REFLEXION D’UN VIEUX SINO-THIBETAIN
J’apprécie beaucoup la somme des observations et des renseignements sur le mystérieux Thibet que nous livre dans ses ouvrages (une dizaine) l’érudite madame DAVID-NEEL. J’admire aussi l’endurance de la voyageuse, qui a largement dépassé l’âge des sports. Mais la désinvolture de l’auteur me déconcerte souvent et m’agace parfois.
Madame D.-N. a pris la précaution de nous avertir qu’elle ne sait pas le chinois : avertissement inutile pour un sinologue, même de piètre qualité. Ainsi, elle nous dit qu’à son arrivée à Tatsienlu elle habitait un ermitage sur le Pomosan (lisez P’ AO MA SHAN, c.-à-d. « la montagne où ont lieu les courses de chevaux »). Elle nous parle ailleurs d’une de ces sociétés secrètes, si nombreuses en Chine, et qu’elle appelle fidji! Peut-être s’agit-il des Fei Dze ? Ce terme ne désigne pas une société particulière ; il signifie : brigands, voleurs.
Dans une note, elle nous déclare que Tcheou (Chow), romanisation anglaise), dans Yatcheou ou autres noms de lieux, se prononce dou : yadou, etc. Bornons-nous à ces quelques exemples ; ils suffisent amplement à éclairer la religion de tous ceux qui connaissent le chinois.
On ne saurait exiger d’un voyageur une parfaite connaissance des langues ou des dialectes des pays traversés ; cependant je supporte mal que ce voyageur, ignorant de la langue, affecte d’engager une conversation avec toutes sortes de personnes : officiels, marchands, soldats d’escorte et même brigands de grand chemin.
Que Mme D.-N. possède une vaste culture et soit bien informée de ce qui touche la littérature thibétaine est hors de question. Je doute fort qu’elle puisse s’exprimer et se faire comprendre dans tous les dialectes du vaste Thibet : même un indigène du Thibet méridional doit recourir à un interprète pour se faire entendre à Lhassa. Que Mme D.-N. réside au Sikkim ou au Thibet central, qu’elle traverse le Sikang ou les Marches Yunnanaises, qu’elle vive à Kounboum ou à Tatsienlu, elle n’hésite jamais, à l’en croire, à entamer une conversation ni même à discuter sur un sujet aussi abstrus que la métaphysique lamaïque.
Pour ma part, je me permets de douter de cet extraordinaire don des langues, même chez une femme. Je sais, de bonne source, qu’elle ne comprenait personne sur les rives du Mékong ; et elle est obligée d’user de la langue anglaise dans ses relations avec le lama Yongden, son fils adoptif, Thibétain de langue.
Un dialogue supposé, soit en chinois, soit en tibétain, peut permettre à l’auteur d’exposer ses théories ou de faire ses réflexions personnelles, en les prêtant à un interlocuteur imaginaire. Ce procédé littéraire facile a le tort de rappeler celui du « raseur » qui vous aborde dans la rue, vous saisit les mains et ne les lâche qu’après vous avoir asséné, à bout portant, son boniment : » Je lui dis… ; il me dit… ; je lui répondis… «
Quand Mme D.-N. traite un sujet historique, elle tire, nous dit-elle, faits et dates des sources chinoises, sans nous indiquer à qui elle est redevable de ses traductions. Notre auteur, pour ne pas surcharger son texte, sans doute, n’a recours aux références que pour rappeler au lecteur l’un ou l’autre de ses précédents ouvrages ; cela ne l’empêche pas d’ailleurs de se répéter, comme il est inévitable pour un auteur aussi fécond.
Madame D.-N. est incontestablement une grande voyageuse, je ne dis pas : une grande exploratrice ; — elle se défend du reste de faire de la géographie. Il est souvent difficile de suivre ses traces, et tel voyageur qui a parcouru l’une ou l’autre région décrite dans ses livres ne s’y reconnaît pas. L’auteur écrit par exemple : » Il ne s’agissait plus, maintenant, de circuler à travers des forêts désertes, mais de traverser une bourgade qui, avec ses champs et ses fermes isolées, s’étendait sur plusieurs kilomètres « . La bourgade en question : Aben, est un misérable hameau d’une dizaine de maisons, bien groupées. Un peu plus loin, elle nous parle des auberges primitives de Lhakhangra : elles n’ont existé que dans son imagination. Un paysage ne serait-il donc, comme on l’a prétendu, qu’un état d’âme ?
Un Orientaliste bien connu a remarqué que la photographie du Potala dans le volume intitulé : Voyage d’une Parisienne à Lhassa, est manifestement truquée, car le groupe assis au premier plan n’a pas une position naturelle. De là il conclut, un peu hâtivement, que Mme D.-N. n’a jamais mis le pied dans la capitale thibétaine ! S’il est des romanciers qui ont eu à coeur d’explorer minutieusement le pays, cadre et théâtre des exploits de leurs héros, d’autres n’ont point eu la même conscience. Notre auteur est bien au fait des moeurs et coutumes thibétaines, toutefois il y a trop de faits et de situations invraisemblables dans ses récits : simples » ficelles » pour déclencher ses marionnettes !
Il serait intéressant, sinon charitable, de noter les réflexions que les domestiques et les muletiers après avoir accompagné un voyageur étranger ne se privent pas de faire à leur retour. Rapprochées du récit du même voyageur, elles auraient une saveur spéciale. Il y aurait sans doute moins de poésie et aussi moins d’yeux de panthères brillant dans les fourrés !
On est étonné et déçu, en suivant les traces d’un voyageur, célèbre en Europe, de constater qu’il n’a laissé aucun souvenir sur son passage, sauf parfois un détail insignifiant que l’histoire n’enregistrera pas.
Si, un jour, un Thibétain peut lire les livres de voyage dus à la plume d’un voyageur étranger, il s’en amusera follement et en fera des gorges chaudes.
En écrivant ces réflexions d’un vieux sino-thibétain, mon intention n’est pas de décourager les initiatives, mais uniquement de mettre en garde le lecteur, et l’auteur aussi bien, contre ce qu’on appelle la littérature à propos du Tibet.
Dans chacun de ses ouvrages, Mme D.-N., qui touche à tout, n’a pu se retenir de donner des coups de griffes à certains étrangers, rencontrés au hasard des étapes, qui n’avaient pas eu l’heur de lui plaire ou avaient refusé de la recevoir. Un missionnaire peut, en effet, éprouver une certaine gêne à frayer avec une » dame lama « , sa compatriote, qui égrène en public son chapelet bouddhique ou se prosterne devant une montagne…
Dans son livre récent : A l’Ouest Barbare de la Vaste Chine, l’auteur s’est montré particulièrement agressif, s’efforçant de jeter le discrédit sur les personnes et même sur les doctrines. Le critique des Études a pu écrire en toute justice : » Pourquoi la savante voyageuse éprouve-t-elle le besoin de dire tant de mal des missionnaires et de donner une interprétation sinistre à leurs moindres actions ? Comment une femme intelligente peut-elle être crédule au point de prendre comme exemples révélateurs de la vie chrétienne en Chine les récits de quelques Chinois apostats qui lui ont raconté des histoires, dignes, en effet, de celles que rapportaient les païens de Rome sur le compte des premiers chrétiens ? Ce n’est point faire preuve de grand esprit critique que de se faire l’écho de ces calomnies ».
Je ne ferai point ici une réponse à chacune de ces calomnies ; aussi bien l’auteur n’en tiendrait pas compte, car ce que madame a écrit est écrit, et bien osé serait celui qui prétendrait lui faire changer un iota à un texte, pour elle, sacré et plus intangible qu’un dogme chrétien. J’en appelle à l’expérience des étrangers qui vivent en Chine. Peuvent-ils croire qu’une femme, une étrangère, ignorante de la langue, ait pu recevoir les confidences des Chinois ou des Thibétains ? On m’informe de Tatsienlu qu’on ne connaît pas d’apostat notoire et qu’on ne peut découvrir parmi les membres de la communauté chrétienne celui ou ceux qui auraient pu colporter pareilles sornettes. Je ne suis pas éloigné de croire que, fidèle à son procédé littéraire de simuler une conversation pour prêter à un personnage fictif ses idées, son parti pris, ses rancunes personnelles, l’auteur n’ait inventé de toutes pièces.
Voici les faits ; s’ils n’excusent pas l’intempérance de langage de l’auteur, ils l’expliqueront peut-être: Durant son séjour au P’ao ma shan, Mme D.-N. Reçut la visite de la police qui soupçonnait Yongden d’être Japonais. Au cours de la perquisition, elle perdit un crayon porte-mine. Elle se plaignit amèrement au consul de France à Chengtu qui fit des démarches près du gouverneur du Sikang et obtint pour Mme D.-N. et son fils adoptif une réparation entière et solennelle.
Après cet incident, Mme D.-N. s’en vint trouver l’évêque de Tatsienlu pour lui demander asile. Monseigneur Valentin lui permit d’occuper l’ancienne porterie des Religieuses Franciscaines de Marie et de transformer le tambour du portail en cuisine. Plus tard, il fit déblayer une chambre de l’imprimerie de la Mission pour loger une dame anglaise venue rejoindre son amie. Là vécut, durant plus de quatre ans, l’auteur de A L’Ouest Barbare de la Vaste Chine. Ce n’était pas un palais, mais la locataire paraissait s’accommoder des trois chambres mises à sa disposition et surtout goûter le calme qu’elle trouvait entre l’orphelinat et la chapelle des religieuses.
Mme D.-N. écrit : « II se trouva qu’une vieille baraque en bois était libre en dehors de la porte du Sud … La cabane que j’occupais était voisine d’un vaste cimetière ». (Sans commentaires)
Quand, en 1943, Mme D.-N. chassée par la vie chère, décida de quitter Tatsienlu, elle voulut introduire un locataire de son choix dans la » baraque » laissée vacante. L’évêque et les religieuses n’acceptèrent pas ce choix et trouvèrent, avec raison, le procédé de leur locataire quelque peu cavalier. Il y eut éclat. Madame a ses nerfs et sa plume.
Dans le dernier chapitre, l’auteur nous entretient de la question de l’exterritorialité et des conséquences de sa suppression unilatérale. Mme D.-N. accepte, pour sa part, le fait accompli avec d’autant plus de détachement qu’elle a quitté la Chine pour rentrer en Europe. Aurait-elle oublié le tableau qu’elle brossait de la justice sommaire en Chine ? Ce tableau, à lui seul, demanderait, pour le moins, une solution mitigée de la question de l’exterritorialité.
Par quel illogisme, encore, celle qui renonce aux privilèges pour les autres faisait-elle appel, au moindre incident, aux autorités consulaires qu’elle « empoisonnait, m’assure-t-on, de ses plaintes et de ses réclamations » ?
FRANÇIS GORÉ, MEP, missionnaire de Sichang.