispense de l’Eglise pour cause de consanguinité ne peut pas être accordée. Sur ce point, le droit canon est très clair».
Voilà donc que l’intervention du pauvre Dunand se révèle providentielle et décisive : si Julienne lui était promise, si elle a été forcée par Michaud malgré l’engagement contracté, il n’y a certainement pas eu d’intention sour¬noise de forcer le mariage. Plusieurs difficultés potentielles ont donc été aplanies, et la voie pour l’obtention de la dis¬pense semble désormais grande ouverte.
De son côté, l’évêque d’Annecy n’est pas resté inactif. Dans une lettre à l’abbé de Rivaz, il avoue avoir pris des informa¬tions dans la paroisse de Vacheresse. Et il est aisé d’imaginer — vu la suite de l’affaire — qu’il n’a pas manqué de convo¬quer le vicaire Buffard pour lui dispenser un beau sermon: pourquoi avoir fait intervenir l’abbé de Saint-Maurice dans une affaire qui ne le regarde pas? Et quel démon lui a ins¬piré la mauvaise idée de conseiller aux jeunes amants de se rendre en Valais pour demander une dispense? Bien sûr, il est difficile de démontrer que l’entrevue a eu lieu et qu’elle s’est déroulée de cette façon, mais cela n’est pas improbable si l’on considère les remarques diverses relevées dans les écrits du prélat. Par exemple, dans sa lettre du 10 octobre adressée à l’abbé de Rivaz, il écrit : «Je pense, M. l’Abbé, que vous feriez fort bien de renvoyer chez elle la fille Targan », en vue de l’accouchement.
L’évêque n’apprécie décidément pas que les femmes de son diocèse quittent le territoire pour aller donner la vie aux fruits de leurs amours illicites à l’étranger, se soustrayant par là au contrôle du clergé savoyard. Et le vicaire Buffard, qui au début de l’affaire avait mis tant de sollicitude à seconder le mariage entre Targan et Michaud, changera soudainement sa posi¬tion, tout en ménageant l’abbé de Rivaz qu’il n’oublie pas de remercier poliment pour son effort, désormais inutile. Pour sa part, de Rivaz reconnaît à contrecoeur qu’il aurait en principe dû renvoyer la jeune femme dans sa paroisse, mais: « il n’était plus temps, que déjà elle était dans les douleurs de la délivrance, et qu’au jugement de la sage-femme, si elle par¬tait, elle accoucherait en route.
Dans cet état de choses, je termine la lettre en exposant à l’évêque que par un simple sentiment d’humanité la fille ne pouvait être renvoyée en pareil cas […]» li évoque un « simple sentiment d’humanité », mais le bon abbé a gardé Julienne à Saint-Maurice pendant des mois, sans penser à la renvoyer à son évêque. La raison de cette décision est donc autre: « […] la fille étant ici dès le 20 juin dernier, et par son séjour ayant par là même acquis le domicile nécessaire sous peu pour être diocésaine de l’évêque de Sion, je prierai alors le Rn » [Révérendissime] évêque de Sion de faire arriver les dispenses d’office et de les faire marier ensuite. » L’abbé de Rivaz ne se fie pas à l’évêque d’Annecy: il a attendu longtemps que le collègue savoyard demande la dispense convoitée, alors que ce dernier n’a jamais eu l’in-tention de le faire. Il préfère donc attendre que Julienne devienne formellement sujette du diocèse de Sion, afin que Mgr Rey soit de fait dessaisi de l’affaire. Pour cela, l’abbé doit même régler des difficultés avec la police cantonale, visiblement préoccupée de la présence sur le territoire d’un couple potentiellement scandaleux.
Mais à Annecy, l’évêque n’a pas abandonné la partie. En enquêtant à Vacheresse, sa première démarche a vraisem¬blablement été de se renseigner sur la famille et la parenté des deux jeunes amants pour évaluer leur position. Pour rappel, le consentement de l’évêque au mariage est soumis à plusieurs conditions, entre autres l’accord des parents. Par ce biais, le prélat garde un atout important dans sa manche, puisqu’il a toujours la possibilité, avec l’aide du curé et du vicaire, d’influencer les opinions.
A l’époque des faits, la position de la parenté n’est évidemment pas un facteur secondaire : le mariage est aussi une question économique, liée à la gestion d’un patrimoine familial. La parenté, qui peut être plus ou moins étendue, essaie, dans la mesure du possible de garder un contrôle sur les nouvelles unions, afin d’éviter des conséquences fâcheuses. Dans la pratique, si un fils ou un frère tombent dans la misère, s’étant marié sans avoir suffisamment de terres ou de ressources pour nourrir sa famille, ses parents devront le prendre en charge. Or, comme l’abbé l’a souligné, Julienne est sans moyens ; il n’est donc guère surprenant de découvrir que toute la parenté de Michaud se positionne contre une telle union. Cette opposition finit par entamer la détermination — en apparence inébranlable — du jeune Alexis.
Ainsi, quelques jours avant Noél 1833, l’abbé ne peut que noter, résigné : « Que c’est après que tout a été ainsi disposé et toutes les difficultés de dispense aplanies, qu’Alexis-Marie Michaud a retiré sa parole [… » L’abbé cherche apparemment les mots appropriés, puisqu’il conti¬nue par des bouts de phrases qu’il efface en partie par la suite : «/ est venu nous déclarer qu’il ne pouvait épouser sa cousine, que les frères n’étaient pas contents de ce mariage, qu’il était découragé d’épouser sa parente, que ses frères ne voyaient pas ce mariage de bon oeil, / et quelques jours après partir d’ici [ …]». Décidément, le prélat est un peu confus, mais il finit par conclure que Michaud « […] renonce au mariage qu’il avait demandé avec tant d’instance et fait partir de Saint-Maurice la mère et l’enfant qui était né depuis quelques jours seulement. »' » La conclusion est amère, après six mois de combats et de négociations plus ou moins pénibles avec deux évêques, le nonce, la cour de Rome, la police valaisanne, le curé de Saint-Maurice et probablement d’autres acteurs encore. Les conditions formulées par l’évêque d’Annecy ont finalement eu raison de la ferveur de l’abbé de Rivaz : le mariage ne se fera pas.
L’abbé de Rivaz semble avoir été fermement déterminé à conduire l’affaire à bon terme, mais pour quelles raisons au fait? On ne peut certes que spéculer sur ses motivations, toutefois le plaisir de procurer un petit chagrin à l’évêque d’Annecy a probablement encouragé le prélat dans ses démarches. Il y a certainement aussi une question impor¬tante de « politique sexuelle ». La position de sévérité, repré¬sentée par l’évêque savoyard, intransigeant face à la sexualité illégitime, est celle qui a été historiquement soutenue et appliquée par la monarchie en France. Elle a été plus tard également adoptée par plusieurs états européens, y compris certains cantons suisses, surtout les cantons réformés, à l’ins¬tar de Genève ». Selon cette approche, la mère célibataire est l’unique responsable de son malheur. Elle doit donc sup¬porter seule les conséquences de sa « faute » morale et ne pas espérer un support quelconque de l’Etat et de l’Eglise en vue d’un mariage « réparateur », ni une aide du père ou de la famille de ce dernier. La France interdit alors précocement la recherche en paternité pour les mères célibataires, tandis que, précédemment, sous l’Ancien Régime, cette démarche visait à responsabiliser le père d’un enfant conçu hors mariage, en le chargeant notamment d’une partie du soutien financier pour la mère et pour l’enfant. La vision de la seule femme responsable est par la suite adoptée dans le Code Napoléon (1804) et appliquée au XIXe siècle dans les états influencés par l’empire français, dont plusieurs cantons suisses.
Ce n’est toutefois pas la position d’une large partie de l’Eglise catholique, à qui Napoléon n’a jamais été très sympathique, ni du clergé valaisan qui, appuyé d’ailleurs par les autorités cantonales, continue durant la première moitié du XIX’ siècle d’appliquer la procédure traditionnelle de recherche en paternité, en vigueur dans le pays sous l’Ancien Régime. Cette procédure se base essentiellement sur une large confiance accordée à la femme « séduite ». Certes, la femme doit jouir d’une bonne réputation, certes elle doit déclarer publiquement le nom du père dans les douleurs de l’accouchement, et le succès n’est pas garanti ; mais dans la pratique, de très nombreux cas jusque vers le milieu du XIXe siècle témoignent que la parole de la femme est jugée digne de confiance et l’enfant illégitime se voit attribuer un père. Mal¬gré quelques tentatives d’interventions plus répressives de l’Etat, la politique de l’Eglise valaisanne est clairement celle de conduire les amants illicites au port sûr du mariage, pour « éviter des scandales » et légitimer les enfants. Les autorités finissent par appuyer cette pratique afin d’éviter de devoir s’occuper de l’entretien des enfants de père inconnu.
Comme le rappelle Jasmina Cornut, plusieurs historiennes• relèvent cependant un durcissement de la législation à l’égard des mères illégitimes au début du XIXe siècleu. Si par le passé, suivant le principe de paternité, c’était à l’homme de prouver qu’il n’était pas le père de l’enfant, la loi du 26 novembre 1804 renverse dans certains cas le fardeau de la preuve sur la femme : « Art. premier. Une fille grosse, dont la conduite est d’ailleurs irréprochable, est croyable pour la première fois, lorsqu’elle déclare, sous son serment et dans les douleurs de l’enfantement, pour père de son enfant, un homme non marié ; mais elle n’est pas croyable contre un homme marié ou voué à l’état ecclésiastique, si elle n’a pas d’autres moyens de preuve. »
Une mesure que le clergé valaisan trouve injuste envers les femmes célibataires, et inopportune : c’est en tout cas la position de l’influent chanoine Anne-Joseph de Rivaz. Dans la pratique, les conséquences de cette nouveauté restent limitées, vraisemblablement parce que le clergé ne l’applique pas, la considérant comme une ingérence dans les compétences traditionnelles du pouvoir spirituel. A la lumière des études disponibles, on constate que, jusque dans les années 1850, la plupart des enfants de mères céli¬bataires se voient attribuer un père. Ce sera le cas de l’en¬fant de Julienne Targan, pour lequel Alexis-Marie Michaud signera une déclaration de paternité, certainement sous les yeux attentifs de l’abbé de Rivaz, préoccupé de mettre les choses au clair du point de vue légal : une sage précaution…
Le Valais est du reste l’un des derniers cantons suisses — avec Appenzell Rhodes-Intérieures et Fribourg, également catholiques — à appliquer cette conduite ». C’est un fait fondamental et souvent négligé par les historien-ne.s d’aujourd’hui : certes, au XIXe siècle, l’Église catholique est très clairement une institution patriarcale, nourrie par une culture largement misogyne ; toutefois, elle tend à protéger les femmes et à condamner moralement les hommes.
Cette attitude est complètement adoptée par François de Rivaz, abbé de Saint-Maurice. Comme nous l’avons vu précédemment, les actes de la déposition détaillée proviennent uniquement de la jeune femme, mais aucun témoignage direct du jeune homme, qui apparemment n’a pas droit de parole face au clergé, n’est restitué. Ce n’est pas simplement une question de préférences individuelles : depuis la Contre-Réforme, l’Eglise catholique a tenu — en dessous de sa rhétorique patriarcale et autoritaire bien connue — un discours plus discret de valorisation partiellede la femme catholique. Luisa Accati a montré que ce discours a souvent été mêlé à une image négative de l’homme dangereux, notamment sur le plan sexuel’. Ce discours ne mettait évidemment pas en jeu les hiérarchies de la vie publique, mais se concentrait surtout sur les rapports dans la sphère familiale et domestique, domaine dans lequel les clercs conservaient un accès particulier grâce au sacrement de la confession. L’homme, descendant d’Adam, restait le pivot de la création, mais il était aussi — et de plus en plus — un être potentiellement sauvage et dangereux entre les murs de sa maison. Dans ce contexte se dessine une alliance, souterraine mais solide, entre le clergé et la gent féminine.
Cette alliance n’entraîne évidemment pas une solidarité sans faille, ni une tolérance absolue. Elle s’active surtout dans des cas de conflit entre femmes et hommes dans la sphère domestique. Comme de nombreuses études l’ont montré, depuis le XVIII° siècle, le processus de sécularisation a surtout concerné les hommes — d’abord issus de certains milieux privilégiés. A l’inverse, les femmes, moins alphabétisées et donc moins influencées par la culture écrite et les nouvelles modes, sont restées plus fidèles à l’enseignement de l’Église. Plusieurs historiennes ont parle à ce propos d’un processus de « féminisation de la reli¬gion » durant le XIX° siècle, dont des traces apparaissent dans la culture locale »’. Au sein d’une situation politique de plus en plus tendue, c’est un fait que le clergé valaisan doit exploiter.
« Ce jourd’hui, 30 août [1834], nous apprenons la mort du révérendissime seigneur M. François de Rivaz, abbé de Saint-Maurice, qui ne gouvernait cette abbaye que depuis 1823, arrivée le 29 après une longue maladie de poitrine, courant la 47′ année de son âge. Il est fort regretté des pieux ecclésiastiques et de ceux de nos magistrats qui ont à cœur la pratique des conseils évangéliques, parce qu’il était enfin venu à bout en combattant avec persévérance le relâchement qui s’était introduit dans cette maison reli¬gieuse et à y rétablir la régularité. »
C’est par cette notice qu’Anne-Joseph de Rivaz, considéré comme le père spirituel des historiennes du canton, conclut ses Mémoires historiques sur le Valais (1798-1834). L’abbé n’a donc pas survécu longtemps à l’affaire des deux jeunes amants de Vacheresse, qui lui avait tellement tenu à coeur.
Mais revenons aux motivations de l’abbé de Saint-Maurice. Pour les comprendre, il faut mieux cerner le contexte politique de l’époque et le rôle public du chanoine Anne-Joseph, qui, comme l’abbé François, est origi¬naire du village de Saint-Gingolph, mais sans être son parent proche. Anne-Joseph écrit, à propos de l’abbé de Saint-Maurice : « On peut dire à la lettre de cet aimable abbé François de Rivaz, dont l’extérieur était très agréable, l’esprit vif, ayant assez d’érudition et de littérature pour n’être pas embarrassé de dire son mot dans une assemblée de savants […]. » Néanmoins, il remarque également, avec son ton caustique habituel: «Il aimait un peu à se prélasser et à se produire au grand monde [ …] . » Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est son jugement politique sur le prélat : « Dans ces dernières années il se fatigua beaucoup à griffonner du papier contre les libéraux du pays, et tout le profit qu’il en retira fut de porter son sang déjà très échauffé de la poitrine à la tête et de la tête au cerveau même, ce qui empira sa maladie chronique et acheva de ruiner le peu de force qui lui restait. Dieu le voie en sa gloire et le récompense du zèle dont il a été animé pour le rétablissement de la régularité dans sa maison. ».
De belles paroles, certes, mais comme contribution à la cause conservatrice valaisanne, ce n’est pas grand-chose que de se faire monter le sang, déjà échauffé, au cerveau! Décidément, au-delà du style de nécrologue, le jugement politique d’Anne-Joseph sur l’abbé est mitigé. Ce n’est pas qu’Anne-Joseph ait des sympathies libérales, bien au contraire, mais les méthodes de l’abbé — sa tendance à « se prélasser » — ne plaisent pas à tout le monde, même à l’intérieur de l’Église.
Peu avant sa mort, l’abbé avait en effet eu quelques motifs ultérieurs d’agitation. A Saint-Maurice, il y avait eu une altercation entre un militant libéral et un curé, ce qui en soit n’était pas insolite en ces temps. Mais le chanoine Claude Revaz, qui était curé de Massongex, convié à l’abbaye pour y fêter le carnaval, s’était permis devant l’abbé des remarques peu opportunes. Il avait affirmé que, dans sa paroisse, des choses pareilles ne se produisaient pas, « observant qu’il s’en croyait redevable à ce qu’il ne parlait jamais à son monde de politique ni en public ni en chaire, et ‘encore moins en se mêlant d’en écrire’ », nous raconte Anne Joseph de Rivaz’9. Remarque peu diplomatique face à l’abbé griffonneur et fervent antilibéral : on ne sait pas exactement ce qui se passa depuis, puisque Anne-Joseph avoue n’avoir des nouvelles que par voie indirecte. Ce qui semble sûr, c’est que « M. Revaz sortit de l’abbaye si rapidement et si échauffé qu’on s’aperçut bien en ville que son dîner à l’abbaye ne l’avait rien moins qu’égayé ».
L’abbé de Saint-Maurice bataillait donc sur plusieurs fronts, et il avait besoin d’allié,e•s, ainsi que d’un succès symbolique face à ses détracteurs. Il avait essayé de se profiler dans la lutte contre les « libéraux du pays », de plus en plus enragés et agressifs contre les privilèges du clergé. En 1833, les évènements s’accélèrent : en Valais, on commence à discuter sur le projet de Pacte fédéral de Pellegrino Rossi » (Professeur de procédure civile, puis de droit pénal et de procédure pénale à l’Université de Bologne (18141, Pellegrino Rossi 11787-1848I est nommé professeur de droit romain et de droit criminel à l’Académie de Genève en 1819. Délégué de Genève à la Diète fédérale en 1832, il est Le rapporteur de la commission chargée de La révision du Pacte fédéral de 1815 ; il publie à ce titre te « projet d’Acte fédéral) les visées centralisatrices ne plaisent pas au clergé ; en avril, les tensions politiques éclatent dans la « Bastonnade de Martigny », dans laquelle radicaux etautant que des difficultés financières, te déterminent à démissionner de toutes ses fonctions en Suisse et à accepter la chaire d’économie politique au Collège de France (18331. Voir ALFRED DUFOUR, « Pellegrino Rossi », in Dictionnaire historique de la Suisse (wwvv.hls-dhs-dss.ch/ textes/f/F7230.php, consulté le 17.11.2017). de la région s’affrontent, en envoyant plusieurs blessés chez les médecins de la région. Dans un tel contexte agité, la fidélité des femmes catholiques devenait plus précieuse que jamais. D’autant plus qu’il y avait ces autres « scandales », qui préoccupaient tant les évêques, les abbés et les curés: des « scandales » sexuels, pour être clair, de plus en plus fréquents dans Les paroisses, au sein même des familles. Dans plusieurs villages du Valais romand, libéraux et radicaux formaient déjà des minorités très actives, parfois en conflit permanent avec les curés. Et dans ces paroisses-là, il était hors de doute que le libertinage » — comme l’aurait défini Mgr Rey d’Annecy — prospérait, avec évidente profusion non seulement d’en¬fants illégitimes, mais aussi d’épouses qui se présentaient devant l’autel nuptial étant visiblement enceintes.
Bien sûr, ce n’étaient pas que les libéraux qui se laissaient entraîner par les « passions », cependant l’abbé n’était pas dupe : dans des paroisses comme Bagnes, Bovemier ou Martigny, c’étaient indiscutablement des familles radicales qui s’éloignaient ostensiblement des enseignements de l’Eglise catholique. A Bagnes, en particulier, les « scandales » se multipliaient et l’abbé en était bien informé, puisque depuis des siècles la cure était régie par des chanoines de Saint-Maurice. Depuis plusieurs années, il y avait ces familles qui ne faisaient même plus rien pour cacher leurs frasques sexuelles. Ces Bessard de Villette, par exemple, qu’on retrouvera dans toutes les actions radicales depuis les années 1830, ou ces Dumoulin du Châble, qui semblaient vouloir afficher publiquement les fruits de leurs péchés comme une marque visible de leur mépris pour la morale catholique ». A Bovemier, c’était pareil, et le curé ne faisait que s’en plaindre, précisant que les enfants aussi étaient désormais « effrontés et impies ». Sans parler de Martigny, depuis des années dans les mains des anticléricaux, ou même de Liddes.
Mgr Rey, dans son confortable siège d’Annecy, pouvait bien prêcher la fermeté et la sévérité face à la sexualité illicite ; ici, dans le Valais romand, on risquait par une telle poli¬tique de s’aliéner les sympathies de la population, et surtout de celles qui, notamment dans les moments de crise, restaient les plus fidèles alliées du clergé : les femmes. Les réunions des radicaux, les associations, les actions des militants, à l’instar de la récente « bastonnade » de Martigny, étaient des questions d’hommes, qui se laissaient parfois influencer — c’était la vision de l’Eglise — par les compagnies à l’armée, dans les cabarets, dans les associations de jeunesse. Mais les femmes étaient en partie restées étran¬gères à ces cercles choisis, à cette agitation ambiante, et à travers la confession, elles demeuraient souvent sous l’influence de leur curé et des vicaires. C’était là-dessus qu’il fallait miser — une partie du clergé valaisan en était convaincu — et ne pas risquer de s’aliéner les sympathies résiduelles, notamment des femmes, par des innovations osées. Par cette stratégie de protection de la femme, dans des situations de faiblesse et de fragilité comme les gros¬sesses illégitimes, le clergé se proposait à nouveau comme l’allié naturel de la gent féminine.
Les curés savaient bien que le libéralisme, le radicalisme ou la loyauté catholique n’étaient pas simplement des questions d’opinion individuelle ; c’étaient en large partie des affaires de famille ou, plus précisément, de parenté. Les études menées en Valais ces dernières années montrent en effet que la diffusion d’idéologies anticléricales était étroitement liée au rôle de certains groupes parentaux, qui partageaient des idées, des valeurs similaires. D’ailleurs, il en était souvent de même pour les tendances aux relations sexuelles illicites, qui se concentraient très clairement dans certaines familles, ou certains groupes parentaux, pendant plusieurs générations ». L’influence sur les femmes était donc un enjeu cru¬cial pour les clercs, ce qui n’était d’ailleurs aucunement une découverte des catholiques. Depuis les Lumières et les mouvements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, le rôle de la mère en tant que première éducatrice de ses enfants était souligné par une pléthore d’auteurs — hommes et femmes. A l’époque de l’affaire Targan-Michaud, la gestion de l’illégitimité par un abbé sous pression ne témoigne pas uniquement d’une volonté de réaffirmer le pouvoir et l’autonomie de l’Eglise conservatrice. L’enjeu était en même temps la défense d’une politique sexuelle traditionnelle ainsi que, indirectement, l’alliance souterraine avec les femmes, plus dévotes et fiables, contre les maux de la modernité : sécularisation, libéralisme, radicalisme et relâchement de la discipline sexuelle en tête.
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