Skip to main content

MES SOUVENIRS DU PERE GORE

Souvenir du 13 mai 1952, le jour de mon saint patron, saint Robert Bellarmin: deux communistes en uniforme (policier et soldat) arrivent à la mission de Tchrongteu, certes pas pour me souhaiter «bonne fête» mais pour informer le Père Emery et moi-même que nous avons à quitter le pays le plus vite possible, en emmenant le Père André. 

Nous nous attendions à cette expulsion, ayant appris que les missionnaires de la vallée du Mékong ont été obligés de partir au mois de janvier.  Le coup est quand même rude. Le 13 mai prochain, nous allons non pas fêter, mais évoquer ce 40e anniversaire. Je pense qu’à l’époque j’avais 44 ans, ça ne me rajeunit pas et c’est à craindre que ma mémoire aura bientôt autant de trous qu’un fromage de Gruyère. 

J’ai soudain très envie de parler du Père Goré que j’ai si souvent évoqué dans mes histoires, un homme qui maintenant, dans mon souvenir, a une place unique, tellement je lui dois d’affection, d’admiration et de gratitude. Je vais donc raconter des événements dans lesquels le Père Goré a joué. Le ler avril 1933, un groupe de missionnaires valaisans, composé des Pères Melly et Coquoz, du Frère Duc et de votre serviteur, met pied à terre après un voyage en caravane de 23 jours. Dans la cour de la mission de Weisi où les bernardins ont l’intention d’installer leur quartier général, deux missionnaires français les reçoivent avec beaucoup d’amitié. Ce sont les Pères Goré et Bonnemin des Missions Etrangères de Paris, qui sont venus nous recevoir et qui nous attendent depuis une semaine. Puis c’est au tour de la poignée de chrétiens locaux qui tiennent à manifester la joie que leur cause notre arrivée. Ils sont très embarrassants pour Frère Duc et moi par leur obstination à vouloir se prosterner à nos pieds. En Chine il était admis, voire de règle, que les chrétiens fassent le «koteou» aux Pères, c’est-à-dire se prosternent devant eux. Mais les braves chrétiens de Weisi ne savent pas encore ce que c’est qu’un Frère, et surtout ils n’ont jamais vu un grand gaillard, habillé comme les Pères, logé et nourri comme eux, mais qui, au lieu de dire la messe fabrique des meubles, cuit du pain, tanne du cuir et fait la boucherie! Au cours des jours suivants, le Père Goré nous présente au mandarin, aux autorités locales. Grâce à ses instructions, à ses conseils, nous prenons part au grand ban¬quet officiel que le mandarin donne en notre honneur, sans nous rendre trop ridicules. Nous visitons la ville; le Père nous présente aux commerçants, enchantés de voir arriver des étrangers qu’ils vont pouvoir exploiter! Puis le Père Goré va me faire une petite farce et un grand plaisir… Je lui demande ce que sont de jolis carrés d’un rouge éclatant, étalés sur une assiette au milieu de la table de notre réfectoire. Le Père Goré répond: ce sont des pâtisseries. Je me serais méfié si j’avais vu pétiller ses yeux derrière les verres des lunettes, mais je suis trop pressé de me régaler et mets en bouche un de ces petits carrés rouges et prends la fuite, les larmes aux yeux, suivi d’une salve de rire, pour aller éteindre l’incendie qui s’est déclaré, qui fait rage dans ma bouche. Les soi-disant pâtisseries sont de petits carrés de fromage de soja, roulés dans de la poudre de piment. On en met une toute petite fraction, un tout petit fragment dans un bol de riz pour le rendre moins fade! Voilà pour la petite farce. 

TATSIENLOU (KANGTING) SOUS LA NEIGE AVEC LA CATHEDRALE QUI A ETE DETRUITE

Le grand plaisir c’est lorsque le Père Goré propose au Père Melly, notre supérieur, d’amener le Père Coquoz et moi à Tséchung, pour nous donner lui-même les premières leçons de chinois. C’est avec un énorme plaisir que je grimpe à bord de l’une des deux grandes mules pour aller apprendre le chinois dans un village thibétain, où personne n’a pris la peine d’apprendre la langue de Confucius. Voyager avec le Père Goré est un privilège. Avec lui, on apprend à regarder, à observer, à scruter la nature, le paysage, la vie des gens. J’apprends aussi à ne pas perdre les pédales lorsque je sens monter la frousse, quand en avançant en pays tibétain la piste devient de plus en plus mauvaise, voire dangereuse. A un endroit où nos mules escaladent péniblement un escalier rocheux, au-dessus du fleuve qui se précipite en grondant, j’appelle le Père pour lui demander si l’on ne serait pas mieux à pied. Il répond en souriant: vous avez deux pieds, la mule en a quatre. Alors je confie ma vie aux quatre pattes de sa mule Huami, sa grande mule brune. Mais je ne suis pas du tout à l’aise sur ma selle, comme le Père, sur la sienne, qui a l’air d’être dans un fauteuil confortable. La mission de Tséchung est sur la rive droite du Mékong; nous arrivons par la rive gauche. Il nous faut donc traverser le fleuve sur l’un des célèbres ponts de corde, c’est-à-dire deux gros câbles de bambou, un pour aller, un pour venir, sur lesquels on glisse attaché à un bout de bois évidé. C’est un peu une tradition de faire d’avance un peu peur aux nouveaux venus avec ce mode inévitable de passage. Les Pères Melly et Coquoz n’y ont pas failli. Au cours du voyage ils avaient décrit, à Frère Duc et à moi, ces ponts de corde comme extrêmement dangereux, désagréa-bles, insistant sur toutes les possibilités d’accidents mortels. Avec Frère Duc, ils avaient perdu leur temps car il est totalement imperturbable. Les Pères avaient passé deux fois sur ces ponts en 1931. Aussi leur avais-je demandé avec une sympathie totalement hypocrite: comme vous avez dû avoir peur! Là-dessus, ils avaient changé de conversation… Le Père Goré me dit: vous savez, chaque année des milliers de gens passent sur ces ponts, plus des chevaux, des mulets, des bovins. Nos mules vont passer sur ce même pont tout à l’heure et elles sont pourtant bien plus lourdes que nous… Aussi, est-ce plus curieux qu’inquiet que je me laisse attacher à la glissière, puis je fais la descente brusque jusqu’au fond de la boucle, au-dessus de l’eau, pour remonter la petite pente vers la rive opposée. J’atterris dans les bras de maître Siao, le cuisinier de la mission, ancien séminariste. Il me reçoit avec des belles phrases latines. Les journées qui suivent, pendant un mois et demi, sont studieuses. La qualité du professeur est telle qu’apprendre devient pour les élèves un plaisir. Le Père parle, lit et écrit parfaitement le chinois, aussi bien que le thibétain. Il dit mieux comprendre les classiques chinois que son bréviaire et les livres sacrés du bouddhisme thibétain ne lui posent guère de problèmes. Le dimanche, lorsqu’il prêche assis derrière la table de communion, les fidèles attentifs se penchent en avant pour ne rien perdre du splendide langage. Ils sont un peu dans la situation de Suisses d’outre-Sarine qui écouteraient un sermon en pur allemand classique. Ils comprennent chaque mot, mais parlent eux-mêmes un dialecte. Le soir, quand la fumée de nos pipes étouffe presque la flamme de notre bougie, le Père raconte… Son français est si net et clair, sa diction si précise et agréable qu’ils permettent de mieux comprendre les événements qu’il relate et de mieux imaginer les personnages qu’il évoque. Il parle de l’histoire moderne de la Chine et du Thibet, de la mission et de son histoire, des missions voisines. Il évoque des missionnaires toujours vivants ou morts depuis longtemps, des personnages chinois, tibétains, qui ont joué un rôle au cours de ce premier quart de siècle. L’un des côtés de sa personnalité ne cessera pas de m’intriguer.

Au cours des mois, des années que je passerai en sa compagnie et en celle de missionnaires, nombreux, que j’ai rencontrés au cours des vingt années qui suivront, nous parlerons volontiers de notre patrie, de notre enfance, de nos études, les Français de leur service militaire, de leur famille, mais jamais je n’ai entendu le Père Goré évoquer sa Normandie natale, sa jeunesse, ses études au séminaire de la rue du Bac, son service militaire interrompu par un accident de vélo, ce qui permettra à ses supérieurs de l’escamoter, de le cacher pendant un an au collège de Pinang en Malaisie, séjour dont il ne parle jamais non plus. On dirait qu’il vint au monde en arrivant en Chine. Ses souvenirs remontent à 1909, l’année où il est nommé à la mission du Tibet, qui a son siège à Tatsienlou, territoire qui alors faisait par¬tie de la province de Setchouan.C’est donc en 1909, au synode de Shanghai, que le jeune Père Goré se présente à Monseigneur Girau¬deau, évêque du plus grand diocèse du monde, le Tibet, diocèse habité par des bouddhistes. Le synode ter-miné, les évêques du Setchouan empruntent la voie du Fleuve Bleu pour retourner à leur mission. Sur une jonque chinoise, ils remontent, non sans problème, jusqu’à l’entrée des gorges que le fleuve a creusées pour se frayer un passage à travers une chaîne de montagnes.Il a encore beaucup de mal, le Yantse, et il se précipite en hurlant de rage contre les parois, faisant des sauts, des virages brusques, de gros tourbillons, multipliant les obstacles dangereux. Les jonques qui remontent sont remorquées, selon leur taille, par des équipes de 50 à 200 coolies nus, squelettiques, couverts de plaies, tirant le gros câble de bambou en rampant sur d’étroits sentiers taillés dans la ro-che, souvent à quatre pattes. Ils sont poussés par des sbires armés de fouets. Ce sont là les hommes les plus misérables de Chine et peut-être bien du monde. Ce n’est pas étonnant qu’ils soient devenus, dans les armées de Mao Tsé Toung, de farouches combattants. On a calculé que plus de cent mille voya¬geurs sont morts assassinés ou noyés par les pirates.La qualité de ses passagers n’empêche pas la jonque épiscopale de faire naufrage. Le câble se rompt, le bateau est emporté par le courant et jeté contre un rocher et il semble que le moment soit venu où ces Excellences et leur jeune compa-gnon vont faire connaissance avec saint Pierre. Mgr Giraudeau demande au plus jeune des passagers, le Père Goré, de donnes- à ses compagnons une dernière absolution. Le jeune Père lève la main droite, fait un grand signe de croix et pro-nonce solennellement la bénédiction qui est alors en usage dans les missions avant les repas: «Que la droite du Christ nous bénisse ainsi que la nourriture que nous allons prendre…»A Tatsienlou, le Père Goré se met avec une grande détermination à l’étude du chinois et du tibétain. Il réalise un exploit extraordinaire, soit à parvenir en une dizaine d’années à lire, parler et écrire les deux langues avec une compétence rare. En collaboration avec son évêque, il crée le dictionnaire français-tibé-tain «Giraudeau-coré» auquel il ajoutera une excellente grammaire tibétaine et une Méthode tibétaine qui aura un tel succès qu’elle sera utilisée jusque dans des couvents lamaïques au Tibet. Les années que le Père passe à Tatsienlou sont mouvementées, turbulentes. Après la chute de la dynastie Tsing en 1911, des hommes, des partis se disputent le pou-voir, au Sud comme au Nord. Des généraux ne savent plus contre qui ou pour qui se battre, les émotions sont intenses et fréquentes.En voici un exemple que le Père Goré m’a raconté. La ville de Tat-sienlou est assiégée par une armée commandée par le général Tschou, dont j’ai oublié le prénom. Les hommes n’ont plus touché de solde depuis 2 mois et ils ont l’intention de se payer sur l’habitant de la ville. La garnison se défend vaillamment et arrive le moment où le nombre des morts et des blessés est grand, les munitions commencent à manquer et le moral de la troupe est en baisse. Alors le maire et les notables viennent prier le Père Goré d’aller trouver le général pour lui demander quelles sont ses conditions pour mettre fin aux hostilités, c’est-à-dire combien il veut d’argent… Mgr Giraudeau est parti veiller sur les étudiants au grand séminai-re, le Père doit prendre sa décision tout seul et il accepte. Il y a à l’époque, à Tatsienlou, un consulat anglais et Monsieur King, le consul, offre de l’accompagner. Les deux émissaires partent en pleine nuit, accompagnés par deux porteurs de lanternes. La traversée des lignes met leurs nerfs à rude épreuve; à tout bout de champ, ils sont arrêtés par des soldats excités qui les menacent, réclament de l’argent. Mais grâce au calme imperturbable du Père, ils arrivent finalement sains et saufs vers le général Tschou. Celui-ci les reçoit aimablement, leur fait servir du thé. Mais au moment même où le Père va commencer à expliquer le but de leur visite, la fusillade redouble de vigueur et des trompettes font entendre des sons aussi faux que bruyants. Le général se précipite vers l’entrée de sa tente, il regarde au-dehors et revient pour dire d’un air navré: «Mes hommes n’ont pas attendu mes ordres, ils ont commencé l’assaut.» C’est bien sûr un mensonge: le général veut sauver sa face. Le Père Goré lui demande alors d’envoyer des ordres pour que la mission et le consulat ne soient pas agressés. Le général envoie des ordonnances et ces ordres-là, au moins, seront respectés. Et la mission, qui abrite de nombreux réfugiés, dont au moins 80 soldats blessés de la garnison, échappera au pillage. Le brave et sympathique consul King va ensuite mettre fin à sa carrière diplomatique en épousant une Thibétaine, ce qui lui vaudra aussi l’expulsion de la bonne société anglaise.  Bob Chappelet 

NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc missionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absolument vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et qui peut être obtenu auprès de l’archiviste des Chanoines Jean-Pierre Voutaz, P. Xves Sarrasin, fraternité Eucharistein, à Epinassey et le modérateur pour quelques semaines encore de la Fraternité EUCHARISTEIN Nicolas Buttet.