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LES CHANOINES DU GSB AU YUNNAN (1)

Le début de la mission

L’objectif de la Mission du Tibet, par la suite appelée “Mission de Tatsienlu [Kang Ding]”, était l’évangélisation de ce pays. Vu les traités inégaux imposés à la Chine, cette mission put s’installer le long de la frontière sino-tibétaine, mais fut expulsée du Tibet.  La Société des Missions étrangères de Paris, qui gérait cet immense diocèse, invita les chanoines du Grand Saint-Bernard à se rendre dans cette région frontière. Conformément au but principal de la congrégation – qui était d’ouvrir des hospices près des cols pour venir en aide aux voyageurs – les chanoines avaient pour objectif de construire, dans le Yunnan du nord-ouest, un hospice selon le modèle du Grand Saint- Bernard.

Après une mission de reconnaissance en 1930-1931 des chanoines Pierre-Marie Melly et Paul Coquoz, le chapitre du Grand Saint-Bernard envoya quatre missionnaires en 1933. Le frère Louis Duc et le laïc Robert Chappelet accompagnèrent les chanoines Pierre-Marie Melly et Paul Coquoz. Ce premier contingent fut renforcé à deux reprises avant le début de la deuxième guerre mondiale: en 1936 par l’arrivée des chanoines Cyrille Lattion, Maurice Tornay et du frère Nestor Rouiller, en 1939 par celle des chanoines Angelin Lovey et Henri Nanchen. Cette même année toutefois Pierre-Marie Melly et Nestor Rouiller, malades, rentrèrent en Suisse. La noyade d’Henri Nanchen en 1941 affaiblira encore la mission.

La région où les chanoines du Grand Saint-Bernard travaillaient s’étendait dans la pointe nord-ouest du Yunnan, soit surtout dans la vallée du haut Mékong, mais aussi dans celle, parallèle, du haut Nu Jiang qui en hiver restait pratiquement isolée. La population de cette partie du Yunnan se composait d’un mélange de divers groupes ethniques niais dans le nord, il s’agissait principalement d’une ethnie tibétaine. Par rapport au découpage politique, les chanoines effectuèrent leur mission au sein d’une sous-préfecture dans la vallée du Nu Jiang et dans trois sous-préfectures de la vallée du Mékong: Weixi, De Qin (ou Deqen) et Yanjing. Cette dernière appartenait au Tibet depuis 1932 à l’issue de conflits locaux. Le centre principal (y compris pour les missionnaires) était la bourgade de Weixi, où se trouvaient aussi plusieurs missionnaires protestants. Même si les chrétiens n’y étaient pas nombreux, cela faisait de cette ville le centre de propagation du christianisme dans cette région.

Par rapport à l’organisation territoriale de l’Eglise, les territoires occidentaux du diocèse de Kang Ding étaient connus sous le nom de “Mission de l’intérieur” et avaient leur propre vicaire, vu la distance qui les séparait du siège épiscopal. En assumant la gestion de plusieurs stations fondées par les missionnaires français, les missionnaires suisses devinrent bientôt le pilier de l’Eglise catholique dans le haut Mékong. Leur présence dans la vallée du haut Nu Jiang resta en revanche plus modeste, mais néanmoins essentielle. Bien que la “Mission de l’intérieur” fût toujours sous la direction des pères français, les Missions étrangères de Paris n’étaient pas en mesure de la financer et d’y envoyer de nouveaux missionnaires. La transformation de la “Mission de l’intérieur” en mission autonome gérée par les chanoines fut envisagée. La guerre ralentit ce projet. Puis, la prise de pouvoir communiste y mit fin.

Les missionnaires eurent des conditions de travail très difficiles jusqu’en 1945. Dans ces régions frontières, l’autorité chinoise se révélait en effet souvent plus formelle que réelle. Pendant la guerre sino-japonaise, le brigandage, qui était un danger quotidien, subit une recrudescence vu l’absence des soldats chinois mobilisés sur le front. Les conflits entre intérêts locaux étaient souvent violents. L’instabilité politique persista. De plus, suite à l’interruption des contacts avec l’Europe, les moyens financiers faisaient défaut. L’inflation, la crise économique, les famines ainsi que la voracité croissante du fisc pour financer l’effort de guerre mirent à dure épreuve la survie de la mission. La baisse du prestige de la France suite à sa défaite en juin 1940 affaiblit encore la protection dont la mission jouissait de la part du consulat français de Kunming.

L’hospice devait se construire près du sommet du col Latsa164 étant donné qu’une muletière venait d’en faciliter le passage. Il ne fut toutefois jamais achevé. Aux difficultés liées au climat et à la main-d’oeuvre s’ajoutèrent bientôt la guerre, les famines et la pénurie d’argent; la combinaison de ces facteurs obligea très vite les missionnaires à suspendre les travaux.

Concernant les autres activités,166 les résultats de la mission se révélèrent plus partagés. Les dispensaires ouverts dans la vallée du haut Mékong eurent beaucoup de succès et permirent aux chanoines d’entrer en contact avec la population locale.167 Par rapport à la scolarisation, des écoles de catéchisme gratuites – offrant aussi une formation de base – furent ouvertes dans les différentes stations et obtinrent de bons résultats: les idées chrétiennes entrèrent dans les familles grâce à l’éducation des enfants.

Toutefois, le pouvoir économique de la mission influençait fortement l’évangélisation. En effet, dans une société qu’on peut définir comme “féodale”, la propriété foncière permettait souvent d’influencer les croyances de la population. L’évangélisation, niais aussi la survie de la mission et de la communauté chrétienne, dépendaient ainsi du contrôle des surfaces agricoles où les chrétiens et les catéchumènes pouvaient être installés. La mission possédait donc des terres afin de subvenir aux besoins des missionnaires, des “vierges institutrices” (locales) et pour loger les familles chrétiennes.

Or, les terres étaient surtout contrôlées par les puissantes lamaseries locales, élites économiques, politiques et religieuses. Les populations se trouvaient donc souvent dans une position de dépendance économique face à ces couvents bouddhistes. Par conséquent, les missions devaient pouvoir garantir des terres exploitables aux familles chrétiennes pour qu’elles puissent survivre. Dans bien des cas des considérations économiques furent à la base des conversions et des apostasies. Faute d’augmenter les propriétés de la mission, le nombre des fidèles stagnait. Un conflit latent se développa dès 1936 entre la mission d’une part, qui protégeait ses acquis, et d’autre part les anciens propriétaires soutenus par les élites locales qui s’efforçaient de récupérer les terres que la mission avait pu acheter grâce aux clauses des traités inégaux. Une rivalité existait également entre les autorités chinoises et les lamaseries vu leur concurrence quant à l’obtention des droits de fermage et des impôts.

Il n’est donc pas surprenant que les missionnaires aient souvent été perçus en tant que propriétaires fonciers et que les résultats dans le domaine de l’évangélisation furent fort modestes malgré les innombrables efforts prodigués:
“en butte à des difficultés de tous ordres, les Bernardins ont pourtant dû se restreindre bien souvent à la pratique d’un apostolat de maintien, renonçant bien malgré eux à un apostolat de conquête.”

Comment expliquer toutefois l’hostilité, quelquefois violente, des lamaseries face aux missionnaires? Il est difficile de discerner si cette hostilité relevait davantage de la dimension spirituelle ou de la dimension temporelle, voire politico-économique. En effet, les lamaseries étaient à la fois élites religieuses, économiques et au Tibet aussi politiques.

Néanmoins, l’opposition des lamaseries envers la mission se manifesta surtout par rapport à la dimension temporelle. En effet, les missions représentaient une force organisée qui aurait pu modifier le contexte socio-économique régional et, par conséquent, mettre en danger le système théocratique et féodal de la société traditionnelle tibétaine. Les lamaseries auraient donc pu craindre de perdre leur influence et leur pouvoir. Face à ces enjeux économiques, le conflit sur le plan spirituel opposant le bouddhisme lamaïste au christianisme nous semble secondaire, même si les missionnaires perçoivent cette hostilité comme “Odium fidei”I” et considèrent le conflit spirituel entre le bouddhisme et le christianisme comme l’élément fondamental de cette opposition. Indépendamment de la primauté de la dimension économique ou de la dimension religieuse, il faut constater que la mission percevait le lamaïsme comme l’obstacle principal de l’évangélisation du Tibet.


Quant à la formation d’un clergé local, les efforts des chanoines aboutirent à un échec. Le “probatoire”, école de latin et première étape dans la formation de futurs séminaristes, pâtit des difficultés financières et, lors des famines, du manque d’approvisionnement. Cette école dut par la suite se transformer en petit séminaire pour permettre aux élèves de poursuivre leur cursus vu l’absence de débouchés dans d’autres instituts. Malgré les efforts des chanoines, toutes ces difficultés provoquèrent la fermeture de cette institution en 1945. Un seul séminariste qui avait commencé sa formation auprès des chanoines termina ses études, sans pour autant pouvoir être ordonné prêtre.

PS : Ces extraits ci-dessus sont tirés de la thèse (Université de Saint-Gall-CH) intitulée « LA SUISSE FACE A LA CHINE – UNE CONTINUITE IMPOSSIBLE ? 1946-1955 » par Michel CODURI (Iseo –Tessin – Suisse) sous la direction des profeseurs Aloïs Riklin et Antoine Fleury – 2004.


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