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Charles RENOU

Fondateur et préfet apostolique de la Mission du Thibet

Le Thibet est certainement encore aujourd’hui la contrée la moins connue du monde, si l’on excepte toutefois les régions voisines du pôle Nord et surtout du pôle Sud. Il occupe en Asie une situation semblable à celle de la Suisse en Europe. Il est suspendu au massif de l’Himalaya, comme les cantons de la Suisse au massif des Alpes, avec cette différence toutefois que les montagnes y atteignent jusqu’à 9’000 mètres et peut-être encore plus, le double de la hauteur du Mont-Blanc. De ce massif s’échappent les plus puissantes rivières de l’Asie : l’Indus, le Gange, le Fleuve-Bleu, le Fleuve Jaune. A une telle altitude, les hivers sont d’un froid épouvantable, et la terre est sous la neige une grande partie de l’année, si bien que les Thibétains appellent leur pays le pays de la neige. La rudesse du climat empêche les arbres de venir et la culture est fort restreinte. Par contre, on trouve au Thibet de nombreux et riches pâturages où paissent, entre autres animaux, des chèvres et des moutons qui ont la particularité d’avoir la tête noire et la queue très large.

Aucun voyageur, en effet, n’échappe, au Thibet, à la curiosité des habitants qu’il rencontre, et son passage devient un véritable événement. Charles Renou se déguisa en marchand : le marchand va partout, et, s’il a l’air un tant soit peu étranger, on peut se dire : c’est un homme des provinces éloignées de la Chine.

Parti de la ville chinoise de Tchen-Tou, l’intrépide missionnaire arriva le 1er mars 1848, à la ville thibétaine de Tchamouto. Il avait parcouru environ 170 lieues, et s’était enfoncé à 60 lieues dans l’intérieur du Thibet; grâce à son sang-froid imperturbable, il avait pu passer inaperçu et se berçait de l’espoir d’arriver à Lhassa, quand, au moment de quitter la ville de Tchamouto, le mandarin du lieu, qui l’avait reconnu pour un étranger, le fit arrêter par ses gardes et conduire au prétoire.

“Il était assis, écrit le missionnaire, dans la grande salle, bien globulé, et drapé dans toute sa morgue chinoise… Il m’en demanda tant qu’il n’y eut bientôt plus moyen de m’en tirer sans mensonges et que je dus lui avouer que j’étais Français et que mon commerce consistait à vendre sans argent la doctrine qui conduit au Ciel. A cet aveu, il voulait faire le terrible et me menacer. Je pris le ton plus haut que lui et lui déclarai que les temps étaient changés depuis les nouveaux édits ….Mon homme se radoucit, puit finit par m’offrir une prise de tabac, et m’invita à retourner à mon auberge en attendant qu’il eût pris son parti”.

La réponse mit, vu la distance de Lhassa, près de deux mois à parvenir. Comme c’était à prévoir, elle était négative. Le voyageur assez audacieux pour avoir osé franchir la frontière de la Terre des Esprits devait être reconduit à la ville chinoise à Tchamouto où les autorités auraient à aviser.

“Qui êtes-vous ? demande le juge criminel. – Je suis un ami de l’empereur de Chine. – Comment êtes-vous ami de l’empereur ? – Je suis Français; or l’empereur de Chine et le roi des Français sont très amis; les amis de nos amis sont nos amis; je suis donc ami de l’empereur de Chine. – Comment vous nommez-vous ? – Charles Alexis Renou, né à Vernates, arrondissement de Baugé, département de Maine-et-Loire, France”.

“L’arrivée du P. Renou, dit Castonnet des Fosses, fut fêtée avec enthousiasme par toute la population européenne de la ville (canton), sans distinction de nationalité; non seulement le missionnaire eut à recevoir des félicitations, mais surtout il eut à donner de nombreux renseignements sur son voyage, détails qui intéressèrent vivement les diplomates et les commerçants si désireux de connaître l’intérieur de l’empire chinois. “Le voyage de l’abbé Renou fut un véritable événement dans le monde géographique Les frontières du Thibet, ce pays jusqu’alors mystérieux, avaient été forcées et cet honneur revenait à un Français”, nous ajoutons à un Baugeois.

Cependant ce premier insuccès n’avait découragé personne. De concert avec la Propagande, les directeurs des Missions Etrangères organisèrent deux expéditions simultanées par l’Inde et par la Chine. Le P. Renou était naturellement désigné pour retourner au poste périlleux; il attaquerait par la Chine; d’autres Pères attaqueraient par l’Inde. L’expédition par les Indes, malgré le courage admirable des missionnaires échoua presque entièrement. Après trois années de souffrances et de luttes, les PP. Krick et Boury furent massacrés par les barbares. Seul notre compatriote devait obtenir un succès relatif.

Dans le courant de l’année 1851, l’audacieux voyageur quittait la ville de Canton pour retourner au Thibet. Afin de dérouter les autorités chinoises, il suivait une route toute différente de celle qu’il avait prise la première fois. Il voulait arriver par la province du Yun-Nan, ce pays dont on a tant parlé dans ces dernières années, contrée limitrophe de notre colonie du Tonkin et qui doit nous revenir quand la Chine sera partagée entre les puissances Européennes. Traverser le Yun-Nan n’était pas chose facile à cette époque. Le Yun-Nan était alors à feu et à sang, ravagé par les peuplades barbares des Lolos, Longs-Poils, etc.., et les missionnaires qui l’évangélisaient devaient habiter de solides forteresses où ils se réfugiaient avec leur Chrétiens (1). Cependant, malgré des périls si réels, le voyage du P. Renou semble s’être effectué sans encombre et le 4 octobre 1852 nous le voyons de nouveau franchir la frontière du Thibet. Dans une longue lettre le missionnaire a raconté les différentes péripéties de son voyage.

Comme en 1847, le missionnaire s’était déguisé en Chinois; il avait avec lui une importante pacotille et était accompagné de deux catéchistes et d’un marchand chrétien chinois, petit-fils d’exilé pour la foi. Après avoir marché encore pendant quelques jours et franchi plusieurs hautes montagnes, les voyageurs se trouvèrent soudain devant de vastes constructions; c’était un couvent bouddhiste, habité par 500 moines et lamas.

Quand, le lendemain le P. Renou habillé en marchand frappa à la porte du monastère, les lamas étaient en récréation et ils s’empressèrent autour de la pacotille du missionnaire déguisé, curieux des plus petites choses, comme tous ceux qui vivent dans un milieu cloîtré. Au milieu des lamas se tenait un homme de haute taille, au visage expressif. C’était le supérieur, ou Bouddha vivant du monastère, en qui l’âme de Bouddha est censée demeurer et qui en était déjà à sa septième incarnation. Le Bouddha vivant s’extasiait devant tous les objets qu’étalait le faux marchand chinois; mais ce qui le ravissait et le mettait comme hors de lui-même; c’était une longue-vue qu’il voulait à toute force acheter. En causant avec lui, le P. Renou ne tarda pas à découvrir qu’il avait affaire à un homme des plus intelligents et très versé dans la connaissance de la langue thibétaine. Dès lors, un plan se forma dans l’esprit du missionnaire, et il posa au Bouddha cette condition : “Cette longue vue, que vous désirez tant, a une telle valeur que je ne la céderais à aucun prix. Cependant si vous consentez à m’apprendre votre langue, je suis prêt à vous l’abandonner, mais à cette seule condition toutefois”. L’affaire était grave, le monastère se réunit en conseil, et sur les avis unanimes des vieux lamas, qui avaient grande envie de regarder dans la lunette, la proposition fut acceptée. Quelques heures plus tard, le P. Renou s’installait dans la lamaserie avec un des ses catéchistes, tandis que les deux autres continuaient leur route pour vendre la pacotille et étudier le pays.

Dès le lendemain de la prise de possession de sa cellule, les leçons commençaient. “Cette fois, écrivait le P. Renou, j’avais trouvé un véritable maître, qui possédait parfaitement sa grammaire thibétaine et était très au courant des divers livres classiques, chose rare en ce pays”.

Les progrès du missionnaire étaient en effet remarquables, et tous ceux qui l’ont connu lui ont rendu cette justice, qu’il avait admirablement saisi le génie de la langue thibétaine, le parlant bien et l’écrivant mieux encore. Pendant les dix mois que dura son séjour, il recueillit tous les matériaux d’un dictionnaire thibétain-français qui a la plus grande valeur et qui, comparé plus tard à celui de Csoma, a servi à compléter l’œuvre du savant Hongrois.

Le Bouddha vivant avait encore des affaires de famille à régler et devait quitter le monastère; le P. Renou fut tout heureux de profiter de cette circonstance pour déguerpir au plus vite. Il fit un paquet de tous ses écrits, laissa au monastère la fameuse longue-vue et partit avec le bouddha. Il le quitta bientôt et regagna en toute hâte le premier poste chrétien du Yun-Nan. Son absence avait duré quatorze mois.

“Dans l’histoire des Missions, écrit M. Launay, il y a peu, croyons-nous, d’incidents aussi curieux que la vie, durant une année, de ce prédicateur de l’Evangile qui, habitant une lamaserie, sait, sous un déguisement de marchand, déjouer toutes les curiosités, prendre tous les renseignements désirables, se rendre maître d’une langue difficile, en un mot, comme lui-même le disait : “forger des armes sur l’enclume de ses ennemis”. Ce fait, à lui seul, dénote une grande prudence rehaussée d’énergie, d’activité, de sang-froid, d’habileté et d’une science peu commune des habitudes chinoises”.

Dans les pays païens ou la polygamie existe, le nouveau chrétien qui a plusieurs femmes a droit de choisir celle qui consent à partager sa religion, lorsque la première épousée ne veut pas être chrétienne. Au Thibet, le cas opposé se présentait. Ce n’était pas l’homme qui avait plusieurs femmes, mais la femme qui avait plusieurs maris. On répondit de Rome qu’une conduite semblable devrait être suivie. Ces différentes questions réglées, le P. Renou, muni de pouvoirs très étendus, reprit pour la troisième fois la route du Thibet; on était au 4 mars 1854.

Enfin, le 31 mai, le P. Renou arriva au terme de son voyage, la lamaserie de Tchamoutong, où il comptait bien se reposer et continuer ses études en compagnie de quelque Bouddha vivant.

Pendant les dix mois que notre missionnaire avait passés lors de son premier séjour chez les lamas, il avait été presque édifié de la bonne tenue du monastère bouddhiste. Les corridors étaient propres, les cellules bien entretenues; les femmes n’avaient pas droit d’entrée, à l’exception de certains jours solennels de l’année, et encore devaient-elles déguerpir avant la fin du jour. Selon les exigences de la règle, les seuls animaux tolérés étaient le chat, pour faire la guerre à la gent souricière, et le coq pour appeler les moines à la prière du matin. Dans la lamaserie de Tchamoutong, où le P. Renou s’était installé, il n’en était pas de même : on en prenait tout à son aise; c’était une petite abbaye de Thélème qui aurait pu écrire sur la porte “FAIS CE QUE TU VEUX”.

“Le jour où nous passions la montagne, écrivait-il, un accès violent me saisit à mi-côte. Mes jambes étaient brisées, la soif me dévorait, et le rocher desséché ne m’offrait pas d’eau. Je me traînai comme je pus, et j’arrivai exténué à la cime de la montagne. La fièvre n’ayant pas cessé, la descente ne me parut pas moins pénible jusqu’à la moitié de la montagne où nous passâmes la nuit”. Le lendemain, le missionnaire rencontrait un riche Thibétain qui ne demandait pas mieux que de lui louer à perpétuité, moyennant la somme annuelle de 130 francs, la petite vallée de Bonga dont il était propriétaire.

Le 25 septembre 1854, le P. Renou prenait possession de Bonga. Cette petite vallée n’avait rien d’enchanteur; les abords étaient des plus sauvages, le sol inculte, et le pays, abandonné, n’était guère peuplé que par les ours et les loups. On s’établit tant bien que mal. Un vieux hangar encore debout, ouvert à tous les vents fut fermé à l’aide des sapins et de peupliers réunis à angle droit; sur l’une des façades on ouvrit une porte et sur l’autre une fenêtre. Pour faire le plancher on tassa de la terre que l’on recouvrit de planches mal dégrossies. Du matin au soir le P. Renou maniait la hache, portait les poutres et les planches comme un charpentier de profession.

La nourriture était en harmonie avec la demeure. A part quelques morceaux de chair d’ours que la colonie avait pu acheter à des chasseurs, le plat habituel était formé d’oignons de lys sauvage et de racines que l’on déterrait. Au printemps les jeunes pousses de fougère et d’ortie fournirent des mets plus succulents.

La forêt disparaissait, sauf cependant les gros arbres auxquels les travailleurs ne voulaient pas toucher. Sur une question de P. Renou, ils répondirent que les gros arbres étaient habités par les mauvais génies, et que quiconque osait leur porter atteinte était frappé de mort ou tout au moins de maladie. Le missionnaire se contenta, pour les détromper, de prendre une hache qu’il enfonça profondément dans ces arbres fétiches. Les Thibétains les achevèrent sans crainte; toutefois, pendant quelques temps, le P. Renou dut, le premier, porter la cognée contre les gros arbres. Quand les ouvriers virent que cet audacieux n’était frappé ni de mort ni de maladie, ils furent pleins de courage et l’imitèrent, en ayant soin, avant de commettre leur sacrilège, de prononcer à plusieurs reprises le nom du Dieu des Chrétiens, et de demander sa protection”.

Aussitôt que les neiges furent fondues, le P. Fage, guidé par un domestique de Bonga, arrivait dans la petite colonie, on était en avril 1855.

Afin d’augmenter le nombre des travailleurs, le P. Renou n’hésita pas à acheter des esclaves, qui étaient enchantés d’entrer au service des missionnaires catholiques. La première fois que fut conclu l’un de ces marchés, le P. Renou vit avec étonnement le maître dépouiller l’esclave de tous ses vêtements. “Pourquoi lui enlevez-vous ses habits ? demanda-t-il. – Quand on vend un cheval, on ne vend pas le licol, répliqua le Thibétain sans s’émouvoir”. Parole brutale qui montre bien la dureté de ce peuple païen. L’un de ces esclaves mérite une mention spéciale. Son maître l’avait renvoyé avec mépris : “Il ne sait rien faire, disait-il, pas même voler”. Pour s’en débarrasser, il le conduisit sur une route qu’il savait fréquentée par le P. Renou, il le fit mettre à genoux, l’attacha à un arbre, et, près de lui, plaça un papier sur lequel étaient écrits ces mots : “Je suis vendu”. Le missionnaire le recueillit, le soigna et le jeune homme devint fort et robuste.

L’été et l’automne se passèrent, puis vint le terrible hiver du Thibet. Les deux missionnaires, dans leur hutte à peine fermée, vécurent d’herbes sauvages, de maïs, d’orge grillée, auxquels ils ajoutaient, le dimanche seulement, un peu de viande fumée. Bientôt, ils tombèrent malades de la fièvre, le P. Renou fut à l’extrémité, et le P. Fage, encore plus bas, commanda son cercueil; peu à peu, heureusement, la santé revint, et au printemps, les deux ouvriers de Dieu retournèrent dans la forêt abattre des arbres, conduire la charrue et jeter en terre quelques semences.

L’une des premières conquêtes du christianisme fut un lama, grand chantre dans un couvent bouddhiste, dont son oncle était supérieur. Ce lama, oubliant son vœu de chasteté, s’était marié, et l’oncle supérieur lui avait conseillé de jeter son enfant dans un précipice situé tout près d’un pèlerinage célèbre.

La femme du lama se trouvant très malade, le pauvre moine eut recours aux bons soins du P. Renou, disant que sa sœur était à la dernière extrémité. “Tu mens, répondit le missionnaire, ce n’est pas ta sœur, c’est ta femme. Tu aimes ton enfant, ajouta-t-il, quand l’autre eut conté son histoire. – Oui. – Eh bien ? reste chez moi, tu garderas ta femme et ton enfant, je t’enseignerai la vraie loi, et toi, tu m’aideras à étudier les livres thibétains”.

Le portrait de ce lama a été tracé par Mgr Biet, dernier évêque du Thibet : “Une large figure, plutôt européenne, un teint cuivré, des yeux noirs, une longue chevelure noire qui descend sur ses épaules et sur sa poitrine ; dans ses cheveux des cordons de soie et des pierres transparentes; sur sa tête un bonnet thibétain surmonté d’une couronne rouge; une large robe en peau de panthère, brodée avec des peaux de loutre; par-dessus, un habit rouge; à la ceinture, un sabre, un couteau, son briquet,etc…, une boucle d’oreille, c’était un élégant Thibétain”. Le lama rendit de nombreux services à la colonie de Bonga, et quand plus tard il se sentit malade, il se fit transporter au séminaire de la mission où il mourut comme un saint. C’était lui à Bonga qui dirigeait l’école ; il traduisit les prières chrétiennes, y appliqua une psalmodie harmonieuse; il n’avait pas oublié que jadis il avait été grand chantre dans un couvent thibétain.

Cependant, le Thibet jusque-là n’avait pas de vicaire apostolique, c’est-à-dire d’évêque. Les succès du P. Renou connus aux Missions Etrangères de Paris et à la cour de Rome avaient attiré l’attention et l’on se décida à placer un évêque à la tête de la Mission du Thibet. L’homme tout désigné était le P. Renou, le premier apôtre du pays, préfet apostolique depuis 1851, qui parlait le thibétain aussi bien que sa langue maternelle. Chose incroyable; on préféra au fondateur de Bonga un prêtre âgé, malade, n’ayant jamais mis le pied dans le Thibet, parlant mal le chinois, et qui, au bout de quelques années, dut donner sa démission. Il est vrai que ce prêtre était un vrai savant, et un saint; mais les auteurs qui ont écrit sur la Mission du Thibet regrettent qu’on l’ait préféré au P. Renou, à qui cet honneur revenait presque de droit. Quoi qu’il en soit, le missionnaire n’en continua pas moins ses travaux, encouragé par le nouvel évêque qui lui écrivait : “Je suis tout humilié de me trouver votre vicaire apostolique. C’est une charge que vous eussiez portée bien mieux que moi…. Il me tarde de faire votre connaissance, et si je croyais pas que vous fussiez absolument nécessaire à Bonga, je vous prierais de venir afin d’avoir vos conseils et de m’entendre avec vous, qui avez tant fait pour la mission dont nous sommes chargés”.

Décidément il était écrit que les souffrances seraient le partage de notre compatriote. Le Thibétain qui avait loué Bonga au P. Renou avait espéré que cet étranger, qu’il croyait Chinois, mourrait bientôt de la fièvre, comme tous ceux qui avaient habité cette vallée malsaine, et qu’il laisserait bien quelque chose à piller. Déçu dans ses espérances et voyant prospérer d’une façon admirable, il jeta sur la vallée un regard de convoitise et résolut de la reprendre. Dans ce but il réunit une forte troupe de gens sans aveu et fondit à l’improviste sur la mission. La maison habitée par les missionnaires fut saccagée et, après ce glorieux exploit, les malfaiteurs s’en retournèrent avec leur butin, espérant bien que la colonie terrorisée se dissiperait. Il n’en fut rien, on se remit à l’œuvre et on répara les ruines.

La vallée de Bonga cessait d’être sûre et il fallait s’attendre à de nouvelles attaques. Peu de temps après ces tristes événements, des assassins guettèrent le P. Renou, et il ne peut échapper à la mort que par une fuite précipitée. Il tourna ses regards vers le monastère de Tchamoutong, où il avait reçu déjà une si cordiale hospitalité. Le Bouddha vivant l’accueillit avec grand plaisir, car il l’aimait beaucoup, et un certain nombre de chrétiens vinrent le rejoindre; quelques hommes de bonne volonté restèrent seulement pour garder les ruines du village.

Ce qui décidait le P. Renou à prendre cette grave détermination était l’annonce du traité de Tien-Tsin, qui, après les victoires de l’expédition anglo-française de 1860, ouvrait la Chine entière aux Européens, et donnait aux missionnaires le droit de prêcher la religion chrétienne moyennant des passeports signés par les représentants de leur nation. Une indemnité avait même été promise aux missions qui avaient souffert quelque dommage, et celle du Thibet, singulièrement éprouvée, devait recevoir 50,000 francs. S’appuyant sur ces traités, le P. Renou se rendit à la ville de Kiang-Ka, où résidait un mandarin militaire chinois et le gouverneur thibétain. Il s’adressa à ces deux magistrats et demanda justice en déclarant pour la première fois depuis son retour au Thibet sa qualité de Français.

Cependant, malgré les tristesses de cette vie si monotone, quelques nouvelles favorables vinrent rendre la gaieté à l’âme du missionnaire. Au commencement de 1861, il reçut la visite d’un marchand chrétien qui revenait de la ville mystérieuse de Lhassa, le sanctuaire du bouddhisme. On y parlait de la France avec crainte et respect, racontait-il, et l’on était sous le coup de la prise de Pékin par les barbares d’Occident.

Le pauvre Mgr Thomine, c’était le nom de ce prélat, qui était loin d’avoir l’endurance du missionnaire baugeois, était presque mourant, il ne pouvait plus, sans aise, ni descendre de sa mule, ni marcher quelques pas, ni même faire un mouvement sans éprouver des suffocations qui ressemblaient à une agonie.

Le P. Durand dont nous reproduisons le récit humoristique, se noya quelques années après en essayant de passer un fleuve à l’aide d’un pont de cordes; chose étonnante, son cadavre retrouvé après un long séjour dans l’eau n’était pas corrompu. Ce prodige frappa tellement l’esprit de ceux qui furent témoins qu’ils se convertirent immédiatement au christianisme.

Trois audiences furent consacrées à l’audition des parties. L’abbé Renou, dit Castonnet des Fosses, portait la parole, et son plaidoyer n’eût pas été déplacé devant une Cour d’appel de France. L’on eût dit qu’il avait passé sa vie dans le monde judicaire. Le mandarin se montrait fort embarrassé; aussi, pour ne pas mécontenter les Thibétains, il usa d’un procédé normand, tout Chinois qu’il était. Il déclara qu’il se jugeait trop mince personnage pour juger l’affaire et terminer un si gros procès.

En effet, malgré ces conditions exceptionnelles dans un voyage au Thibet, les forces du P. Renou, abattues par vingt-cinq ans de fatigues continuelles, commençaient à le trahir; il éprouvait de vives douleurs d’entrailles et des vomissements pénibles qui ne l’empêchaient pas cependant de faire bonne contenance, tant était grande son énergie.

Profitant de ces bonnes dispositions, le P. Renou eut l’heureuse inspiration de s’adresser à un puissant mandarin thibétain qui se trouvait pas hasard dans la ville. Grâce aux instances du missionnaire, le magistrat se rendit non loin de la vallée de Bonga, et activa la solution du procès depuis longtemps engagé contre les malfaiteurs qui avaient ravagé la petite colonie. Huit des bandits furent condamnés, et peu s’en fallut que leurs têtes ne tombassent. Le territoire de Bonga était cédé aux missionnaires français moyennant une légère redevance qui devait être payée au Chef d’une lamaserie.

En effet, tout en étant très aimable pour les missionnaires, on leur interdisait d’aller plus loin que Tchamouto, on alléguait le spécieux prétexte de ménager leurs précieuses santés, et autres fourberies semblables. Trois mois après, les PP. Renou et Desgodins, qui tentèrent le voyage, ne furent pas plus heureux, et durent rebrousser chemin et retourner à Bonga, qu’ils considéraient comme une seconde patrie.

Tous les missionnaires du Thibet étaient à Bonga; ils y célébrèrent en grande pompe la fête de Noël 1862. Quelques païens y reçurent le baptême, et parmi eux se trouvaient des lamas. Bientôt un grand mouvement de Songta, décida d’embrasser la religion catholique. Les missionnaires y furent reçus par le maire, qui avait revêtu sa belle écharpe rouge.

Dans notre pays, répondent les Thibétains, c’est un usage de ne renvoyer jamais un hôte sans lui offrir quelque présent. Or ces idoles ont été nos hôtes, nous leur offrons de l’encens avant de les congédier, nous leur avons même dit ; “Nous vous avons servi durant bien des années mais désormais nous ne vous servirons plus, nous vous prions de pas être fâchés de notre parti et de notre choix”. On ne pouvait être vraiment plus aimable pour ces affreux diablotins.

Enfin, chose incroyable, une lamaserie, son supérieur en tête, se convertit à son tour. Le couvent devint un presbytère, la pagode une chapelle et les lamas se changèrent en sacristains et enfants de chœur. “Au-dessus de la pagode, écrit le P. Durand, se trouvait un grenier dont les coins et recoins étaient encombrés de vieilleries diaboliques : petites idoles en cuivre et en bois, masques hideux de têtes d’hommes ou d’animaux, trompettes faites d’ossements humains, vases des sacrifices, enfin tous les ustensiles dont se servent les ministres du diable, au Thibet, pour honorer leur maître.

La conversion de cette lamaserie, on doit le dire, avait été préparée de longue date par le grand renom de sainteté que la vie toute de prière et de travail du P. Renou avait acquis aux missionnaires. Déjà, en 1856, peu s’en était fallu que notre compatriote ne convertit le Bouddha vivant du monastère de Lodjron en personne. Celui-ci, ne pouvant se résigner à descendre du rang de chef à celui de simple fidèle, avait fait cependant promettre au missionnaire qu’il viendrait le baptiser au moment de la mort. Dans la même année, le P. Renou avait reçu de la lamaserie de Kamda une lettre des plus flatteuses, où l’on pouvait lire ce qui suit : “De même que les racines de l’arbre pasong. en se répandant, ornent la terre, de même vous qui faites le bien êtes venus dans notre pays et nous nous en réjouissons” et la lettre se terminait en demandant au missionnaire des prières pour faire tomber la pluie, car, et la remarque avait son importance, “si le peuple n’a pas de pluie, il ne pourra pas payer son tribut. Nous vous supplions donc très instamment, écrivaient les lamas, de faire tomber une bonne pluie médicinale, et sur les champs et sur les montagnes; nous vous offrons avec cette lettre un Kata au nom de tous les religieux de Kamda et du peuple, année de la poule 5e mois, le 25e jour…”


Ouvrages ayant servi à composer cette Biographie

Castonnet Des Fosses – Charles Renou, missionnaire au Thibet, une brochure in-80 de 40 pages environ. Angers, Lachèse et Dolbeau.

Adrien Launay. – Histoire de la Mission du Thibet. Tome 1er, chapitres 1,4,5,8,9,10. Environ deux cents pages de ce volume sont consacrées presque exclusivement au P. Renou.- Paris et Lille, Société de Saint-Augustin.

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Extraits ci-dessus tirés de “LES MISSIONNAIRES ANGEVINS DU XIXe siècle” par l’Abbé Joseph Mesnard – Angers 1904

DMC