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Funérailles au Thibet

Par Monseigneur Biet, vicaire apostolique du Thibet, 1898

CIMETIÈRES EN CHINE

Lorsqu’on traverse la Chine pour se rendre au Thibet, c’est un spectacle lugubre et vraiment saisissant de voir à l’approche de chaque ville (murée avec de hauts remparts crénelés en forme de quadrilatère) une immense quantité de terrain inculte, couvert de tumuli ayant l’apparence de taupinières grossies au microscope; les plaines, les vallées, les collines surtout sont pleines de ces tumuli, et chaque tumulus recouvre un cadavre; c’est la nécropole, la ville des morts qui enveloppe et entoure la ville des vivants et semble lui livrer assaut, la dominant toujours par l’étendue de son emplacement et le nombre de ses habitants.

La raison de ce prodigieux développement des nécropoles, est qu’en Chine, il n’y a pas, comme en France, la fosse commune, les concessions de terrain mortuaire pour deux ans, cinq ans, dix ans, etc.

Chaque cadavre a droit à un emplacement, et ce n’est qu’aux changements de dynastie que les anciens tombeaux peuvent être rasés au niveau du sol et oubliés, pour faire place aux nouveaux venus.

On s’étonnera que les riches païens, les viveurs, les jouisseurs ne soient pas offusqués de cette vue continuelle de tombeaux, et qu’ils n’aient pas cherché à faire disparaître ou au moins à empêcher le développement de ces avertisseurs de la mort.

Le païen, dans l’ignorance de l’au-delà, est devenu sceptique, s’il est mandarin ou lettré; fataliste, s’il est ignorant ou homme du peuple. Dans l’un ou l’autre cas, la mort ne lui fait pas peur.

Le lettré dit: «Quand j’ai faim, mon dieu (mon poussâ) est dans mon estomac, il me torture; quand j’ai bien diné, il me passe dans le dos (textuel).»

Le lettré, le mandarin dit encore: «Chacun a son objectif, l’un veut la gloire, peu lui importe la richesse; l’autre veut l’argent, peu lui importe la honte; l’autre mange et s’enivre, chacun jouit selon son inclination; après la mort, on ne sait pas ce qu’il y a, il faut jouir avant tout.»

Avec ces idées sur la vie et la mort, la vue des tombeaux ne frappe plus; aussi dans toutes les villes trouve-t-on des marchands de cercueils; les mandarins s’offrent en cadeaux des cercueils précieux en bois incorruptible; les enfants offrent à leurs parents lorsqu’ils se retirent des affaires, le cercueil qui doit être leur dernière demeure, et les parents reçoivent ce cadeau avec gratitude et le placent, en attendant qu’il soit utilisé, dans la chambre principale de la maison.

Le pauvre, le fataliste, celui qui a peiné pendant sa vie, lorsqu’arrive le moment où il n’a plus d’espoir de prolonger cette vie, appelle sa femme, ses enfants; avec sang-froid, il règle tout:

— Mon cercueil est prêt?
— Oui.
— Il est en bois précieux?
— Oui, autant que nous le pouvons.
— J’aurai des pétards, des pleureuses à mon enterrement?
— Oui.
— On prendra le deuil jusqu’à tel degré de parenté?
— Oui.
— Mes enfants adoptifs prendront le grand deuil, tout en blanc, sans se raser?
— Oui.
— Et tous mes invités recevront en cadeau un turban de toile blanche?
— Oui.
— Vous tuerez tant de porcs; il y aura tant de tables pour le repas de mes funérailles?
— Oui.
— N’oubliez pas de mettre une pièce d’argent dans ma bouche quand je serai mort, pour que j’aie quelque chose en arrivant dans l’autre monde. Brûlez sur ma tombe des papiers à sapèques, des papiers représentant des lingots d’argent, pour que je sois riche [dans l’autre monde, pensent les Chinois, ces papiers se transforment en or et en argent]. Surtout n’oubliez pas, tous les jours prescrits, d’offrir sur ma tombe un grand repas, pour que j’aie de quoi festoyer.

Et sur les réponses toujours affirmatives, mais plus ou moins sincères de la femme et des enfants, le pauvre moribond, calme en apparence et insouciant, s’en va dans l’autre monde.

En dehors des villes, dans la campagne, auprès des marchés populeux, on trouve des cimetières ressemblant à ceux des villes, mais ce qui frappe surtout l’Européen, c’est de voir au milieu de riches cultures, des terrains en friche sur lesquels se dresse un monument funéraire. C’est que chaque
propriétaire a droit de choisir dans sa propriété, même dans, son jardin potager si bon lui semble, l’emplacement de son tombeau; sa volonté est toujours respectée, un monument funéraire plus ou moins riche est érigé; ce monument et le terrain environnant sur une largeur de deux mètres de circuit deviennent terrain sacré, intangible.

Si la famille du défunt est obligée de vendre sa propriété, l’acte de vente désigne le nombre de tombeaux qui se trouvent dans la propriété, spécifiant la superficie de chaque terrain affecté au mort, et malheur au nouveau propriétaire, si sa charrue ou sa pioche venait ronger quelque peu le terrain du mort; il s’en suivrait un procès où les parents du défunt, fussent-ils les arrière-petits- fils ou arrière-petits-cousins, auraient toujours le dessus et une belle poire pour la soif payée par le délinquant.

C’est ainsi que des terrains très fertiles et de culture facile se trouvent dépréciés, parce qu’ils ont le désavantage de posséder quelques tombeaux, véritable servitude, source de procès, car souvent, les vendeurs vont pendant la nuit dégrader en secret les tombeaux de leurs ancêtres, pour accuser les nouveaux propriétaires d’être coupables de ce crime, et en recevoir une indemnité.

FUNÉRAILLES AU THIBET

Lorsqu’on arrive au pays thibétain, après avoir traversé la Chine, le contraste est complet; ici, plus de cimetières, plus de tombeaux disséminés dans les champs ou dans la prairie, c’est que le point principal de la religion bouddhique au Thibet est la croyance en la transmigration, et les lamas affirment que la transmigration ne peut avoir lieu qu’après la destruction complète du corps.

De là les divers modes employés pour détruire les corps plus ou moins rapidement, afin que l’âme délivrée de son ancienne enveloppe puisse transmigrer plus vite. Naturellement les moyens de destruction les plus complets et les plus rapides sont les plus coûteux, de là les diverses classes de funérailles inventées par les lamas.

Enterrement de 1ère classe par les chiens croque-morts

Auprès des grandes lamaseries de Gaden, Séra et Djrepong, à Lhassa et à côté des autres populeux monastères du Thibet, il y a attenant au couvent une construction spéciale entourée de hauts murs en pierre, c’est là qu’on nourrit ces chiens de la taille des plus gros chiens des Pyrénées, à la tête énorme, aux yeux sanguinolents, aux babines pendantes, aux poils longs et épais qui les font paraître plus gros encore
qu’ils ne sont en réalité, à la démarche lourde et pesante, ressemblant plutôt à des ours qu’à des chiens; aussi leur donne-t-on des noms dignes d’être inscrits au vocabulaire spécial des chiens: Tom, ours; Tomna, ours noir; Rousa, mangeur de cadavre, ou croque-mort.

D’autres noms font allusion à leur voix terrifiante : Guia djrou, le grand tonnerre; Djrou guiel, le roi tonnerre; Djrou tchra, le fracas du tonnerre, etc.

Il faut une somme considérable pour jouir du privilège d’être dévoré par ces chiens, mais les dévots et riches thibétains ne reculent pas devant la dépense de funérailles brillantes qui posent les familles aux yeux du peuple et facilitent au défunt une transmigration rapide, car les cadavres sont dévorés en quelques heures, les os sont broyés sans difficulté par les formidables mâchoires de ces molosses, et s’il reste quelques morceaux de crâne ou de fémur, les lamas gardiens des chiens sont assez bien payés pour faire les choses convenablement; ils pilent dans un mortier de pierre ces fragments trop durs, et cette poussière d’os, mélangée à une bonne ration de thé beurré, termine à souhait le repas de ces chiens pourvoyeurs de la transmigration.

Funérailles d’un grand lama déchiqueté et livré aux vautours

Lorsqu’au mois de janvier 1865, le P. Alexandre Biet, le P. Dubernard et moi nous passâmes à Lythang, pour nous rendre au royaume de Lhassa où sévissait la persécution, les missionnaires étaient reçus sans défiance dans les principautés thibétaines, car, en dehors du royaume de Lhassa, on ne savait pas encore que la religion chrétienne venait détruire le bouddhisme.

A Lythang, pendant qu’on organisait la caravane pour le départ, nous résolûmes de visiter la lamaserie réputée à juste titre une des plus riches, des plus puissantes et des plus populeuses des régions thibétaines; elle contient en effet quatre mille lamas.

Nous fûmes reçus avec politesse par de grands dignitaires qui nous offrirent le thé beurré et le tsampa (farine d’orge grillé), nous firent visiter tout le monastère et le temple; on nous donna avis que si nous voulions voir une grande cérémonie; dans deux jours on devait procéder aux funérailles du Kembo ou supérieur de la lamaserie, mort le mois précédent; son corps devait être dépecé et livré aux vautours par le nouveau supérieur, à trois kilomètres environ du monastère.

Au jour fixé pour la cérémonie, à 9 heures du matin environ, par un froid de 25 degrés au-dessous de zéro, l’immense procession se mit en marche. Pour se faire autant que possible une idée du cortège, il est bon de décrire le costume des lamas. Ils ont tous la tête rasée complètement, sont chaussés débottés en étoffes de trois couleurs : blanche, rouge et verte, la tige de la botte est retenue au-dessous du genou par des jarretières bariolées; ils n’ont ni bas ni culotte, leur costume consiste en une jupe brune ou rouge en laine serrée à la taille par une large ceinture en laine jaune; sur les épaules, ils ont un gilet rouge sans manches, les deux bras et une partie des épaules devant être nus.

Cependant les riches enfreignent cette règle, et portent souvent une chemise courte en soie rouge écarlate, dont les longues manches leur couvrent les mains; par-dessus ce costume, tous sans exception, moinillons, moines inférieurs et grands lamas s’enveloppent le corps d’une écharpe rouge en laine, de la longueur de trois brasses sur 1m20 environ de largeur.

Pour les grandes cérémonies et les prières, ceux qui ont le titre de lama ou docteur, et c’est le très petit nombre, sont coiffés de la mitre en drap jaune, qu’ils mettent à la façon des gardes municipaux; les deux parties de la mitre resserrées par la couture se trouvant sur le front et sur la nuque. Ceux qui n’ont pas le grade de docteur ou lama, et c’est la presque totalité, sont tous coiffés d’un bonnet en laine jaune, ayant la hauteur et la forme d’un casque de carabiniers; la crète qui orne le cimier du casque est en franges de laine jaune et frisée; même les petits moines de neuf à dix ans ont le chef orné de ce casque qui mesure le tiers de leur taille.

Ces détails trop longs peut-être m’ont paru nécessaires, pour que l’imagination puisse se représenter autant que possible une procession de lamas. A l’heure indiquée, le cortège se met en marche. Les lamas musiciens précèdent: une vingtaine de conques marines, des clarinettes dont le son ressemble beaucoup à celui de la cornemuse des Pyrénées, des flûtes faites en ossements humains, une douzaine de tambours de basque, une grosse caisse, quatre ou cinq paires de cymbales, de grandes trompettes de 3 à 4 mètres de longueur, au pavillon de 50 centimètres de diamètre. Il faut deux lamas pour faire manœuvrer ce dernier instrument, un porteur et celui qui souffle à pleins poumons; cette trompette donne des sons puissants et rauques, et sert à régler la cadence, car elle domine tous les autres instruments.

Dès que la musique se fait entendre, les corbeaux quittent la ville et viennent planer au-dessus de la procession; ce sont des corbeaux des hauts plateaux, de la taille d’une poule et dont le croassement imite le son d’une cloche; bientôt les vautours quittent leurs observatoires, et viennent de toutes parts, attirés par cette lugubre musique qui leur annonce un festin.

Après les musiciens, s’avance le brancard sur lequel est étendu le cadavre raidi et complètement gelé, ce qui a dispensé de l’embaumer; il est recouvert d’un drap rouge et porté par quatre lamas, casque en tête et dont les bras sont ornés de brassards faits de mâchoires humaines.

Derrière le catafalque, les grands dignitaires de la lamaserie ayant le titre de docteur ou lama, suivent à cheval, drapés dans leur grande écharpe rouge et coiffés de la mitre jaune, comme je l’ai indiqué plus haut; chaque cheval est tenu en laisse par des moines inférieurs, les cavaliers ne sont pas plus de vingt à trente; puis vient en assez bon ordre la masse énorme des moines inférieurs coiffés du casque jaune; tous marchent en ligne serrée de vingt à trente de front sur l’immense plateau de Lythang; ils sont près de quatre mille: c’est-à-dire presque au complet, il n’y a d’absents que ceux qui sont en pèlerinages et ceux qui font les brigands sur les routes.

Arrivés au lieu désigné pour la cérémonie, les lamas mettent pied à terre sur un petit monticule et se tiennent debout en demi-cercle, faisant escorte au Kembo ou supérieur qui s’assoit sur un fauteuil garni de peaux de panthères. Aux pieds du lama se trouve un mortier de pierre qui servira à piler les os du défunt. La musique prend place en face des grands dignitaires, à 50 mètres environ, et derrière la musique se range la masse compacte des religieux. Le cadavre est debout devant le trône du Kembo, soutenu par deux lamas; pendant que les religieux chantent des exorcismes et des imprécations avec accompagnement de leur lugubre musique, deux moines armés de couteaux coupent sur le cadavre des lambeaux de chair et les présentent au grand lama, qui les offre aux vautours planant au-dessus du cadavre; ceux-ci viennent prendre en voltigeant la nourriture qui leur est offerte; les corbeaux restent en arrière, mais lorsqu’un vautour a reçu un morceau trop gros, ils lui livrent bataille dans les airs et le lui ravissent souvent.

Lorsque toute la chair du cadavre est enlevée, les os sont disjoints par des moines inférieurs, pilés dans le mortier de pierre, mélangés à du thé beurré et à de la farine d’orge ou tsampa, mis en boulettes, et présentés au grand lama, pour être livrés également aux vautours.

Lorsqu’il ne reste plus rien, on déclare que la transmigration est opérée, on sert au grand lama une écuelle de thé beurré, il pétrit et mange une boulette de tsampa, et le cortège se met en marche pour retourner à la lamaserie. Cette fois la musique joue ses airs les plus joyeux, les moinillons quittent le casque qui gène leurs mouvements, ils gambadent au milieu de leurs aînés, et les lamas eux-mêmes rompent les rangs pour arriver au plus vite au monastère où les attend le joyeux repas, par lequel ils vont fêter la transmigration de leur ancien chef.

L’incinération, funérailles de 2e classe

Le genre de funérailles le plus recherché par la classe aisée, et par le plus grand nombre de lamas réputés riches est la crémation. Lorsque le malade a rendu le dernier soupir, on invite un lama qui de suite jette les sorts pour savoir pendant combien de jours avant la crémation il faut prier, combien il faut inviter de lamas pour ces prières; le nombre de jours de prières et le nombre de lamas invités sont en rapport avec la dépense que peut supporter la famille; si celle-ci est riche, les sorts répondront toujours que pour obtenir une bonne transmigration, il faut au moins quinze jours de prières exécutées par vingt ou trente lamas avec accompagnement de musique; ces lamas sont nourris par les parents pendant tout ce temps et de plus reçoivent un salaire journalier; si la famille est peu fortunée, les sorts répondront qu’un ou deux jours de prières récitées par deux ou trois lamas suffisent pour obtenir la transmigration désirée.

Sans plus tarder, on apporte un panier en bambou ou en cuir d’un mètre de haut sur un mètre de large, et on y place le cadavre accroupi, les genoux relevés à la hauteur de la poitrine, les bras pendants, la tête inclinée entre les genoux pour qu’on puisse fermer le panier; si la colonne vertébrale est trop rigide, et gène l’opération, un coup de couteau lui donnera la souplesse suffisante.

Ordinairement on enduit le cadavre d’une forte couche de beurre pour accélérer la combustion. Si le jour fixé pour la crémation est lointain, on sale le cadavre, on remplit de sel tous les vides du panier, puis le panier étant fermé, on l’emballe dans une peau de yak détrempée que l’on coud avec soin, de façon qu’en séchant, le cuir se resserre et ne laisse passage à aucun suintement.

Quelquefois la crémation ne peut avoir lieu que plusieurs mois après l’ensevelissement dans un panier, c’est lorsqu’au moment de la mort les récoltes des céréales ne sont pas terminées, car les lamas déclarent qu’on ne peut, à cette époque, brûler un cadavre, sans attirer sur la région des calamités telles que la grêle ou la sécheresse.

Au jour désigné pour la crémation, un bûcher est préparé d’avance au lieu fixé, ordinairement sur un monticule. Si la famille est assez riche pour bien payer les lamas, ce panier est placé sur un brancard orné de drap rouge, et porté par quatre de ces religieux, la musique des lamas précède le cortège, puis viennent les moines qui ont prié pour la transmigration, et en dernier lieu les membres de la famille et les amis. Arrivés au monticule, les lamas se rangent du côté du vent et commencent une psalmodie lente et saccadée, accompagnée de leur lugubre musique; le panier est placé sur le bûcher, et les parents ou serviteurs de la maison y mettent le feu, que l’on active de temps en temps, en y jetant des boules de beurre et du bois sec, si c’est nécessaire.

Enfin les lamas constatent que le cadavre est consumé, que la transmigration a dû avoir lieu dans de bonnes conditions. Généralement le vent disperse les cendres du bûcher et tout est fini, on ne pense plus au mort. Quelquefois les parents recueillent les cendres et quelques ossements calcinés, s’il en reste et vont les placer dans les dobons que l’on trouve sur les routes les plus fréquentées.

On appelle dobons (dix mille pierres, ou amoncellement de pierres), des murs d’un mètre de hauteur sur un mètre d’épaisseur, construits avec dévotion par les lamas au milieu des routes, sur une longueur de quinze à vingt mètres, quelquefois davantage.

Sur ces murs, les pieux thibétains placent des ardoises sculptées, représentant des idoles, ou sur lesquelles on a gravé la formule sacrée: Om ma ni pad mé om [Formule cabalistique dont on ne connaît pas bien la signification. On présume que chaque syllabe est le commencement d’un mot sanscrit].

Le mantra Om ma ni pad mé om

Chaque ardoise ne portant qu’un caractère, il en faut six pour faire l’offrande d’une formule complète, c’est entre ces ardoises que quelques dévots thibétains placent les cendres ou les débris d’os calcinés de leurs parents défunts.

La noyade. Funérailles de 3e classe

Le menu peuple, et on peut dire que le plus grand nombre des Thibétains entre dans cette catégorie, emploie un moyen bien plus simple et moins coûteux pour se débarrasser de ses morts, c’est la noyade, lorsqu’un torrent, une rivière ou un fleuve se trouve à proximité.

Ce mode de funérailles n’est pas dispendieux en lui-même, car si l’on veut être économe, on se passe du ministère toujours coûteux des lamas. Dans ce cas, on dépouille le mort de tous ses vêtements, on l’attache par les genoux et les bras liés ensemble à une longue perche; deux hommes le chargent sur leurs épaules, et l’emportent au bord de la rivière, là où le courant est rapide.

Après avoir délié le cadavre, on le précipite dans le courant, où il disparait bientôt grâce à la rapidité toujours très grande des rivières au Thibet et les poissons se chargent de sa destruction. Ce genre de funérailles n’est dispendieux que si on invite des lamas pour réciter des prières mortuaires plus ou moins longues, plus ou moins solennelles, comme il a été dit précédemment.

Quelquefois, mais rarement, les cadavres sont arrêtés dans des remous, ou bien rejetés sur la rive; on les y laisse tomber en putréfaction, sans que personne ne s’en occupe. J’ai vu quelquefois, en voyageant à cheval sur les rives du fleuve Bleu ou du Mékong, des cadavres enflés par l’eau et remontés à la surface, suivre le cours du fleuve, les jambes et les bras ballants, plongés perpendiculairement dans le fleuve, et le dos hors de l’eau; un ou plusieurs corbeaux perchés sur le dos du cadavre, se laissaient aller à la dérive comme sur un radeau, déchirant les chairs avec leur voracité habituelle.

Il est défendu de tuer les vautours et les corbeaux, parce qu’ils aident à la transmigration en détruisant les cadavres; cette défense est rigoureusement observée, même par les soldats chinois; aussi vautours et corbeaux abondent dans tout le Thibet.

Pour le même motif, il est également défendu d’aller à la pêche et de détruire les poissons. Cette défense est observée des Thibétains par crainte des lamas, et souvent aussi par religion, mais les soldats chinois s’en moquent, et là où ils tiennent garnison, ils ne se font pas faute d’aller à la pêche et de prendre le plus de poissons qu’ils peuvent.

A Bathang, la destruction du corps par la noyade est le mode le plus en usage, car une large rivière qui va se jeter dans le fleuve Bleu à six kilomètres plus bas, longe les murs de la lamaserie; un pont qui sépare la lamaserie des terrains ordinaires est jeté sur cette rivière; lorsqu’on a un mort, on le porte sur ce pont, on invite quelques lamas qui sont tout proche à jeter le cadavre à l’eau en récitant quelques prières, ce n’est pas coûteux et le décorum est sauf.

Comme les cadavres sont toujours jetés à la même place, les poissons abondent en ces parages, et les soldats chinois lorsqu’ils en veulent, n’ont pas de peine en une heure à en prendre autant qu’ils peuvent en vendre ou en manger.

Lorsque au nombre de trois missionnaires, nous étions en résidence à Bathang, ces rusés amateurs d’argent avaient noté nos jours maigres et notre temps de Carême ; ils ne manquaient jamais de nous apporter du poisson de leur pêche en nous disant: «Pères, achetez mes poissons, ils sont gras, je vous assure, car ils n’ont jamais faim, tous les jours ils ont à manger. Ils sont gras! achetez sans hésiter.»

A Kiang-ka comme à Lythang, on ne peut employer la noyade que pendant l’été; car sur ces plateaux élevés, le thermomètre descend en hiver à 3o et 35 degrés centigrades au-dessous de zéro, et les rivières peu considérables sont gelées pendant six mois de l’année. En été, ces rivières sont poissonneuses, et là comme ailleurs les poissons sont respectés par les Thibétains, mais non par les Chinois.

Un de mes confrères habitant Kiang-ka, disait à un ancien soldat chinois, fervent bouddhiste pourtant: «Tu es vieux, tu n’as pas de métier, comment se fait-il qu’avec ta solde seulement tu sois toujours mieux vêtu que les autres?
— Père, je vais vous dire, quand je veux de l’argent, je vais à la pêche, et cela me rapporte plus que ma solde.
— Comment? toi, vieux bouddhiste, tu oses tuer le poisson?
— Père, j’ai un moyen de m’en tirer. Je ne tue pas le poisson. Je vais à la pêche avec un filet et un baquet que je remplis d’eau fraîche. Dès que j’ai pris un poisson, je le mets dans le baquet sans lui faire de mal; lorsque j’en ai assez pris, je vais le vendre en ville.
— Et qui achète tes poissons, puisque les Thibétains n’ont pas le droit de les tuer et de les manger?
— Oh! je connais la ville, je vous citerais tous les Thibétains, bourgeois ou chefs, qui passent leur vie à égrener le chapelet, à radoter le Om ma ni pad mé om, ou à faire tourner le moulin à prières; ils sont tous aussi dévots que stupides, ils achètent mes poissons par dévotion; lorsqu’ils les ont achetés, voyant qu’ils sont tous vivants, ils envoient leurs esclaves les remettre à la rivière; le lendemain, je recommence; il y a certainement des poissons que j’ai vendus plusieurs fois. J’ai soin de ne pas m’adresser toujours aux mêmes dévots qui pourraient trouver que leur gueoua (acte de vertu) devient bien dispendieux, mais avec un peu d’habileté et d’habitude de mes clients, j’ai toujours des acheteurs.»

Dernier mode de sépulture. Exposition des cadavres dans la prairie ou sur la crête des montagnes

Il faut distinguer ici les villes et les environs des grands monastères, là où la population est relativement dense, et les villages qui se composent ordinairement de quelques maisons perdues au milieu de l’immense solitude qu’on appelle la Terre des herbes.

Là où la population est dense, on trouve toujours, s’il n’y a pas un torrent ou une rivière à proximité, ce qu’on appelle le champ des morts, distant de quelques kilomètres de la ville ou de la lamaserie. J’ai visité le champ des morts de Lythang et de Kiang-ka et je puis en parler de visu comme d’ailleurs de tout ce qui précède.

Lorsque les rivières sont gelées, les lamas portent, sur un brancard, le cadavre au champ des morts; c’est une plaine éloignée d’un ou deux kilomètres de toute habitation.

Là, on plante solidement un pieu en terre, on dépouille le cadavre de ses vêtements, on lui attache une corde au cou, et on le fixe solidement au pieu, afin que les chiens puissent dévorer le cadavre sur place, sans cependant le traîner en ville, ce qui arrive quelquefois lorsque la corde n’est pas solide.

Le cadavre est allongé nu, mais de façon à ne pas trop blesser la modestie, les lamas opérateurs souillent alors quelque temps dans leur conque marine qui ne les quitte pas; mis en éveil par ces sons stridents et profonds, les chiens sauvages cachés dans les replis du terrain arrivent de toutes parts; les vautours, qu’on ne voyait pas d’abord, planent dans les airs et descendent prendre leur part du festin: les lamas s’éloignent alors et laissent la place à ces carnassiers et vont recevoir à la maison mortuaire le salaire
de leur travail augmenté d’un bon repas.

Laissons manger les lamas, et revenons au champ des morts; les chiens sauvages arrivent les premiers et dévorent à belles dents le cadavre, tandis que les vautours plus lâches forment un grand cercle autour des chiens sans oser approcher.

Lorsque ces derniers sont repus, ils vont se coucher tout proche, et les vautours arrivent à leur tour; ils enfoncent leur tête et leur long cou dénudé dans les entrailles du défunt et les retirent dégouttantes d’un sang noirâtre et visqueux. C’est horrible à voir.

Ils continuent à se repaître jusqu’à ce que les chiens semblent disposés à revenir; à leur premier mouvement, tous les vautours abandonnent la proie et s’en vont lourds, battant de l’aile et pataugeant comme s’ils étaient boiteux, reformer à distance le cercle autour des chiens jusqu’à ce que ceux-ci s’éloignent de nouveau.

Le cadavre est vite dévoré; après une seule séance, il ne reste plus que les os, le squelette et la longue chevelure détachée du crâne.

J’ai visité ce champ des morts à Lythang, l’effet est terrifiant, lugubre; on enjambe des squelettes entiers encore attachés au pieu; partout des jambes, des bras, des têtes, des chevelures gisent éparses et font songer à la vision d’Ézéchiel.

Les religieux prétendent que l’âme du défunt ne peut pas transmigrer avant que son ancienne enveloppe soit détruite. Un jour, je demandai à l’un d’eux pourquoi ils laissaient ces ossements humains couvrir le champ des morts. La réponse est digne des lamas: «Ceux qui ont le souci de la transmigration n’ont qu’à nous payer; et nous détruirons les ossements, d’ailleurs ceux que l’on porte dans ces cimetières sont ordinairement de pauvres malheureux qui ne risquent rien à attendre.»

J’ai été témoin de la mort d’un Thibétain dont la veuve n’avait pas de quoi payer les prières des lamas. Cette femme invita un lama, palefrenier au monastère, ignorant, ne sachant même pas lire; arrivé auprès du défunt, il ne récita aucune prière, il prit le cadavre, le lia en croupe sur son cheval, monta en selle, et partit au trot au champ des morts, le cadavre ballottant derrière lui; arrivé au lieu désigné, il dépouilla le corps de ses vêtements, l’attacha par le cou au pieu traditionnel, et revint chez le défunt; son salaire fut le cheval, la selle, le sabre et le fusil du mort.

Voilà ce qui se passe dans les centres populeux et auprès des grands monastères.

Finissons cet article funèbre déjà trop long par les funérailles dans les petits villages isolés au milieu de l’immense Terre des herbes.

Si quelqu’un meurt, un des membres de la famille ou un voisin monte à cheval et galope au monastère le plus proche, inviter un lama. Celui-ci arrive à cheval ainsi que son guide: si on le paie en conséquence, il récite des prières; si on ne lui paie que sa course et la consultation, il jette les sorts, et indique à quel endroit on doit exposer le cadavre; c’est ordinairement sur la crête de quelque montagne, ou dans un
ravin désert.

Un parent ou un voisin, invité pour cet office, met le corps dans un sac de cuir, le charge sur un mulet ou sur un yak, et avant l’aurore, le cavalier et la bête de somme portant le mort partent pour l’endroit désigné.

Là, on passe la corde au cou du cadavre, on l’attache solidement à un arbre et on laisse aux oiseaux de proie ou aux autres animaux carnassiers le soin de préparer la transmigration.

Source: Annales des Missions étrangères de Paris, 1ère année, 1898

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