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LES PAROISSIENS DU TOIT DU MONDE

Étonnant: les paroissiens du Toit du Monde

Dans l’Himalaya, on trouve des catholiques. A Yerkalo, près de la frontière sino-birmane, quatre cents Tibétains, coupés de tout, perpétuent la foi héritée des missionnaires européens, dans un environnement entièrement bouddhiste. Reportage au village des chrétiens oubliés.

Tchen Tchin est chauffeur de camion. C’est un Tibétain comme des milliers d’autres. A ceci près: lui, sa femme et ses trois enfants sont catholiques. Les derniers des Mohicans? Les premiers de cordée, plutôt. Car la famille de Tchen Tchin est le pilier de la petite communauté chrétienne de Yerkalo, dans la région autonome du Tibet.

Vu de France, le Tibet est au diable. Il tient en quelques images: Tintin et le yeti, bien sûr; des alpinistes, forcément qui partent à l’assaut de l’Himalaya (dire: le Toit du Monde): et le chef spirituel des Tibétains, ce dalaï-lama qui vit en exil depuis l’invasion de son pays par la Chine, en 1959.

Sur un fond aussi vague, qui pourrait savoir que quelques douzaines de Tibétains ne sont pas —justement — des fidèles du dalaï-lama?

Ils sont chrétiens. Ils arrivent du XVII ème siècle: c’est-à-dire de missions lancées, en ce temps-là par les jésuites portugais; et l’histoire est plus incroyable encore qu’il n’y paraît; car ces jésuites d’autrefois avaient, eux-mêmes, entendu des voyageurs affirmer qu’il y avait déjà au Tibet des communautés chrétiennes. C’est pour vérifier cette information et, si oui, prêter main forte à ces chrétiens impré¬vus, que le Père Antonio de Andrade et le Frère Marqués prirent la route en 1624. Ils ne trouvèrent aucun chrétien: les témoins avaient été abusés par des analogies entre le culte catholique et certaines cérémonies lamaïques. Mais les deux prêtres firent leur métier: évangéliser. En 1846, le pape Grégoire XVI érigeait le Tibet en «Vicariat Apostolique» et le confiait aux Missions Etrangères de Paris.

Aujourd’hui, les chrétiens du Tibet se comptent entre trois et quatre cents.

Des chrétiens seuls depuis cinquante ans   Oubliés des hommes?

Fixés à Yerkalo, près de la frontière sino-birmane, ils sont seuls depuis cinquante ans. Yerkalo est posé sur un plateau surplombant la vallée du Mékong. On l’appelle la gouttière du Toit du Monde. Un lieu fermé aux étrangers depuis 1959.

Le district de Yerkalo compte environ sept mille habitants, répartis en petits villages dont les principaux sont Tchusuka, Chang Yen Gin («les salines du haut») et Tsen Yen Gin («les salines du bas»). De¬puis la nuit des temps, Yerkalo est l’objet de bien des convoitises, chi¬noises ou lamaïques, et c’est à cause de ces salines-là: des puits, creusés dans le lit même du fleuve Mékong, qui permettent de recueil¬lir l’eau salée. Les femmes ou les jeunes filles transportent des seaux jusqu’au terrain d’assèchement, où le vent sec qui souffle jour et nuit fait s’évaporer l’eau, laissant les cristaux de sel sur le sol.

La femme de Tchen Tchin, le chauffeur de camion, ne fait pas exception: chaque jour, elle se joint aux cohortes de femmes qui tra¬vaillent au sel. Le reste du temps, elle se consacre à sa famille, fabri¬que le «tsampa», qui est une farine d’orge grillée. Et… elle va fleurir le Sacré-Coeur.

Le Sacré-Coeur, c’est l’église de Yerkalo. Elle date du début du siècle. C’était en 1905. Les catholi¬ques du Tibet venaient de subir une persécution atroce. Jaloux de leur pouvoir spirituel, les lamas — exhortés par des Bouddhas vivants — massacrèrent plusieurs prêtres des Missions Etrangères plus onze chrétiens. A Yerkalo, un endroit ap¬pelé le «champ du meurtre» perpé¬tue le souvenir de ces martyrs. Pré¬cipités dans le Mékong, ils ajouté- rent leurs noms à la litanie des martyrs du Tibet: le P. Monbeig, le P. Bourdonnec, le P. Duhernard…

Une paroisse aussi grande que la France

Ces persécutions ne découragè¬rent pas les chrétiens qui édifièrent un lieu de culte dédié au Sacré- Cœur de Jésus. Cet édifice fut une nouvelle fois dévasté, en 1949. Puis réquisitionné pour servir d’école, sous Mao, pendant la Révolution culturelle — le Tibet venait d’être annexé par la Chine. L’église a été rendue aux fidèles, trois ans après la mort de Mao, en 1979. Le choeur fut restauré dans un inimitable style sulpicien, mâtiné de lamaïs¬me. On vit alors ressurgir des ob¬jets qui. sauvés du pillage, avaient été cachés dans l’attente de jours meilleurs: des crucifix, des chandeliers, des Bibles.

L’attente, chez les chrétiens de Yerkalo, est une vertu théologale. Tous les jours, ils espèrent en la visite du prêtre de leur paroisse. Ils n’en connaissent ni le jour ni l’heure: il habite à deux cents kilomètres de là. Le dernier curé résidant à Yerkalo est parti en 1946, chassé par les lamas. Il s’appelait Maurice Tornay, et il était prêtre de la Congrégation du Grand-Saint-Ber-nard. Un Suisse, habitué au sauvetage des âmes et préparé aux rigueurs de la montagne. Il décrivait ainsi son ministère: «Je suis le curé le plus original du monde: ma paroisse est aussi grande que la France. niais elle ne comprend que deux millions de paroissiens, et, parmi ces deux millions, deux cents environ font leurs pâques. Si les habitants de Yerkalo n’ont pas de curé, ils ont un saint: le pape Jean- Paul iI a béatifié le chanoine Maurice Tornay en 1993.

Le prêtre qui dessert Yerkalo vit à Siao-Weisi, au Tibet chinois. Là réside une importante mission catholique, dirigée par le Père She Kuang Yong. Comme tous les prê¬tres du Tibet, sa vie est une histoire tragique. Le Père She a soixante- dix ans. Il a été ordonné en 1987, après vingt ans de geôles chinoises. Ces années de captivité l’ont privé de l’usage de ses jambes. Il ne se rend à Yerkalo qu’une ou deux fois par an, en voiture ou à cheval. Pour confesser, apporter la communion. Il célèbre la messe avec du pain et- du vin préparés sur place: les fidè¬les cultivent à cet effet quelques plants de vigne et quelques arpents de blé.

En l’attendant, les catholiques de Yerkalo se rendent au Sacré-Coeur deux fois par jour. A huit heures et à dix-sept heures. En guise de clo¬ches, un fidèle frappe sur une roue de camion. Les jours de travail, ils sont une trentaine à répondre. Sur¬tout des personnes âgées. Ils chan¬tent en tibétain et récitent l’Evan¬gile qu’ils connaissent par coeur. L’office dure une heure et demie.

Le jour de Noél, les fidèles ont invité tout le village à leur assem¬blée de prière. Certains bouddhistes sont venus.

Sont-ils marginaux, au sein de leur propre peuple? Pas vraiment. Bien sûr, ils n’observent pas les ri¬tes bouddhistes. Entrant dans une maison, ils n’aspergent pas l’en¬droit avec trois gouttes de vin. Por¬tant leur Dieu en sautoir, les chré¬tiens maintiennent leur identité propre. Mais on les trouve dans toutes les couches de la société: le maire de Yerkalo, nommé par le pouvoir communiste, est bouddhiste, mais sa femme est chrétienne.

Unique: un prêtre catholique tibétain

Depuis une dizaine d’années, les chrétiens du Tibet connaissent une paix relative: le Bureau (chinois) des affaires religieuses a reconnu les communautés chrétiennes de Yerkalo et de Weisi.

Isolés, coupés du monde en général et de Rome en particulier, les chrétiens de Yerkalo le sont — hu¬mainement parlant. Comme leurs concitoyens, d’ailleurs: il n’y a pas encore l’électricité ici. Un barrage est en construction, qui permettra, dans trois ans, l’électrification de la région. En attendant, on s’informe auprès des voyageurs. Et on écoute les transistors à piles, qui permet¬tent de capter la radio du dalaï- lama et même la BBC.

Pourtant, en ce début d’année 1996, l’espérance des chrétiens du Tibet porte un nom: Lou Jen Tin. C’est un jeune séminariste origi¬naire de Yerkalo. Il est le petit frère de Tchen Tchin et deviendra le pre¬mier prêtre catholique tibétain. Il suit des études de philosophie et de théologie au séminaire national de Pékin. Dans des conditions précai¬res: manque de livres, manque de professeurs. Lui-même souffre:

— Nous n’avons pas appris con¬venablement les rites, dit-il: com¬ment faire par la suite pour admi¬nistrer les sacrements?

L’ordination de Lou Jcn Tin est. prévue pour l’an prochain. A quelle date, et surtout où? Les chrétiens de Yerkalo espèrent que la cérémonie pourra avoir lieu dans leur village. En dépit des obstacles politi¬ques et pratiques.

Mais l’Esprit souffle où il veut, sur la «Terre des Esprits».

Etienne de Montety   «Le Figaro Magazine»

dmc