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YERKALO PAR BOB CHAPPELET

YERKALO – FRANCIS GORE – VINCENT LY 

Le Père Goré dira souvent qu’il a été pendant 10 ans curé de Yerkalo. Cela doit donc être vers 1918 qu’il y fut nommé. C’est qu’à l’époque il fallait à Yerkalo un missionnaire qui n’ait pas froid aux yeux, qui possède à fond son chinois et son thibétain. Car à l’époque, Yerkalo est encore sous administration chinoise. Le village fait partie de la préfecture de Batang, ville thibétaine à trois ou quatre jours de cheval de Yerkalo, où se trouve le siège du préfet chinois. 

Il y a aussi une petite colonie chinoise et une importante mission protestante, plus une garnison chinoise de 100 à 150 hommes. Yerkalo se trouve à quelque huit jours de cheval au nord de Tsechung, toujours dans la vallée du Mékong; c’est la première mission thibétaine.  Un gros torrent, coulant au fond d’un profond ravin, coupe en deux le plateau de Yerkalo, que d’énormes glissements de terrains ont formé jadis au pied de la montagne.

Ils descendent d’abord en pente douce, pour devenir très raides à la fin, vers le fleuve. La partie nord du plateau est occupée par un village chrétien, composé de maisons, de champs, de la mission de la résidence, et de l’église. Sur la partie sud, un temple lamaïste est entouré par des maisons de Thibétains non chrétiens. Il y a aussi la résidence du grand lama Konghar, c’est ce qu’on appelle vulgairement un bouddha vivant, c’est-à-dire la réincarnation de quelque vieux saint. Il réside à la lamaserie de Sogun, mais il a la haute main sur les lamaseries de la region. Les chrétiens cultivent de l’orge, des raves, de la luzerne, du maïs, mais la vraie richesse c’est le sel. Dans le lit même du fleuve, pas très loin du bord, dans des trous profonds, l’eau dissout du sel rocheux et pendant la saison des basses eaux, c’est-à-dire de septembre à mai, de longues files de femmes et de filles emportent dans des seaux en bois portés sur l’épaule cette eau salée vers des séchoirs. 

Plus haut dans la pente, on a construit des espèces de terrasses artificielles qui ressemblent à des rizières. L’eau qu’on y verse est asséchée par le vent qui souffle presque sans interruption et il reste une couche de beau sel blanc. A Yerkalo, les femmes font tout le travail. Elles alimentent les salines, elles cultivent les champs (c’est le seul pays où j’ai vu les femmes labourer), elles tissent la laine, cousent les vêtements et élèvent leurs enfants, elles approvisionnent les hommes en bière et en alcool, dont ils font grand usage. Les hommes, quand ils ne sont pas en piste avec leur caravane, récoltent le sel, commercent avec les acheteurs et surveillent les gosses. Malgré leur foi et leur piété qui sont grandes, les chrétiens de Yerkalo restent thibétains, cachant sous leur politesse exagérée, leur bonne humeur, leur gaieté, un fond de violence qui connaît parfois de brutales éruptions. Je ne puis pas m’empêcher de vous raconter une histoire arrivée au Père Ly qui donne un petit exemple. Monsei-gneur Valentin, qui a succédé à Monseigneur Giraudeau, n’a pas eu une bonne idée en nommant le Père Vincent Ly à Yerkalo, comme vicaire du Père Goré. Le Père Ly est chinois de Tatsienlou. AYerkalo, il passera des années pour lui très pénibles, qui n’arrangeront pas son antipathie profonde pour tout ce qui est thibétain. Dans les années 1926/27, une bande de brigands dévalise les voyageurs dans la vallée du Mékong, puis se déplace dans celle du Fleuve Bleu. Elle est dirigée par un religieux, le Tchragong lama. On a décrit cet homme comme ayant un pied de plus que moi, ce qui mettrait sa taille à 2 m 10, pesant au moins 40 kg de plus que moi, ce qui mettrait son poids à 120 kg. Il aurait eu la force d’au moins quatre hommes. L’activité de la bande déplaît fort au lama Konghar, car elle est nuisible au commerce. Il se serait volontiers débarrassé de son confrère turbulent, mais la loi lamaïque ne permet pas de tuer un lama. On peut éventuellement le coudre dans un sac en peau et le jeter au fleuve en espérant qu’il s’en sortira. On peut aussi le fouetter beaucoup, et s’il en meurt, eh bien! c’est un accident; mais il faut d’abord l’arrêter et personne n’ose se charger de l’arrestation. On peut imaginer la terreur du Père Ly lorsqu’un jour il voit le terrible lama entrer dans sa chambre. Le géant commence par en faire l’inventaire, puis il découvre un ré-veil-matin que le Père avait reçu comme cadeau lors de son ordination. Le Père doit lui expliquer l’usage et le fonctionnement de ce curieux engin et, bon enfant, le lama dit: «Aujourd’hui je n’emporte que ça.» Et le soir il essaie de remonter le réveil avec ses grandes pattes et il a, bien sûr, fait sauter le ressort. Il revient le lendemain et annonce au Père Ly qu’il lui revend son réveil pour 300 piastres. Le Père Ly dit qu’il ne les possède pas et se rend donc chez le Père Goré pour lui demander de lui prêter au moins 200 piastres. Le Père Goré se demande tout de même pourquoi son vicaire a besoin tout à coup d’autant d’argent et le Père Ly lui explique. Alors le Père Goré envoie le Père Ly se cacher dans un des confessionnaux de l’église. Il va affronter lui-même le terrible géant. Ceci montre bien quel était l’ascendant du Père, son sang-froid, la beauté de son langage : finalement le géant s’en va, dominé, abandonnant le réveil cassé. J’ajoute tristement que quelques jeunes chrétiens font partie de la bande du lama. Pour terminer l’histoire, le combat du Tchragong lama avec un autre géant, un frère lai de la lamaserie de Sogun, fait dorénavant partie des légendes de la région. Le frère lai gagne et le Konghar a son homme qui mourra sous le fouet. Pendant dix ans le Père Goré administrera la mission de Yerkalo avec fermeté, bonté et tolérance. Il voyage souvent, il visite les missions du Mékong et de la Salouen. Au nord, il va jusqu’à la ville importante de Kiangkha. Il a d’excellentes relations avec la colonie chinoise de Batang. Il me raconte en riant comment un jour il assiste, en compagnie du mandarin chinois, à un match de football américain que se livrent les missionnaires protestants. A la mi-temps, les belligérants trempés de sueur se jettent au sol pour retrouver leur souffle. Le mandarin demande alors au Père Goré : «Pourquoi ces messieurs ne laissent-ils pas leurs domestiques se disputer cet objet rond qui ressemble à une vessie de cochon gonflée?» … Robert Chappelet