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Récit du meurtre de Maurice TORNAY par Francis GORE MEP

Nous avons dit que les missionnaires chassés du Thibet en 1865 s’étaient retirés à la frontière sur territoire chinois. C’est ainsi que les Pères Desgodins et F. Biet fondèrent la chrétienté de Yerkalo, sur le Mékong ( 29° de latitude ).

Cette région était administrée par les deux chefs indigènes de Batang, sous le contrôle de la Chine. Après la révolte de 1904 – 1905, elle fut érigée en sous-préfecture, sous le nom de Yentsing et, jusqu’en 1932, administrée par un sous-préfet chinois. A cette dernière date, un lama de la région désarma les troupes chinoises, chassa le sous-préfet et prit en main l’administration.

Menacé en son fief par un compétiteur, le lama aux abois offrit son domaine aux autorités thibétaines voisines qui l’acceptèrent avec empressement. La même année, sur le Haut-Yangtse, Chinois et Thibétains prenaient le fleuve pour limite entre les deux états : Yentsing restait acquis au Thibet.

Les successeurs du lama Kongkar, mort en mars 1934, supportaient mal la présence d’un étranger sur leur territoire. En 1938, ils gagnèrent, moyennant finances, un colonel tibétain à leur cause et confisquèrent la propriété de la Mission catholique que le gouvernement de Lhassa les obligea à rendre, l’année suivante. En septembre 1940, le missionnaire de Yerkalo, le Père V. Nussbaum, était assassiné au village de Pamé, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Yerkalo, en territoire yunnanais.

La défaite momentanée de la France, les menées communistes et, plus tard, l’autonomie laissée au Thibet par la Chine étaient vivement commentées à l’ombre des monastères lamaïques. Le Père Burdin, qui remplaçait le Père Nussbaum au poste de Yerkalo, put s’y maintenir, malgré les rumeurs et les menaces. A sa mort, les lamas songèrent que l’heure était venue d’exécuter leurs desseins. Puisque personne ne s’était soucié d’un meurtre, personne ne se soucierait d’une expulsion, raisonnaient-ils, non sans logique.

Malgré les interventions des ambassades, malgré Thibétains, Mossos, Lissous, Loutses et Chinois, au Sud. les avis du gouverneur du Sikang, malgré même le désaveu, extérieur tout au moins, du gouverneur thibétain de Chamdo, les lamas chassèrent Mr Tornay d’un poste qui avait quatre-vingts ans d’existence et qui avait eu dix-sept missionnaires au cours des âges.

De son exil il suivait les événements : profanation de la chapelle, confiscation de la propriété, obligation pour les chré tiens d’apostasier, de destiner quinze de leurs enfants à l’ordre lamaïque, etc. L’exilé n’y tint plus et, en l’hiver 1947-1948, il alla plaider la cause de sa Mission à Kunming, à Shanghai et à Nanking. Tout se borna à des démonstrations de sympathie. Toujours courageux, Mr Tornay reprit le chemin des Marches yunnanaises et vint s’établir à Tékhing ( marché d’Atentze) pour rester en contact avec ses anciens chrétiens.

Meurtre de Monsieur Tornay

Impatient de réoccuper son poste de Yerkalo, où la situation des chrétiens était de plus en plus précaire, Mr Tornay, religieux du Grand-Saint-Bernard, prit le parti d’aller en personne plaider la cause de sa Mission devant les autorités thibétaines. Il prépara son voyage à Lhassa dans le plus grand secret et quitta Tékhing le 10 juillet 1949 en compagnie d’une importante caravane. Il put franchir sans encombre les postes-frontières de Tchrayul et de Dzogong et atteignit Tento, à quelque trois cents kilomètres au N.-O. de Tékhing.

Cependant la nouvelle de son départ pour la capitale du Thibet avait été communiquée aux lamas de Tsakha qui dépêchèrent deux hommes armés sur les traces du voyageur, avec ordre de l’arrêter et de le ramener. Ces deux individus rejoignirent la caravane, le 27 juillet, sous les murs de la lamaserie de Tento et obligèrent le missionnaire et ses trois domestiques à revenir sur leurs pas. Sur la route du retour, les autorités thibétaines traitèrent avec égards le voyageur, et le douanier de Tchrayul lui adjoignit même un de ses subalternes pour le protéger.

Le 11 août, Mr Tornay repassait le Choula, col-frontière entre la Chine et le Thibet. Sur le versant oriental, à l’orée de la forêt, cinq hommes armés, à la solde des lamas de Yentsing, étaient embusqués, attendant le passage des voyageurs. Doci, l’un des domestiques de Mr Tornay, tomba le premier, et le missionnaire fut tué à son tour. Les deux autres domestiques, qui n’étaient sans doute pas spécialement visés, ne furent pas inquiétés et purent s’enfuir. Après le crime, les meurtriers dépouillèrent leurs victimes de tous leurs vêtements, s’emparèrent des quatre mulets et reprirent la route de Yentsing avec leur butin.

Le soir du même jour, le bruit se répandit dans le bourg de Tékhing ( Atentze ) qu’un parti de brigands attendait le missionnaire sur la rive droite du Mékong. Le sous-préfet donna ordre aux chefs indigènes de le protéger et de le ramener à Tékhing. C’était trop tard. Dans la soirée du 12, les deux domestiques qui avaient été épargnés rentraient à la Mission et apportaient la triste nouvelle du meurtre de Mr Tornay et de son domestique Doci.

Mr Savioz dépêche un courrier sur Tsechung pour communiquer la nouvelle à ses confrères et envoie sept hommes sur les lieux du crime ( cinquante kilomètres environ d’Atentze ) pour rapporter les cadavres des victimes. Ils étaient accompagnés de deux délégués du prétoire chinois, chargés de faire une enquête sur les circonstances du crime.

Le lendemain de la fête de l’Assomption, 16 août, Mr Lovey quitta Tsechung pour aller assister Mr Savioz dans sa pénible tâche. Malgré la pluie et le mauvais état de la route, il arriva à Tékhing le lendemain soir, trop tard pour assister à l’inhumation. Elle avait eu lieu dans l’après-midi du même jour, 17 août.

Les corps des deux martyrs avaient été déposés à la résidence de Tékhing le 16 dans la soirée. Mr Savioz, en rendant les derniers devoirs aux victimes de la haine lamaïque, constata qu’ils portaient les traces de quatre ou cinq blessures de balles et que Doci avait en outre reçu un violent coup de sabre à l’épaule droite. Les yeux avaient été ou arrachés ou dévorés par les oiseaux de proie ; les cuisses étaient aussi mutilées. Mr Savioz et les chrétiens firent la veillée funèbre dans la salle où étaient exposés les cadavres.

Le lendemain, les cercueils étant achevés et les corps entrant en décomposition, Mr Savioz célébra le saint sacrifice de la messe et conduisit les deux martyrs au champ du repos, accompagné des chrétiens et d’une foule compacte de païens du marché. Ils reposent dans le jardin de l’ancienne Mission (transféré à Yerkalo en 1987 rajoutés par dmc), au sud du bourg d’Atentze.

Le 22 septembre, jour octave de N.-D. des Sept Douleurs, patronne de la Mission du Thibet, et fête de Saint Maurice, patron de Mr Tornay, un service solennel fut célébré en l’église de Tsechung pour le repos de l’âme des deux martyrs. Avant la messe qu’il chanta, Mr Lovey fit l’éloge funèbre de son confrère compatriote et ami.
Sanguis martyrum, semen christianorum !

Après le retour des meurtriers à Yentsing, les lamas de So (Sogun) et de Karmda, pour achever leur oeuvre, obligèrent les chrétiens de Yerkalo à leur livrer les caisses que Mr Tornay leur avait confiées en quittant son poste en janvier 1946.

FRANÇIS GORE, MEP –  missionnaire de Sichang.  Doc tiré du bulletin MEP

dmc