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LE “NON” DE SAINT MAURICE – conte

SAINT MAURICE est tellement ancré dans l’éthique et l’histoire de ce pays qu’il en imprègne le sol et l’air.

Je descends du train en gare de Saint-Maurice et pars vers le sud à travers des quartiers sans grâce. Le champ de Vérolliez, où eut lieu le martyre de saint Maurice et de ses hommes si dramatiquement conté par Gonzague de Reynold, est aujourd’hui un terrain militaire quelque peu délaissé et mélancolique.

Il est bordé d’une maison de bienfaisance et d’une chapelle charmante où repose dit-on, la pierre du supplice. Et c’est tout. Un silence où l’on entend grésiller l’électricité des conduites géantes. Comme si cet événement fondateur du christianisme occidental n’avait jamais eu lieu.

Et là, une pensée me vient: s’il n’avait pas encore eu lieu ? Si l’histoire attendait encore d’être contée?

ANNO DOMINI 2028

Entre la Dent de Mordes et les Dents du Midi, la porte est étroite.

De là, les légions de l’OTAN qui ont réinvesti les forts désertés par l’armée suisse peuvent contrôler à peu de frais l’accès à la vallée du Rhône. La tâche est aussi aisée que de tenir un robinet, mais cruciale: en amont, le Valais est devenu un sanctuaire policé de la classe supérieure européenne, retirée dans les montagnes mais connectée en permanence aux centres d’affaires mondiaux.

En aval, du côté du lac et de la plaine, le chaos que tout ce beau monde a déserté: agglomérations proliférantes et polluées où seule la charia fait pièce, çà et là, à la loi de la jungle.

Garder le défilé, pour un légionnaire otanien, est une récompense après les harassantes missions de sécurisation des champs pétroliers et des mines d’uranium tout autour de la planète.

On comprend donc d’autant moins l’étrange comportement de la légion Méditerranée, récemment déployée en ces quartiers idylliques.
«De bons soldats, ça, nul ne le conteste. Braves et disciplinés, pas drogués, sans histoires », explique un officier à ses pairs, réunis à l’état-major de Savatan. « Mais alors, butés. Suicidaires !

— Qu’est-ce qu’ils revendiquent, au fond ? » s’enquiert un capitaine italien.

« Rien, et c’est le pire. Tout simplement, ils refusent de s’incliner devant le Divin Übercommissaire Européen.

— Hein ? C’est tout? Mais pourquoi?

— Parce que, tenez-vous bien, ils prétendent qu’aucun homme n’est Dieu, et que seul le leur, le Crucifié, est digne d’adoration.

— Mais c’est criminel, ça. En répudiant l’Obercommissaire, ils rejettent l’Incarnation de la Démocratie et des Droidloms ! Ils rejettent les valeurs universelles.

— Criminel et punissable de déconnexion !

— Idiot en plus, ajoute un colonel français. Personne ne leur demande de croire à Sa divinité. Est-ce que nous y croyons, nous? »

Un ange passe. Le bavard jette un regard gêné à la ronde avant de se justifier:

«…La foi de chacun est son affaire personnelle. Qu’il croie au Saint Microprocesseur, s’il a envie. On ne lui demande qu’une seule petite chose : s’incliner devant le Divin fonctionnaire. Ça ne mange pas de pain, et on est tranquille.

− Et eux, à peine admis dans la société la plus tolérante de tous les temps, ils crachent dans la soupe ! relance un major polonais.

— Oui, finalement, leur déconnexion, ils l’auront vraiment cher¬chée s’ils ne se montrent pas plus positifs, conclut avec bonhomie le général néerlandais commandant la place. Amenez-moi leur commandant, ce Moricaud, Morillon ou Réglisse…

— Maurice, rectifie son conseiller RP.

— C’est ça, Maurice. On doit bien pouvoir le raisonner. Il est quand même titulaire d’un M BA… »

En ressortant de son entretien avec le rebelle, le général est atterré : « Rien à faire. Il n’a pas cédé d’un pouce. Il dit que, de toute façon, ses hommes le lyncheraient s’il se rétractait…

— Quels barbares !

— Tu l’as dit. Bon, eh bien, il ne reste plus qu’à appliquer le règlement… »

Et l’on procéda au châtiment de la légion Méditerrannée. Un homme sur dix fut déconnecté : on leur retira leur puce subcutanée, on éteignit leur compte Facebook et l’on brouilla leur code barre frontal. lis cessèrent complètement d’exister. Les survivants regardèrent faire sans se troubler. On les décima encore, et encore, et encore, jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un seul : leur commandant. Il fut déconnecté en dernier, après avoir assisté à l’anéantissement de tous ses hommes.

L’ENGRAIS DE LA FOI

Histoire pour les uns, mythologie pour les autres… et pourquoi pas science-fiction? Seul le message compte. Le sobre « non » de Maurice, c’est le « non » le plus noble et le plus pur. Il n’est prononcé qu’en dernière extrémité, lorsque le sacro-saint de notre être est menacé, pas avant. Il créé l’humain là où il n’y avait que rapports de force et de peur. C’est le « non » d’Antigone, de Guillaume Tell et de la résistance universelle.

Le martyre n’est que témoignage, et le martyrologe chrétien, composé de regimbeurs obstinés et silencieux, nous rappelle que nos actes portent infiniment plus loin que nos paroles. Le sang, réel ou mythique, de la légion thébaine, aura été un puissant engrais de la foi chrétienne dans cette partie du monde. On en retrouve l’écho jusque dans la tradition orthodoxe, même si elle situe le supplice en Syrie.

Le champ de Vérolliez se tait, opiniâtrement. Il est bon d’aller s’assurer sur place de cette absence totale de pittoresque. Saint Maurice est tellement ancré dans l’éthique et l’histoire de ce pays qu’il en imprègne le sol et l’air. Il veille, par sa croix tréflée, sur les mairies, les écoles, les chemins et les barrages. Saint Maurice, c’est tout le Valais.

Slobodan Despot (extrait tiré  du “Valais mystique” “24 itinéraires spirituels” – éditions Xénia 2009)

PS rajouté par DMC

“Le souverain pontife (François) faisait part devant le président de fa Commission européenne de ses rêves sur l’Europe.  «Je rêue d’une Europe jeune, capable d’être encore mère: une mère qui ait de la vie, parce qu’elle respecte la vie et offre l’espérance de vie. […]  Je rêve d’une Europe qui écoute et valorise les personnes malades et âgées, pour qu’elles ne soient pas réduites à des objets de rejet improductifs. Je rêve d’une Europe où être migrant ne soit pas un délit, mais plutôt une invitation à un plus grand engagement dans la dignité de l’être humain tout entier […] Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humains a été sa dernière utopie. »

 DMC en la fête de Saint Nicolas de Flüe 2017