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MAURICE TORNAY PAR P. SAVIOZ

Voici 30 ans: Le martyr du père Maurice Tornay   (Souvenirs du P. Alphonse Savioz)

Pour commémorer le trentième anniversaire de la mort du Serviteur de Dieu Maurice Tornay, 11 août 1949, je voudrais rappeler quelques souvenirs des cinq mois passés avec lui à Atuntze, juste avant son départ pour Lhasa et son sacrifice suprême. Avant de vous présenter quelques traits de l’attachante figure du Père Tomay, vous me permettrez d’abord de situer les lieux et circonstances des derniers mois de son pèlerinage terrestre.

Atuntze en 1949

Les populations de race thibétaine habitant la corne nord-ouest du Yunnan considèrent Atuntze (lat. 28° 28′ 58″, long. 98° 70′) comme leur capitale. C’est le plus grand centre de commerce entre Likiang et Batang et le lieu de passage de toutes les caravanes se rendant au Thibet central à partir du Yunnan. Cette bourgade thibéto-mosso-chinoise, située à 3450 m. d’altitude, au sommet d’une vallée latérale du Mékong, comptait environ 400 familles en 1949 et servait de chef-lieu d’une sous-préfecture établie officiellement en 1920, mais laissée parfois sans titulaire, le gouvernement chinois ayant dû se contenter, à certaines périodes, d’y tenir une garnison, tout en laissant le pouvoir effectif aux mains des chefs indigènes et des lamaseries. Cependant l’influence chinoise s’est accentuée à partir de 1932, après des révoltes et des rectifications de frontières avec le territoire de Chamdo dépendant de Lhasa et la province du Sikang récemment établie. L’autorité des sous-préfets envoyés par le Kuomintang réussit à s’étendre petit à petit sur ce secteur, grâce aux querelles entre chefs thibétains et aux batailles périodiques entre différents clans. Les Chinois pratiquent avec maîtrise l’art de diviser pour régner; ils savent utiliser habilement le compromis et ne manquent pas de diplomatie dans l’application du «jusqu’où ne pas aller trop loin». Ainsi le stationnement de troupes, considérées comme inoffensives par les fiers guerriers Khambas et les bandits locaux, l’établissement d’une école chinoise à Atuntze et d’autres pénétrations similaires affaiblissaient lentement mais inexorablement l’au-torité des chefs indigènes et des lamaseries.

Atuntze, nom mosso du lieu, s’appelle Ndiul en tibétain et Tek-hing (vertu honorée) en chinois, ceci en souvenir de De-Khien-Ling, lamaserie de la grande félicité, située jadis à l’emplacement du bourg actuel. Complètement détruite en 1905 par les Chinois, cette lamaserie fut rebâtie sur une colline stratégiquement située à 20 minutes au-dessus de la ville. L’ancienne bourgade, emportée par un débordement du torrent, se trouvait en contrebas, au pied du château fort du roitelet local; en ce lieu subsistent encore quelques maisons dont une faisait partie de la première résidence missionnaire et c’est dans le jardin attenant que reposent les corps du Père Tornay et de son fidèle Dominique. Il semble que les communistes aient respecté les tombes de nos martyrs.

A plusieurs reprises, Atuntze servit de pied-à-terre et de refuge aux missionnaires des Marches Thibétaines persécutés dans ” les ” postes d’avant-garde, mais il n’y eut guère de prêtres résidents jusqu’en novembre 1947, quand le P. Tornay, chassé de Yerkalo et sérieusement menacé à Pamé, vint s’y établir pour rester en contact avec ses ouailles. II entreprend aussitôt de mettre en ordre la résidence dilapidée par le gardien fumeur d’opium, Jean Wang, mais la restauration de cette grande mai-son prit beaucoup de temps, retardée qu’elle fut par le voyage du Père à Kumming, capitale du Yunnan, et à Nankin pour plaider la cause de Yerkalo.

De retour à Atuntze au printemps 1948, il achève rapidement les travaux: construction thibétaine avec murs et toits en terre battue; le rez-de-chaussée, donnant sur la rue principale, comprenait une chapelle à l’arrière ainsi que l’appartement du domestique et la cuisine, au centre un grand hall servant de caravansérail aux marchands chrétiens de Yerkalo et autres lieux qui venaient y échanger leurs marchandises. C’était pratique, car au-dessous se trouvait encore une vaste écurie pour abriter les bêtes des caravaniers. A l’étage, construit sur la partie avant du bâtiment, trois belles chambres, la plus grande servant de bureau et dispensaire avec le grabat du Père dans un coin, au centre un petit salon-réfectoire et sur l’autre côté la chambre pour les missionnaires de passage.

Une étroite galerie donnant sur la rue permettait de suivre la vie du bourg sans trop se déplacer; sur l’arrière-corps du bâtiment, une vaste terrasse se prêtait admirablement à la méditation et au délassement, les regards embrassant au loin la formidable barrière de montagnes qui séparent la vallée d’Atuntze du bassin du Fleuve Bleu, et, près de nous, se heurtant contre le «mur des lamentations», c’est ainsi que nous appelions les restes des remparts d’enceinte derrière lesquels venaient s’accroupir les vieilles Thibétaines pour se soulager au vent frais du matin.

En décembre 1948, je quittais Weisi pour monter dans la partie thibétaine de la Mission, à Tsechung, où je fis mes premières armes dans la langue des dieux en compagnie du P. Louis Emery, sous la direction du P. Francis Goré, thibétologue de renom. Hélas! ces beaux jours furent trop courts! Les supérieurs ayant jugé bon de donner au P. Tornay un compagnon qui pourrait éventuellement le remplacer lorsqu’il partirait pour le Thibet central, je vins le rejoindre à Atuntze et continuer avec lui mes études de langues. Les quelques mois vécus avec ce cher confrère, de février 1949 jusqu’à son départ pour Lhasa et son martyre, furent l’expérience la plus enrichissante de ma vie missionnaire, malgré l’insécurité continuelle et les menaces de toutes parts.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la vie n’était pas monotone à Atuntze en 1949, grâce aux nombreuses relations qu’entretenait le P. Tornay et vu ses connaissances et sa verve intarissable. II considérait comme une de ses grandes responsabilités la tâche de m’enseigner la langue et il y mit toute son ardeur et ses capacités. II voulut profiter de cette occasion pour réunir quelques jeunes du village et leur enseigner l’écriture et la grammaire tibétaines. Il y avait bien une Ecole chinoise à Atuntze, mais ceux qui désiraient apprendre le thibétain, plus utile que le chinois pour les commerçants du coin, devaient trouver des maîtres privés, le plus souvent des lamas. Un jeune homme mosso-thibétain et la fille de l’ancien gardien de la résidence commen-cèrent l’ABC avec nous; le jeune homme, sans goût intellectuel et indolent comme le sont la plupart des jeunes Thibétains de famille riche, abandonnait assez tôt, tandis que la «Marie», une des rares filles chrétiennes de l’endroit, fit de rapides progrès en écriture.

Nos cours étaient souvent interrompus par de nombreux visiteurs, chrétiens ou païens, chinois ou thibétains, venant demander aide et conseil dans ces temps troublés qui précédèrent la «Iibération rouge». Le Père Tornay, ayant reçu des médecines lors de son voyage en Chine, soignait beaucoup de malades et des blessés, victimes des brigands et des milices anti ou pro-communistes. Tout cela donnait d’excellentes occasions -de leçons de choses et d’expériences pratiques, car le Père ne manquait jamais de m’expliquer les conversations qu’il tenait avec ses visiteurs, qu’il s’agisse de pauvres caravaniers ou de riches marchands, de fiers chefs de clan ou d’arrogants lamas venant demander en cachette des injections contre la syphilis. Il recevait charitablement tout le monde, même si parfois il se permettait de leur servir de dures vérités, il parlait à tous, même si le dialecte de l’interlocuteur ne ressemblait que vaguement au thibétain de nos livres.

Comme entraînement en vue de la longue chevauchée vers Lhasha où. il faut grimper des cols de plus de 5000 m et souvent coucher à la belle étoile, il transportait son cou¬chage sur la terrasse, même par des températures au-dessous de zéro. Bien- qu’endurant au point de vue physique, il consentait rarement à une randonnée de délassement. Les paysages spectaculaires du Kawa-karpo ou du Péma-Shan l’enthou-siasmaient passagèrement mais ne semblaient guère le distraire de ses préoccupations intimes. «Vas-y pour cette arête, je me contenterai de prier ici», me dit-il, au sommet du mont Djrongo à l’ouest d’Atuntze où la féerie des glaciers étincelle jusque dans les profondeurs des vallées dominant le Mékong. Il emportait toujours son bréviaire et disait qu’il n’était pas permis de jouir de ces beautés sans louer Dieu par les psaumes, et cela dans la version de la Vulgate, non pas dans vos nouvelles traductions littérales et sans poésie!

A mon avis, ce qui frappait le plus chez le Père Tornay, c’était ce regard plongé en dedans, comme à la recherche de la volonté de Dieu, cette préoccupation constante qui semblait l’absorber et le détacher de la réalité. On sentait chez lui ce besoin d’absolu: «Tant qu’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné», aimait-il à dire; pourtant, rien de l’idéaliste candide ou du naïf en cet homme fort qui trempait dans la réalité avec le courage et l’audace d’un saint. Il ne se contentait pas de prier, car il savait que Dieu ne “nous dispense jamais de l’effort et qu’il ne garantit pas, à notre place, des solutions merveilleuses à nos problèmes. Confronté à une situation vraiment exceptionnelle, il essayait de discerner la volonté de Dieu et ce n’est qu’après mûres réflexions qu’il s’engageait à fond pour exécuter ce qu’il avait décidé et qu’il jugeait être son devoir en tant que responsable de la chrétienté de Yerkalo.

En juin 1949, les chefs indigènes mossos et thibétains, les lamaseries et les seigneurs féodaux, se sentant menacés dans leurs privilèges, firent l’union sacrée pour repousser les «Rouges» qui, avant l’arrivée des troupes régulières, avaient déjà conquis toute la partie chinoise de notre mission. En réalité, ces soi-disant anticommunistes voulaient surtout avoir leur part du pillage des Chinois. Ainsi tous nos braves guerriers partirent vers le sud et nous eûmes un temps d’accalmie à Atuntze, contrairement à nos confrères en pays chinois. Cependant, des bandes sauvages venant des rives du Fleuve Bleu se dirent qu’ils pourraient ramasser un beau butin sans courir aussi loin et ils se mirent à piller la ville d’Atuntze: pillage sélectif, car il ne fallait pas trop offusquer les Thibétains dont ils étaient soi-disant les alliés. Heureusement que la Mission n’eut pas l’honneur de leur visite, car nous n’avions caché dans l’écurie que quelques objets précieux ainsi que deux jeunes filles venues chercher protection chez nous.

Le Père Tornay disait d’un air désabusé: «Advienne que pourra! Ce n’est plus une vie de toujours devoir être sur le qui-vive». Découragement passager, car je suis sûr que si les brigands s’étaient présentés, Dominique, si ce n’est le Père, n’aurait pas hésité à faire le coup de feu et à mettre en fuite les pillards. Cette situation anarchique ne fit que raffermir sa résolution d’aller plaider sa cause au Thibet contrôlé par Lhasa, où régnaient alors un ordre et une paix relatifs. Puisque toute route restait fermée du côté chinois, ne valait-il pas la peine d’essayer de sortir du cercle infernal et de reprendre contact avec l’extérieur en se frayant une voie à travers le Thibet et les Indes? Cet exploit fut réalisé quelques mois après la mort du Père Tornay par Mr. Patterson, missionnaire écossais dans la région de Batang; son itinéraire extrêmement difficile et dangereux lui fit traverser le Markhang (Khang inférieur dont Yerkalo faisait partie), le Haut Tsawarong et le Dzayul pour déboucher sur l’Assam. Par ailleurs, nous savions qu’à cette époque séjournaient à Lhasa quelques Anglais, opérateurs de radio employés par le Gouvernement ainsi que deux Autrichiens, Heinrich Harrer et P. Aufschneiter. Pourquoi un missionnaire catholique dont la présence à Yerkalo avait été sanctionnée par les autorités du Thibet, ne pourrait-il pas s’y faire entendre?

Le Père Tornay prépara avec soin son voyage et obtint l’autorisation de ses Supérieurs, mais avec quelques réserves du côté du Père Goré, Vicaire Général de Mgr Valentin pour la partie yunnanaise du diocèse, auquel il répondit à peu près dans ces termes: «J’admets toutes vos raisons que j’ai moi-même longuement pesées. Oui, ce voyage est très difficile, dangereux même, et son succès aléatoire. Mais, il y a la grâce de Dieu à qui rien n’est impossible. Depuis trois ans, nous avons essayé de tous les moyens pour sauver la chrétienté de Yerkalo, cependant il reste une porte à laquelle nous n’avons pas encore frappé et c’est probablement la bonne: Lhasa!

Mon cœur de pasteur ne saurait trouver la paix tant que je n’aurai pas tout essayé. Quant à ma sécurité personnelle, croyez-vous vraiment que je sois plus exposé sur les routes du Thibet que nous le sommes tous, au .milieu des troubles que nous vivons? Par ailleurs, les lamas qui dirigent les razzias du côté de Weisi, sous prétexte de s’opposer à l’avance communiste. ces lamas qui ont juré d’avoir ma peau, ne pourraient-ils pas profiter de leur va-et-vient incessant dans nos parages pour me liquider en douce?»

A cause de ces troubles dans le sud, la caravane du marchand chrétien à laquelle devait se joindre le Père, tardait à arriver. Il mit à profit ces jours d’attente pour préparer spirituellement les deux serviteurs qui allaient l’accompagner, soit le fidèle Dominique, qui l’avait suivi depuis l’expulsion de Yerkalo, et Jean Hsiao, le fils d’un ancien séminariste. Il leur parlait de l’histoire de la Mission du Thibet et de ses nombreux martyrs, les mettant bien en garde qu’ils ne partaient pas pour une partie de plaisir.

Aussi fut-il assez affecté par l’escapade du brave Dominique, trois jours avant le départ. Ce matin-là, le Père fut intrigué de ne pas entendre ni apercevoir Dominique comme à l’ordinaire; alors il rentre dans sa chambre et voit une forme étrange sur le lit: un baluchon et quelques hardes étaient disposés de façon à ressembler à un homme couché! Lorsque Dominique revint, il dut avouer qu’il avait passé la nuit dans la famille de sa fiancée, qui n’était autre que «Maria», notre étudiante en langue thibétaine, la seule jeune fille catholique à 100 km à la ronde. Il accepta humblement les admonestations du Père qui l’envoya à confesse le lendemain, c’est-à-dire la veille du départ. Le Père voulut se confesser aussi, mais le matin même du départ. Dans la matinée du 10 juillet, la caravane de Setéwang, chrétien de Tsechung, qui avait consenti à laisser les mulets du Père se joindre aux siens, passait sous nos fenêtres dans un tintamarre de clochettes et de cris. L’heure de la suprême aventure et du sacrifice avait sonné pour le Père Maurice Tornay!

A. S.