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Projet d’hospice sur la ligne de partage des eaux Mékong-Salouen.

Le but principal de la Congrégation fondée par Saint Bernard est de créer des Hospices aux abords des cols pour venir en aide aux voyageurs. Messieurs les Chanoines Melly et Coquoz et leurs collaborateurs, le frère Duc et Monsieur Chappelet, tout en se préparant à Weisi, par l’étude de la langue chinoise à leur ministère de charité, ont, en 1931 et en 1933, cherché un site convenable à la construction de l’Hospice en projet.

Vers le 28 de latitude Nord, exactement entre Latsa au Nord et Siao Weisi au Sud, la vallée du Mékong, profondément encaissée, est à 2.000 m. d’altitude environ. A la même latitude, la Salouen est à quelque 2 ou 300 m. au-dessous du Mékong. La chaîne, qui sépare ces deux fleuves, est à une altitude moyenne de 4.500 m. et quatre passes principales donnent accès d’un bassin dans l’autre.

Ce sont du Nord au Sud :
Le Dokerla ( col de la pierre blanche ) 4.500 tn.. Cette passe située à l’extrémité du massif du Khaouakarpo ( 6.000 m. ) est très fréquentée par les pèlerins qui viennent nombreux vénérer le génie de la Neige Blanche “. Proche du massif qui, formant écran, retient les pluies sur le versant Salouen. cette passe, malgré son altitude est ouverte presque toute l’année. Un hospice toutefois y aurait son utilité. Vers 1860, les premiers missionnaires du Thibet l’avaient compris, qui avaient acheté sur le versant Salouen un vaste terrain pour y construire un établissement hospitalier. Toutefois à cause de la proximité du Thibet indépendant, de la distance qui sépare le Dokerla de la Mission de Tsechung la plus rapprochée et partant de la difficulté du ravitaillement, la prudence conseilla de remettre à plus tard un établissement de ce genre.

Au pied du Dokerla est le hameau de Longdjreu ( 2.400 m. ) au confluent de deux torrents dont l’un vient du Khaouakarpo au N.-W. et l’autre du pic May ( pic Francis Garnier) 4.500 m., qui domine au Sud le col du Jedzongla ( col du carrefour) 4.000 m.. Cette passe qui constitue la route d’Atentze au Loutsekiang ou Salouen pourrait être ouverte toute l’année si les voyageurs étaient plus nombreux. Généralement, les retardataires peuvent encore l’aborder dans les premiers jours de janvier et, dès le commencement d’avril, les courriers peu chargés peuvent l’emprunter. Le village de Longdjreu étant à la jonction des routes du Dokerla et du Jedzongla serait tout indiqué pour un hospice s’il n’était pas tant éloigné des cols ( 30 kilom. pour le Dokerla et 20 pour le Jedzongla ).

EUCHARISTIE DE NUIT AU COL DU SILA

Derrière Tsechung, à l’ouest se dressent l’arête du Tchrana ( 3.200 m. ), le col du Sila ( 4.300 m.) et le col des Bambous jaunes ou Ghineserla ( 4.100 m.) qui séparent Tsechung de Bahang. Sur tout le parcours (45 à 50 kilom. ) il n’y a pas d’habitation. Le Sila ( passe froide exposée au Nord) ou col Giraudeau, à cause de son altitude, de son orientation et de l’abondance des pluies est impraticable de novembre à juin. Le 9 juillet 1931, comme j’ai pu le constater, la passe présentait encore une croûte de neige de deux mètres ; sur le versant Mékong, les pentes étaient parsemées de champs de neige et la cuvette centrale disparaissait sous un pont formé par les avalanches. On comprend que, dans de telles conditions, le trafic ne soit pas considérable.

Chanoine Paul Coquoz et pont de corde

Provisoirement, à défaut d’hospice, deux ou trois refuges solidement construits, pour remplacer les abris de fortune installés par les missionnaires, seraient d’une grande utilité pour aborder le Sila, le paradis des botanistes en attendant qu’il devienne celui des skieurs.

Reste enfin la passe de Latsa, au Sud ( du nom du village de Pra Latsa, sur la Salouen ). Elle est encore appelée Alola du nom du vallon dont les eaux se jettent dans le Mékong un peu au-dessus de Takhiao, ou Passe Dubernard en souvenir du missionnaire de Tsekou qui mourut martyr en 1905. Nom prédestiné et qui pourrait devenir définitif puisque les Chanoines du Grand-Saint-Bernard ont fait choix de cette passe.

Le Père André les a aidés dans cette tâche en construisant une piste qui rejoint la vallée de la Salouen à celle du Mékong. Cette route présente de nombreux avantages : elle permet de passer du Mékong dans la Salouen en une forte journée ( 13 h. ), elle n’offre qu’un col au lieu de deux ou trois ailleurs, et ce coi n’a que 3.800 m. d’altitude.

Dès maintenant, cette route est plus fréquentée que celles que nous avons indiquées ci-dessus, le Dokerla excepté, et la fondation d’un hospice contribuerait encore à développer les relations. De plus le voisinage de deux vallons peuplés de Lissous, la proximité de la vallée du Mékong et de la Mission de Siao Weisi présentent des avantages qu’on ne trouve pas réunis plus au Nord.

Espérons que les difficultés diplomatiques ne viendront pas s’ajouter à celles de la nature.

Et maintenant je passe la plume à Monsieur le Chanoine Coquoz qui se charge de nous introduire dans la Terre Promise.

En voyage dans les Marches Tibétaines du Yunnan

(Mai-Juin 1933 )

Vers la fin du mois d’avril, nous avions eu l’honneur de recevoir la visite du Supérieur régional de ce coin reculé de la Mission du Thibet. Ce bon Père, le R. P. Goré de la Société des Missions-Etrangères de Paris, avait fait un voyage de six jours pour venir nous souhaiter la bienvenue et nous accueillir paternellement en son vaste domaine missionnaire.

P. Goré vicaire épiscopal

Le R. P. Goré, très versé en histoire et géographie de ce pays. ainsi qu’en langues chinoise et thibétaine, nous proposa de nous donner lui-même les premières leçons de langue chinoise en sa résidence. C’est en partie dans ce but que, le 1er mai, le P. Coquoz et M. Chappelet partirent pour Tsedjrond (nom thibètain de Tsechung) ( rive droite du Mékong ).

De Weisi (alt. 2.370 m. ), nous atteignons en un jour et demi de cheval le fleuve Mékong ( alt. 1.750) environ deux fois plus large que le Rhône à Genève. Puis, c’est la montée vers le Nord, le long de ce fleuve rapide.

2 mai. Nous faisons étape aujourd’hui à Siao Weisi, au second et dernier poste missionnaire chinois de la région. Les quatre jours suivants, nous traversons les domaines de deux roitelets Mossos payant tribut à la Chine. On y rencontre diverses peuplades formant comme autant de races différentes : Chinois, Mossos, Thibétains et Lissous.

Plus on avance vers le Nord, plus l’élément thibétain domine et la première chrétienté qu’on aura le plaisir de trouver encore sera quasi entièrement thibétaine : la chrétienté de Tsedjrond. De Weisi à Tsedjrond, le paysage n’offre encore rien de franchement thibétain, exception faite des monuments lamaïques que l’on commence à rencontrer déjà quelques jours avant d’arriver à Weisi.

Au bord du fleuve, le riz est encore la culture dominante ; à flanc de montagne on cultive le blé, le maïs, le sarrasin et la pomme de terre. Le climat est tempéré, plutôt humide. La forêt de pins, sapins, cèdres, chênes etc., ainsi que des sous-bois variés occupent tout espace non cultivé. Les sommets des montagnes, quand ils ne sont pas rochers ou neiges, sont couverts de pâturages et surtout de vastes fourrés de rhododendrons variés et de bambous nains.

Toute cette portion de la vallée du Mékong est aussi tranquille qu’on peut le souhaiter ; on y voyage sans escorte et le danger de pillage est nul, sauf peut-être sur certaines montagnes. La piste est très fréquentée, en saison sèche du moins, par les caravanes thibétaines apportant du sel de Yerkalo et des peaux et remontant surtout avec du thé et des céréales.

Dans ce pays on ne trouve pas de caravansérails : ce serait inutile, les voyageurs les plus nombreux étant les Thibétains qui sont toujours munis de tentes. Cependant, lorsqu’on voyage en petit nombre, il est toujours possible de trouver au village-étape une maison assez spacieuse pour loger hommes et animaux. Tout paysan un peu aisé est hôtelier en ce pays : pour être à même de ” recevoir “, il suffit, en effet, d’avoir un petit local quelconque pour les hôtes avec un abri ou une cour et un peu de nourriture pour les animaux. Le voyageur doit préparer lui-même son repas et peut coucher dans un lit s’il a eu soin d’en emporter un dans son bagage; sinon il disposera deux ou trois planches sur deux chevalets et y déroulera ses couvertures.

Quant au local, c’est tout ce qu’on veut sauf une chambre ; mais si le toit tient bon, il n’y a pas lieu de se plaindre. L’inconvénient le plus commun est de trouver ces logements déjà occupés par toute une armée de petits persécuteurs : les sauteurs, les puants et les autres.

Le 3 mai, nous passons en vue de la lamaserie de Khampou sans avoir le loisir d’aller faire une visite aux lamas, lesquels nous reçurent fort bien en 1931 et nous firent même prendre un repas chez eux. Ce même jour, le R. P. Goré qui est en bons termes avec le roitelet mosso de Yétche nous introduit pour la halte de midi dans le ” palais de ce prince “. Deux fois déjà, au cours de notre premier voyage, nous avions été invités à loger dans cette demeure princière. Mais le local qui nous servit de chambre à coucher et de salle à manger n’offrait rien de princier: il était au contraire d’une simplicité extrême pour n’en pas dire davantage. Nous avons toutefois beaucoup apprécié la généreuse hospitalité toute gratuite que nous accorda ce prince. Ajoutons encore à son avantage que ce roitelet païen accueillit miséricordieusement en son fief, en 1905, les chrétiens thibétains du Nord qui durent fuir devant la persécution des lamas.

Le fils cadet de cette noble maison est considéré comme Bouddha vivant de la lamaserie voisine : nous avons eu aujourd’hui la bonne fortune de pouvoir le photographier en sa maison paternelle. Le 5 mai au soir, après avoir franchi le Mékong sur un câble de bambou ( c’est le seul moyen de passer un fleuve en cette région à l’exception de quelques rares endroits moins rapides où l’on se sert de troncs d’arbres creux) nous atteignons le premier but de notre voyage : Tsedjrond, centre chrétien thibétain, fief de notre honorable guide, le R. P. Goré.

Le centre primitif était un peu plus au sud, au village de Tsekou : c’est là que se trouvent les tombeaux des RR. PP. Dubernard et Bourdonnec, victimes de la persécution de 1905. Nous voici donc pour un petit mois à Tsechung, pour y apprendre les principes de la langue chinoise sous la direction d’un missionnaire fort expérimenté.

Une traversée qui nous rappelle de sérieuses émotions. — Nous voici aux derniers jours du mois de mai. Le moment est venu d’exécuter la deuxième partie de notre programme, c’est-à-dire de quitter les rives du Mékong pour passer dans le bassin de la Salouen.

29 mai. C’est le départ. Le R. P. Goré dont nous venons d’apprécier l’hospitalité gracieuse, les leçons de langue et les judicieux conseils, met aujourd’hui aimablement à notre disposition ses propres montures pour que nous nous en servions aussi loin que possible dans notre ascension. Nous voyagerons en compagnie de quelques solides chrétiens thibétains, chargés des premiers ravitaillements des trois missionnaires reclus de la Salouen, et aussi de nos menus bagages.

CHEMIN VERS LE COL DU SILA

Nous aurons à franchir cette chaîne du Sila ( 4.320 m.) qui nous avait été primitivement proposée pour un Hospice et qui nous avait donné tant de fil à retordre lors de notre passage de 1931. Devant voyager avec des piétons, nous n’emportons pas nos skis ( on ne pourrait guère s’en servir en cette saison sur cette montagne) mais nous nous sommes munis de 2 paires de raquettes que l’un de nous vient de confectionner avec du bambou.

A notre point de départ, la vallée du Mékong a environ 2.000 m. d’altitude. Sur les rives du fleuve, partout on moissonne l’orge dont on fera sans tarder de la bonne “tsangpa ” fraîche. La ” tsangpa — plat national thibétain — est tout simplement de la farine d’orge grillée. D’une main on pétrit un peu de cette farine dans un bol contenant du thé beurré : en quelques instants on obtient ainsi une boulette grise que l’on consomme sans autre forme de procès ; on répète cette opération jusqu’à satiété, intercalant de-ci de-là de bons coups de thé beurré : boisson nationale du Thibet. Puisque nous y sommes, disons un petit mot en passant sur ce fameux thé beurré. C’est un thé fort grossier qui aurait, dit-on, déjà subi quelques infusions avant d’être amalgamé en petits cônes que les marchands Yunnanais livrent aux caravaniers thibétains (au Setchouan le thé est en briques ). On fait bouillir ce thé dans une marmite quelconque, on le verse filtré dans une baratte, on y ajoute une bonne pincée de sel et un morceau de beurre ; on baratte vigoureusement cette mixture durant quelques instants et vous voilà servis !

Les chanoines FOURNIER, SAVIOZ, DETRY, COQUOZ et DUC

Rapidement donc nous nous élevons au-dessus des cultures et au dessus de la zone aride : paysage de maigres bosquets et d’herbes dures. Nous nous engageons dans le vallon profond du Sila et tout aussitôt nous nous trouvons au sein d’une forêt géante de bouleaux, de cèdres, de sapins etc. à 3.000 m. d’altitude environ. Au milieu d’une verdoyante clairière, nous ” piqueniquons ” gaîment, ayant adopté pour une fois comme base de notre menu la tsangpa thibétaine.

Dans l’après-midi, la montée à dos de mulet devient de plus en plus difficile à cause des arbres tombés sur le sentier. Un moment l’un de nous s’est même vu contraint d’embrasser un arbre à demi tombé et de rester ainsi suspendu comme Absalom, tandis que son paisible mulet continuait allègrement son chemin. Bientôt nous sommes obligés de poursuivre à pied notre ascension ; les mulets sont renvoyés et redescendent la vallée.

A 3.400 m. nous revoyons le bosquet de rhododendrons où nous avions passé deux nuits sur quelques mètres de neige, il y a deux ans. Une heure ou deux avant la nuit nous sommes à la limite des neiges, à 3.600 m.. Il y a là un refuge érigé pour les voyageurs par un missionnaire des environs. Nous nous disposons à y passer la nuit et nous profitons des dernières lueurs du jour pour aller essayer nos raquettes sur un champ de neige; résultat: impossible de se tenir debout dès que le sol présente la moindre déclivité. Il n’y a pas à hésiter, nous abandonnerons ici ces engins mal commodes.

30 mai. Nous partons à la pointe du jour pour profiter le plus longtemps possible du temps où la neige est durcie. Les bosquets de sapins se font de plus en plus rares, clairsemés et rabougris, les champs de neige de plus en plus majestueux : on se croirait en quelque lieu des Hautes-Alpes, au Grand-Saint-Bernard par exemple.
Voilà tout ce qui se présente à nous. Nous rejoignons ici un porteur d’aspect misérable chargé de trois ” pipas ” ( porcs salés d’une seule pièce) dont le poids total est de 52 kilogs ! C’est effarant ! nous voyons cet homme si lourdement chargé avancer rapidement dans la neige, pieds nus, tandis que nos thibétains se sont tous soigneusement bottés pour la circonstance.

Nous constatons que pour cette ascension nous prenons aujourd’hui un itinéraire tout différent de celui que nous avions suivi en 1931. Grâce à un tout récent passage de voyageurs, nous profitons d’une piste profondément tracée qui nous permet de grimper facilement et d’atteindre le sommet à huit heures du matin. Nous n’avons pas le temps de faire une longue pause sur la cime couverte encore de plusieurs mètres de neige. Il y fait froid, le ciel se couvre rapidement et nous avons encore un rude et long chemin à faire avant d’arriver au but.

Après quelques instants de repos, quelques secondes d’hésitation et quelques tâtonnements prudents sur le sommet du versant si abrupt de la Salouen, nous faisons sur notre séant une descente extra-rapide qui nous situe, en quelques minutes, à 400 m. au-dessous du col sur une terrasse où nous avions grelotté une nuit entière, il y a deux ans. Nos compagnons thibétains nous rejoignent sans tarder : leurs habits mouillés nous indiquent assez qu’ils ont pris le même ” train ” que nous. Nous trouvant tous réunis, nous poursuivons notre descente directe vers le fond du vallon. Un instant l’un de nous perd pied ; un brave thibétain, bien que chargé, se précipite à temps pour le saisir par son habit niais tous deux glissent jusque sur le bord du précipice…. qui n’est, heureusement, qu’un grand talus neigeux, buissonneux et quelque peu rocailleux, Quelques instants plus tard nous sommes dans une cabane tout récemment construite pour les voyageurs par un missionnaire du bassin de la Salouen : le R. P. André, chez qui nous espérons arriver ce soir.

Avant que nous soyons prêts à repartir, voici qu’à notre grande stupéfaction, nous voyons entrer le silencieux porteur de ” pipas ” ( mais ses cochons sont devenus tout roses ). Que la descente du Sila a dû être rapide ! Nous voici en route pour une nouvelle ascension, celle du Ghineserla ( passe de bambous jaunes ). Elle n’est pas difficile, mais à partir de 4.000 m. la neige est très profonde et la piste mal battue. A cette altitude nous reconnaissons les lieux où nous campâmes, il y a deux ans, puis le petit vallon où soufflait une tempête de neige qui nous fit errer durant deux jours. Cette fois-ci, tout se passe à merveille, nous enjambons d’un pas allègre la passe ( 4.170 m.) et après quelques heures de rapide marche à travers forêts et pâturages nous sommes fort paternellement reçus à Bahang chez le Père André, grand constructeur de routes sur ces Alpes lointaines et dans la vallée de la Salouen.

Une première visite des lieux présumés pour un hospice : le col de Latsa (3.800 m.) reliant les vallées du Mékong et de la Salouen.

Les bienveillants lecteurs, qui ont eu le courage d’enjamber le Sila en parcourant notre récit, auront peut-être hâte de savoir où nous en sommes en ce qui concerne l’hospice pour lequel nous sommes venus en Asie. Nous quittons donc, mais bien à regret, les trois vaillants missionnaires qui travaillent dans un si profond isolement sur cette frontière du Thibet interdit et nous redescendons, deux ou trois jours durant, vers le Sud, en longeant cet autre grand fleuve d’Asie qu’est la Salouen. A cet endroit le fleuve coule à environ 1.750 m. d’altitude entre deux chaînes de montagnes : prolongement vers le sud-est du plateau thibétain, a-t-on dit, et cela paraît évident. La vallée de la Salouen jouit d’un climat chaud et très humide, comme la Haute-Birmanie qu’elle limite à l’ouest ; la végétation y est donc très abondante et de caractère tropical.

A cette latitude les habitants sont en grande partie les Loutzes, paisible population venue de Birmanie. Les Thibétains s’y font de plus en plus nombreux ainsi que les Lissous : peuplades de robustes montagnards pratiquant souvent le pillage et correspondant assez bien à l’idée que la majorité de nos lecteurs se font des hommes dits sauvages. Çà et là on trouve aussi des colons Chinois qui s’installent au bord du fleuve et partout où il leur est possible de cultiver le riz ou de faire un peu de commerce.

A notre grand regret il nous fut impossible de voyager à cheval et de profiter ainsi entièrement du bon chemin muletier récemment ouvert par les soins du R. P. André. Cette route venait en effet d’être coupée en maints endroits par de gros éboulements et tous les ponts avaient été emportés par une violente crue des eaux. Force donc nous fut d’aller à pied accompagnés de quatre porteurs abondamment pourvus de vivres pour cinq ou six jours par le bon Père André, en prévision de la famine sévissant alors dans le pays que nous avions à traverser. Du 19 au 22 juin nous avançons péniblement le long du fleuve dans une atmosphère embrasée. Plusieurs fois nous avons à passer de furieux et puissants torrents sur de fragiles et très peu stables passerelles en bambou ou sur l’unique planche inclinée qui restait de certains ponts.

Le 20 juin, nous entrons (si l’on peut ainsi parler) dans un village qui ne compte plus que deux ou trois maisons : le reste ayant été, ainsi que les rizières voisines, proprement enseveli par un éboulement, il n’y a que quelques jours : huit personnes y périrent en même temps. La mort semblait planer sur ces lieux où l’on ne percevait que le grondement perpétuel du torrent destructeur et où nous ne rencontrâmes, pour tout habitant, qu’un pauvre petit enfant, s’approchant timidement de nous.

21 juin. La chaleur est au comble ; nous ne sommes plus qu’à 1.450 mètres d’altitude, au bord du fleuve. Mais enfin aujourd’hui nous quittons le fond de la vallée. Suivant toujours le faîte de la même arête, le sentier du Père André nous élève rapidement au-dessus du fleuve par une interminable série de lacets. A la côte 1.750, nous trouvons un village : c’est le dernier dans cette direction, nous y faisons halte. Tout le monde doit être aux champs sur les bords du fleuve, car dans ce village nous n’apercevons que des chiens pour toute créature. Nos porteurs finissent par nous introduire dans une de ces chaumières lissou construites sur pilotis et dont plancher et parois sont formés par de vastes nattes de bambou.

Une longue marche à pied sous un soleil de feu nous a fatigués un peu plus que de raison : nous nous endormons d’un sommeil de plomb dans un coin de la chaumière sur le plancher élastique ; nous dormons si bien que nous ne remarquons pas l’entrée du maître de céans et de sa famille. Lorsque nous nous réveillons enfin, la tête lourde, on nous fait remarquer que nous sommes chez le chef du village et que notre repas est servi.

Toute l’après-midi nous montons dans les fougères. La nuit tombe quand nous atteignons enfin le refuge construit à 3.100 m. par le même Père, constructeur de la route. Nous sommes plutôt froidement accueillis dans ce refuge par divers groupes de voyageurs chinois ou lissous et nous souhaiterions même à certains d’entre eux une physionomie plus rassurante. Mais n’insistons pas trop sur ce sujet, car ces premiers occupants du refuge ont pu se livrer aux mêmes réflexions sur notre compte, en étant surpris à cette heure tardive par ces deux êtres barbus. Nous prenons donc possession sans tarder du dernier compartiment resté libre et passons la nuit dans la paix la plus profonde.

Le lendemain, par la fraîcheur, nous continuons notre ascension, notant soigneusement les endroits exposés aux avalanches ; nous constatons avec plaisir qu’il sera facile de les éviter en se maintenant constamment sur le sommet de l’arête. A 8 h. du matin, nous avons déjà atteint le point culminant de la passe de Latsa ( 3.800 ). Ne pouvant faire mieux, cette fois-ci, nous nous bornons à nous arrêter trois heures, là-haut : le temps de reprendre haleine et d’inscrire quelques notes en parcourant les abords immédiats du passage: rien de plus désagréable que de vouloir marcher un peu en dehors du sentier en ces parages : dès que l’on quitte les nevés l’on s’empêtre dans les rhododendrons traînants et les bambous nains. Sur toute la longueur de l’arête terminale court une corniche de neige dont l’épaisseur en maints endroits est de 3 à• 5 mètres.

Aujourd’hui nous y jouissons d’une température douce et d’un ciel aux trois quarts découvert : c’est une heureuse exception, car il est reconnu que le mauvais temps est de règle toute l’année sur ces montagnes. La forêt, constituée surtout par les sapins, monte sur les deux versants jusqu’à environ 3.700 m., beaucoup plus riche à l’ouest…. Telle est la passe de Latsa, sur le sommet de laquelle il est le plus probable que nous aurons à construire un Hospice. La descente sur le Mékong nous prend toute la journée, à travers forêts et pâturages d’abord, puis, au-dessous de 2.300 m, à travers champs et hameaux lissous. Quelques jours plus tard, le 28 juin, nous étions de retour à Weisi.

Au milieu de juillet, ce fut le Père Melly qui partit avec le frère Duc pour examiner plus à fond cette passe de Latsa, en y plantant leur tente pour plusieurs jours. Leur voyage s’accomplit aussi sans accident désagréable mais leur séjour sur le col fut un peu gâté par un mauvais temps sans pitié. Ils purent néanmoins y faire un ex-cellent travail d’observation et clôturèrent dignement notre première prise de contact, celle de l’été, avec le futur champ d’action.

Siao Weisi 13 mars.
Ayant quitté Siao Weisi mercredi passé (7 mars) nous avons logé chez le maire de Kiatse, une heure au-dessus de Tapingtse. Le lendemain nous avons eu la satisfaction de pouvoir nous hisser à dos de mulet jusqu’à 3.200 m. c.-à-d. jusqu’à l’entrée de la forêt, limite des neiges. Nous avons chaussé nos planchettes et gagné le milieu de la forêt pour y construire notre cabane de neige.

Malheureusement le temps s’est gâté et le lendemain nous avons, après deux heures de marche, atteint l’endroit où nous pensions établir notre campement. Cet endroit est situé à l’abri des derniers bosquets de sapins, à vingt minutes au-dessous du premier col. Par un temps de chien, nous avons passé cet après-midi du vendredi à nous tailler un bon abri dans la neige et à ramasser du bois de chauffage.

Malgré tous nos soins, la nuit fut plutôt fraîche car la tempête de neige fit rage toute la nuit. Cette tempête s’étant un peu calmée dans la matinée du samedi, sans pourtant que la neige cessât de tomber. nous avons laissé Monsieur Chappelet au soin des bagages tandis que le frère Duc et moi prenions la direction de l’emplacement du futur hospice pour y prendre quelques photos et respirer le bon air des sommets.

Au premier col nous fûmes enveloppés dans un brouillard et une bourrasque des plus corsés. Nous avons pu cependant nous rendre compte qu’avec des skis, en choisissant bien sa route on peut se rendre en tout temps dans la vallée de la Salouen, par cette passe. Arrivés à 3.850 m., exactement sous la corniche de neige qui couronne la ligne de faîte, nous avons rebroussé chemin parce qu’il était inutile d’aller plus loin par un tel brouillard. Nous avions déjà d’ailleurs fait durant nos voyages précédents toutes les observations voulues au sujet des avalanches et puis l’heure était venue de rejoindre Monsieur Chappelet et de commencer la descente. Cette descente s’effectua le mieux du monde et arrivés au campement il nous restait assez de temps et de forces pour essayer d’aller passer la nuit hors des neiges. De fait, nous arrivâmes sans difficulté assez bas dans les pâturages, au sommet de la grande descente en virages sur le torrent de Latsa. Il y avait là ( 2.900 m.) un semblant de refuge pour bergers, ce qui nous parut du confort. De là à Siao Weisi, le voyage n’est plus qu’une bagatelle.

Nous avons constaté avec plaisir qu’on avait eu soin de réparer en plusieurs endroits la route du P. André et que 200 Lissous achevaient de relier cette route avec Gaiouan en passant par Tapingtse.

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