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LA CHINE COMMUNISTE AU THIBET

Dans les derniers mois de 1948, par la chute de Moukden, toute la Mandchourie tombait sous le joug communiste. Durant les mois suivants, Peiping, Nomking, Shanghai tombaient à leur tour et la fuite des troupes nationalistes laissait libre l’entrée des provinces méridionales qui étaient minées par une propagande bien orchestrée.

Dans les Marches thibétaines, les chefs indigènes, sur l’ordre du Gouvernement nationaliste, dit-on, lancent leurs bandes à la curée. Au Kankounov, malgré une résistance acharnée, les troupes musulmanes déposent les armes. A Lhasa, on ne sait à quel Bouddhissat se vouer. Aux Indes même le Gouvernement de Delhi introduit ses agents au Bouthan et au Sikkim pour les rattacher plus étroitement à la cause commune. Se souvenant qu’une vieille prophétie a annoncé, il y a bien des années, que le 13° Dalai défunt serait le dernier, les lamas prêchent la guerre sainte. En réponse, la Chine rouge proclame sa volonté de libérer tous les peuples qui sont courbés sous le joug impérialiste.

En l’été de 1950, par les pistes qui remontent les vallées du Fleuve Bleu, du Mékong et de la Salouen, arrivent les soldats, de la Libération. On estime qu’il y a de trois à quatre mille hommes, qu’une discipline sévère maintient dans le devoir. Ils paient tout ce qu’ils achètent, ne réquisitionnent l’habitat qu’en cas de nécessité, laissant les chefs indigènes à la tête de leurs fiefs héréditaires et négligent provisoirement de désarmer leurs sujets. A la mi-septembre, les colonnes pénètrent dans le Thibet indépendant, occupent les districts de Tsakha et du Tsarang, presque sans coup férir, cependant que les armées du Sikang atteignent Chamdo, position stratégique sur le Haut-Mékong.

Au début de l’hiver, la plupart des soldats étaient rappelés dans la région de Likiang, ne laissant derrière eux que de petites garnisons suffisantes pour assurer le contrôle du pays conquis.

Le « débajong » s’abouche avec le Gouvernement des Indes qui, héritier de l’empire britannique, avait intérêt à ne pas laisser les communistes chinois ou russes se fixer sur ses frontières, pour chercher en commun une solution au problème sine¬thibétain; mais Nehru, soucieux de ne pas déplaire à la république de Chine se dérobe. On apprenait en même temps que le jeune Pancha, qui avait été intronisé à Kounboum par un délégué du Gouvernement nationaliste, quelques mois plus tôt, venait de passer dans le camp communiste avec tous les officiers de sa suite. On craint maintenant que la Chine communiste ne continue la politique de la Chine nationaliste qui consiste à opposer le Penchan au Dalai, si besoin est. Devant la menace, le Dalai et son entourage, les membres du conseil, les chefs des grands monastères, les riches marchands quittent Lhasa avec leur fortune et s’acheminent en direction des Indes.

Le 23 mai 1952, était signé à Péking un accord entre la Chine et le Thibet, qui reconnaissait l’autonomie financière et administrative du Thibet sous le contrôle de la Chine, laissait à cette dernière la défense nationale et les relations étrangères et autorisait les troupes de la Libération à entrer au Thibet pacifiquement. Comme la Russie de Staline a repris à son compte le programme impérialiste des tsars, la Chine communiste reprend  le plan des empereurs mandchous et du Gouvernement nationaliste de Tsiang-Kai-Che. Il appert des 17 articles de cet accord publié dans la presse chinoise en chinois et en thibétain, que le Thibet autonome s’engage à unir ses forces à celles de la Chine pour lutter contre l’impérialisme étranger et à assister de toutes façons la Chine suzeraine. Un examen attentif des textes nous laisse entrevoir bien des fissures qui permettront un jour ou l’autre à la Chine communiste d’agir à sa guise au Thibet.

Et d’abord il n’est pas question de frontières entre le Thibet autonome et les provinces du Sikang et du Tsinghaï. On sait que les géographes les tracent à l’ouest de Gyamda, c’est-à-dire à une faible distance de Lhasa. Si la Chine reconnaît l’autorité du Dalai lama, du Panchan et des seigneurs féodaux, voire du corps lamaïque, elle ne dissimule pas qu’ils devront à l’avenir tenir compte de la volonté populaire et apporter dans leur gestion les ménagements que le peuple pourra suggérer (ou qu’on lui suggérera).

La clause qui prévoit que les troupes thibétaines — dix mille hommes au plus — feront partie intégrante de l’armée chinoise de la Libération ne prépare-t-elle pas simplement leur désarmement? L’engagement souscrit par le Thibet d’assurer les convois et de procurer, si besoin, le grain nécessaire à l’entretien de la troupe, sera peut-être sous peu une source de friction. Enfin, nous sommes en droit de demander si l’accord a été signé par les représentants du Gouvernement thibétain (débajong) ou s’il n’est le fait que des porte-parole du Panchan inféodés au communisme chinois.

Quoi qu’il en soit, cet accord constitue pour la Chine communiste et pour la Russie qui la guide, un succès diplomatique de première importance. Le vaste plateau thibétain, le Toit du Monde, par sa situation au centre de l’Asie, domine de sa masse le sous-continent qu’est l’Inde. Ne dit-on pas déjà que des savants russes y auraient découvert des gisements de minerai radio-actif et choisi des bases aériennes? Et la Chine ne va-t-elle pas exiger que les Etats subhimalayens, le Népal, le Sikkim et le Bouthan rentrent dans le giron de la grande république populaire de Chine? Déjà la Chine pousse activement la construction de routes en direction du Thibet.

La route de Kangting à Chamdo, longue de 800 km, est en voie d’achèvement, la route de Yunnan venant de Tali atteignait Weisi au printemps dernier (330 km) et devait être continuée sur Théki.ng, au nord (250 km). De Théking, il était question de la raccorder à la route du Sikang et de construire un autre tronçon qui, à travers le Tsarang et le Dzayul, parviendrait et la frontière indienne, en Assam. A l’époque où l’accord était signé à Péking, les troupes chinoises, qui avaient hiverné dans la région de Likiang, remontaient au Thibet et dès la fonte des neiges, occupaient le Tsarong et le Dzayul, prêtes à se joindre aux colonnes venues du Sikang, et à entrer pacifiquement dans le Thibet central.


Par mesure de précautions, le général Tchang-King-Ou, l’un des signataires de l’accord sino-thibétain de Péking, était dépêché au Thibet par la voie des Indes. Il arrivait dans la vallée de Chumbi avec son escorte dans les derniers jours de juillet. Sans tarder, il convoquait le jeune Dalai et les membres de son gouvernement qui se trouvaient dans le voisinage, et s’abouchait avec eux. Il n’eut pas de peine, semble-t-il, à les convaincre des bonnes dispositions de son gouvernement envers le chef temporel et spirituel d’une « minorité ethnique chinoise » et les engagea à rentrer au plus tôt à Lhasa, où il les suivit de près. Les premiers bataillons de l’armée populaire entraient dans la capitale thibétaine, le 26 octobre. Ils étaient commandés par les généraux Tchang-Koué-Houa et T’an-Kouan-San. Sur toute la route, la population locale s’était mise à la disposition des envahisseurs pour le service des oulaks » ou corvées.

A quelque temps de là, une colonne, venant de Koukounor, arrivait au poste avancé de Nagchukka, en route pour Lhasa. Au dire des journaux chinois, l’armée de la Libération fut l’objet d’une réception enthousiaste et, comme de coutume, banquets et cadeaux contribuèrent à sceller l’amitié des deux nations que la propagande impérialiste avait naguère séparées. Le général Tchang-King-Ou s’employa de son mieux à réconcilier les jeunes Dalai et Panchan qu’une brouille regrettable avait aussi séparés dans leur vie antérieure. Il y réussit assez bien puisque, dès le mois de décembre, le personnel de l’entourage du Panchan, autorisé à rentrer au Thibet, arrivait à Lhasa et que le Panchan en personne y entrait un mois plus tard. De la sorte, les autorités thibétaines reconnaissaient le favori de la Chine en qualité de Panchan et abandonnaient le prétendant qu’elles lui avaient opposé.

A la force armée, la Chine adjoignait une mission culturelle de vingt-cinq membres, ingénieurs et médecins. Les nouveaux maîtres se mettent à l’oeuvre : tandis que le corps médical prodigue ses soins aux malades, et que les ingénieurs prospectent la région à la recherche de gisements minéraux, les soldats devenus colons ouvrent à l’agriculture de vastes terrains sur la plaine du lait », dans le voisinage de la ville sainte. De Lhasa, quelques bataillons partent ‘pour Gycmgtsé et Shigatsé, les deux centres les plus importants de la région. Déjà, les journaux annoncent que « la terre des esprits » (Lhasa) sera dotée sous peu d’un poste puissant de radiodiffusion. Désormais, nous ne pouvons que suivre dans la presse étrangère le développement de la campagne dite de pacification.

Le Comité d’administration a exigé le départ d’un dés ministres du Débaiong, Lhalousé, dont la famille s’honore d’avoir donné deux Dalaï lama à l’église lamaïque et réclame aux puissantes lamaseries des environs de Lhasa : Diréjung, Séra et Galdun, les armes que leurs vingt mille moines combattants détiennent. Le parti national accuse le porte-parole du jeune Pan-chan d’avoir introduit le loup dans la bergerie. Aux dernières nouvelles, nous apprenons que la Chine communiste regarde déjà au-delà des Himalayas et prépare la libération du sous-continent indien. La famine qui sévit à l’état endémique, la division des castes constituent un excellent bouillon de culture pour l’idéologue marxiste et la lutte des classes.

L’énorme distance qui sépare la Chine intérieure du Thibet central, l’étendue d’un pays grand comme trois fois la France, la difficulté des relations dans une région hérissée de montagnes, bloquées par les neiges durant une partie de l’année, la pénurie de grain dans un pays peu peuplé sont, pour les troupes d’occupation, des problèmes difficiles à résoudre. On dit bien que le pays est riche en minerai, que le charbon remplacera l’argol (bouse de vache), le seul combustible sur les hauts-plateaux, que les soldats colons ouvriront les plaines susceptibles de culture, niais c’est là un travail aléatoire et de longue haleine. En relisant l’histoire des relations de la Chine avec le Thibet dans le passé, nous constatons que l’occupation du Thibet n’a lamais été que partielle et de courte durée. Les communistes chinois auront-ils plus de persévérance que leurs devanciers au pays des lamas?

FRANCIS GORE   MEP