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LA CHINE AU THIBET

Pour justifier ses droits à la couronne et consolider à la fois la secte et son trône, Lozang Gyatso a recours au dogme thibétain de la réincarnation : il prétend être l’incarnation de la divinité tutélaire du Thibet fondateur du royaume et les quatre premiers successeurs de Tsong Khaba dont les deux premiers deviennent eux aussi Dalai Lamas. Les superstitieux Thibétains que cette théorie flatte acceptent avec empressement une divinité pour roi.

Pour calmer les susceptibilités du lama de Trashilumbo son précepteur, le Dalai le déclare lui et ses prédécesseurs incarnation d’Amithaba. De la sorte, entre les deux chefs du lamaïsme existait la parenté qui, d’après le dogme bouddhiste existe dans le ciel occidental entre Amithaba et Avalokitesvara, Amithaba est l’un des Bouddhas célestes qui ne peuvent pas eux-mêmes sauver le genre humain. Ce rôle actif est dévolu à leurs fils spirituels. D’où le Dalai Lama, fils spirituel du lama de Trashilumbo devait s’occuper seul des choses de ce monde.

Les campagnes chinoises au Thibet. – Devant le danger, la Chine décide d’agir. Déjà en 1700, elle avait profité des dissensions survenues dans le camp thibétain de Tatsienlou pour porter au Yalong les limites de l’empire. En 1718, une colonne composée de Chinois et de Mongols Orientaux part de Siling. Arrivée sur le Nagch’u, elle est anéantie par les forces dzoungares et thibétaines. La Chine concentre alors ses troupes à la frontière. Une armée sous les ordres du maréchal Karpi et du général Iotchongki venant du Setch’ouan soumet les tirritoires de Litang, Batang, Kiangkha, Tchraya et Tchamouto, tandis qu’une armée yunnanaise s’avance dans le Tsarong et le Dzayul, et que la colonne de Siling s’ouvre une voie par le Nord. Les Dzoungares subissent de fortes pertes et se retirent en désordre dans le Turkestan et l’Ili. Les vanqueurs entrent dans Lhassa et en détruisent les fortifications.

Pour contrôler l’administration du Dalai Lama et de ses ministres, la Chine laisse un représentant ou amban à Lhassa.

Dans le Thibet central, la paix ne devait pas être de longue durée. En 1727, la division s’était mise parmi les Kalons ou ministres du Dalai.   Kaeulpoupa tue le ministre Kangtsilai. Le Gouverneur du Thibet postérieur Pololai, à la tête de ses troupes, s’avance sur Lhassa et s’empare des rebelles. Le maréchal chinois Tcha Lang-ha entre au Thibet avec 10 000 hommes, met à mort les perturbateurs et transmet le pouvoir à Pololai. Le Dalai qui avait trempé dans le complot est envoyé à Kata (T’ailin près Tatsienlou) et mis sous la surveillance de la garnison chinoise forte de 2 000 hommes. Le Thibet Oriental, Dergué, Lhato, Batang, etc. était rattaché à la province du Setch’ouan, Weisi et Tchongtien, à celle du Yunnan.

A partir de cette époque aussi, le choix du Dalai Lama et du Panchan est soumis à une réglementation sévère. Les lamaseries de Lhassa s’étaient arrogé le droit de choisir la réincarnation. En pratique, leur choix tombait dans une famille riche et puissante, ce qui constituait une sorte d’oligarchie. La Chine décida qu’à l’avenir les lamaseries choisiraient trois ou quatre candidats et que le Dalai serait élu par le sort en présence des ambans. La même règle fut appliqée au Panchan Lama et au Grand Lama de Mongolie. Pour faire respecter ses ordres, la Chine établissait des garnisons sur toute la route du Setch’ouan à la frontière du Népal.

Par une coïncidence surprenante, les quatre Dalai qui se succédèrent sur le trône durant la première moitié du XIXe siècle, terminèrent mystérieusement leur carrière à l’époque où ils auraient dû gouverner par eux-mêmes. Leur disparition était due, dit-on, à l’ambition du premier Kalon ou régent et aussi à la politique chinoise. La chine en une circonstance crut de son devoir d’éloigner le régent meurtrier d’un Dalai. C’était le fameux Péchi que connurent les Pères Huc et Gabet durant leur séjour à Lhassa. Il fut envoyé en exil dans la province du Hé-long-kiang, non pas tant toutefois à cause du meurtre du dixième Dalai Lama qu’à cause de ses allures indépendantes (1844).

En 1866, l’ordre était rétabli. La Chine sommée de payer les frais de la campagne préfère laisser au vainqueur l’usufruit de sa conquête. Punrapa devenu gouverneur du Tchantouei oblige ses voisins le Dergué et les cinq clans des Hor à lui payer tribut. Il se prépare même à annexer Litang et Batang, et à couper les communications de la Chine avec le Thibet. La Chine qui venait de réprimer la révolte des Musulmans du Yunnan, 1870, et celle des Thibétains du Tchongtien, 1873, ordonne au débadjong (Gouvernement thibétain) de rappeler son représentant au Tchantouei. Le Dergué en profite pour reprendre son indépendance, 1877, et le Gouverneur du Setch’ouan, Lo Pin-tchang envoie au Tchantouei l’intendant de circuit Che. Arrivé à Tatsienlou, ce dernier n’ose aller de l’avant et par l’intermédiaire de subalternes obtient 200 000 taëls des Thibétains. Il fait un faux rapport au trône et le Gouvernement de Pékin laisse la contrée aux mains des lamas.

Au sud du Thibet, le territoire du Sikkim était depuis 1861, sous le contrôle de l’Angleterre. Les Thibétains digéraient difficilement cet affront. En 1885, Nac Dulay, délégué de son Gouvernement à Lhassa est arrêté à la frontière du Haut Sikkim par une troupe de Lhassa en armes. Il est rappelé à la demande de la Chine. Fiers de ce succès, les Thibétains envahissent le Sikkim, les Anglais les en chassent et s’avancent dans la vallée de Chumbi. Par un premier traité, 1890, la Chine au nom de son vassal fixe avec l’Angleterre la frontière entre le Thibet et le Sikkim, et par un second traité, 1893, ouvre Yatong au commerce anglais. Le Thibet en conclut que la Chine est impuissante à le soutenir et que sa politique d’isolement est menacée.

Survient la guerre sino-japonaise et la défaite de la Chine, 1894, le Dalai est de plus en plus convaincu de l’impuissance de sa suzeraine, il croit de son devoir de prendre les rênes du Gouvernement. il a du reste atteint sa majorité, il se libère du régent et de ses partisans par le poison.

La Chine qui perd du terrain autorise les Foutouktou de Tchraya et Tchamouto à envoyer des ambassades directement à Pékin. Comme son trésor est vide, elle charge le Gouverneur du Setch’ouan d’exploiter les mines d’or des Marches thibétaines.

Rappelons-nous que l’axiome fondamental de la politique anglaise est de tenir la Chine aussi éloignée que possible de la frontière des Indes. La Chine qu’on voulait ignorer, consacre sa suzeraineté en ratifiant le traité de Lhassa et en payant la casse. 

En 1907, la lamaserie de Lazong, perchée comme un nid d’aigle sur la rive droite du Mékong, en face Yerkalo, se révolte. Le jeune commandant Tch’en Fong-siang, à la tête de son bataillon passe le fleuve et escalade la montagne. Les lamas prennent la fuite. La conséquence de ce coup hardi fut la soumission du Tsarong. Le vainqueur, de peur de se compromettre, n’osa pas organiser sa conquête. Quelques mois plus tard, les Tsaoronnais redevenaient sujets de Lhassa.

A la fin de 1909, tout le territoire rattaché au Setch’ouan en 1727 (à part l’enclave du Niarong et Tchantouei) était administré directement par la Chine. Une armée de 2500 hommes sous les ordres du général Tchong In se dirige sur Lhassa. Le Tsaorong en armes veut lui en fermer la route. Tchao court à Tchamouto. Les Thibétains pris entre deux feux se retirent. Tchao Eul-fong ouvre aux nouvelles troupes la route jusqu’à Kiangta.

Une troupe lancée à sa poursuite s’avance jusqu’au Brahmapoutre que le Dalai et sont escorte venaient de traverser. Elle rentre à Lhassa tandis que les fuyards gagnaient à marches forcées la frontière indienne, neuf jours après leur départ de Lhassa (février 1910). Le Dalai qui, cinq années plus tôt, fuyait devant l’armée anglaise, venait demander secours et asile au Gouvernement britannique. La générosité anglaise dans la campagne de 1904 portait ses fruits.

La fuite du Dalai permettait à la Chine d’agir à son gré dans les Marches et au Thibet. De Tchamouto Louiouki, Tchraya, Kiangkha et Saguens, qu’il administre par des Lysekouan. Dans un rapport au trône, Tchao Eul fong demande l’autorisation de rattacher aux Marches tout le territoire compris entre Tchamouto et Kiangta. Le Gouvernement de Pékin prend avis des ambans qui trouvent cette mesure inopportune.

Tchao Eul-fong rentre à Batang qui doit être le centre de la province de Sikhang qu’il rêve d’établir, divise le Dergué en 5 districts et commence les travaux de construction d’un prétoire. En mars de la même année 1911, le Commissaire des Marches est élevé à la dignité de vice-roi de Setch’ouan.

La Chine républicaine au Thibet et dans les Marches (1911-1919).

Les Thibétains relèvent la tête et mettent le siège devant Litang. La garnison chinoise s’enfuit avec armes et bagages, le sous-préfet est tué au moment où il se préparait à les suivre. Batang et Yentsin sont sous une menace perpétuelle. A Batang, le général Kou organise la résistance ; les hordes thibétaines allaient l’obliger à capituler, quand il reçut du renfort de Kongkio et Tchraya. Les soldats de Yentsin avaient, eux, prudemment abandonné leur poste.

Le gouvernement britannique, qui en 1907 s’était engagé avec la Russie à ne pas permettre l’entrée des troupes chinoises au Thibet, avait fait savoir à la Chine qu’elle devait garder l’intégrité du Thibet. L’armée de Tchong In avait été obligée de regagner la Chine par la voie des Indes et le Dalai avait repris possession de son trône.

Cependant l’Angleterre réunissait délégués chinois et thibétain à Simla. La conférence qui ne prit fin qu’à la veille de la guerre européenne, n’eut point le résultat qu’on en attendait. Il y fut question de diviser le Thibet extérieur et intérieur et de donner l’autonomie au Thibet extérieur sous la suzeraineté de la Chine. Avant de se séparer (juillet 1914) les délégués convinrent seulement que les partis en présence garderaient leurs positions et que la conférence serait reprise après la guerre européenne.
Le président Yuan Che-k’aï faisait passer par les armes le général Tchong In qui n’avait pu se maintenir à Lhassa, et était disposé à s’entendre directement avec le Dalai Lama sur la question thibétaine. L’accord paraissait possible et deux délégués du Dalai arrivaient en décembre 1914 à Tatsienlou, avec mission d’entrer en pourparlers avec le Commissaire des Marches Tchang Gni.

Le territoire des Marches qui comptait 28 sous-préfectures n’en comprend plus que 16 dont 5 sans titulaires. Les Hiang-tchenois ravagent tout le pays entre Hok’eou et Batang. Litang tombe même entre leurs mains et les deux sous-préfectures de Batang et Yentsin sont isolés du reste des Marches.

Conclusion.

La Chine a des droits sur le Thibet. Le Thibet, gouvernement tyrannique, s’il n’en fut jamais, n’est du reste pas mûr pour l’autonomie, quoi qu’on en dise. Il faut bien avouer que dans le passé la politique chinoise au Thibet était faite de mauvaise foi, de violence et de mensonge. Il est à craindre aussi que la Chine républicaine ne soit un jour ou l’autre, sous la coupe d’une nation étrangère. Le Gouvernement de Pékin, qui déjà emploie des conseillers étrangers pour son propre gouvernement, ne saurait trouver déplacée la présence à Lhassa des représentants des grandes puissances mondiales.

La question de la suzeraineté effective de la Chine sur le Thibet, une fois résolue, tout porte à croire que la Chine reviendrait volontiers aux frontières de 1727 et abandonnerait au Thibet, son vassal, les dernières conquêtes de Tchao Eul-fong.

Quant aux Marches thibétaines, réunies au Setch’ouan ou érigées en Province, “la pacification doit être envisagée comme une opération de police”.

La Chine pourrait compter sur le loyalisme des chefs indigènes, surtout si elle leur accorde un traitement et une parcelle d’autorité, et sur le loyalisme des populations en diminuant les corvées et les impôts qui les accablent.

Extraits tiré du R.P. Goré – Tatsienlou, 1er décembre 1919.