Thibet. Expédition en pays inconnu
Lettre de M. Genestier, missionnaire apostolique
Me voilà seul, maintenant, et parfaitement remis d’une petite maladie, suite de l’exploration manquée du Kiou-kiang. Je vous envoie quelques notes sur ce voyage entrepris à deux fins: la première pour connaître un peu le pays qui nous avoisine et les peuplades que nous devrons, un jour ou l’autre, évangéliser; la seconde, pour rendre service à un compatriote, le lieutenant Grillères. D’après notre premier plan, l’expédition ne devait durer qu’une vingtaine de jours. Il s’agissait de descendre la Salouen jusqu’à Tasso, de là, passer au Kiou-kiang, remonter le cours de ce fleuve et revenir par la passe de Tchamoutong.
Mais l’homme propose et Dieu dispose. Arrivé à Pehalo, le lieutenant se repose un jour: on fait à la hâte les préparatifs; nous prenons pour treize jours de vivre, et en avant!
Nous sommes au 28 juillet 1903; nous avons un temps magnifique, pas froid, par exemple, principalement sur les bords de la Salouen où nous arrivons à midi. Le lieutenant est content de retrouver le Seroua-lomba que nous passons sur un pont de cordes. A cet endroit, le fleuve est à 1580 mètres d’altitude.
A six heures, nous sommes à, Liourogon. Là était jadis une succursale de la lamaserie de Tchamoutong. La maison est en ruines; le peuple a repris la plus grande partie des rizières cédées autrefois à la lamaserie; cette dernière entretient encore un homme d’affaires qui fait valoir ce qui reste.
La population de Liourogon, 50 à 60 familles, est à moitié Lyssou, moitié Loutse; il y a aussi deux ou trois familles chinoises pour gruger les uns et les autres. Nous logeons dans une maison loutse où nous sommes très bien reçus.
29 juillet 1903. Il pleut légèrement; nous aurons moins chaud qu’hier. Dans la matinée, nous traversons plusieurs torrents sur des ponts qui n’ont qu’une vague ressemblance avec le pont Alexandre. A midi, halte à Mauzi, petit village loutse; un léger repas nous donne des forces pour continuer notre route sous un soleil de plomb. A la nuit, nous arrivons à Tasso après avoir passé le pont de cordes. Altitude 1530 mètres.
30 juillet 1903. De Tasso, nous devions franchir la chaîne de montagnes qui nous sépare du Kiou-kiang; mais on nous dit que la route est impraticable et que, à une journée et demie d’ici, nous en trouverons une plus facile. Nous continuons donc à descendre. Comme nous ne voulons pas toucher aux provisions
que nous portons, nous essayons de nous en procurer d’autres; mais il est impossible de rien trouver, à part les quelques volailles étiques, que nous offrent les bessets (maires).
Nous suivons, maintenant, la rive droite de la Salouen; la marche est difficile au milieu des hautes herbes où nous sommes tantôt trempés jusqu’aux os, tantôt brûlés par le soleil. Nous avons un guide, pris à Tasso; c’est un des hommes qui lèvent le tribut pour le chef de Yetché.
Durant la journée, nous traversons plusieurs villages en grande partie lyssous; les habitants nous demandent beaucoup de médecines, ils sont très convenables. Au coucher du soleil. Nous arrivons à Pasom. Nous logeons chez le besset lyssou qui nous traite le mieux qu’il peut; après une bonne nuit nous sommes tous reposés et nous nous mettons en route.
31 juillet 1903. Nous quittons le fleuve pour escalader pendant deux heures une montagne à pic que nous descendons ensuite jusqu’à Zidam-tom où nous retrouvons le fleuve (altitude 1500 mètres). Plusieurs familles Chinoises sont établies dans ce village lyssou. On fait halte, on demande des renseignements sur la route du Kiou-kiang, car c’est d’ici qu’elle part. On nous dit qu’elle est longue et mauvaise, mais que nous pourrons nous approvisionner sur les bords du Long-kiang. Nous disons au
revoir à la Salouen et nous partons. Après avoir grimpé mille mètres environ nous campons dans la forêt.
1er août 1903. Ce matin nous sommes réveillés de bonne heure par la pluie; après un déjeuner sommaire, nous nous mettons en route. La piste que nous devons suivre est affreuse, glissante; l’un roule à droite, l’autre à gauche, on se relève en riant. Le soleil paraît à 9 heures. A midi, nous dînons sur une crête qui n’a que quelques pieds de large et que nous suivons jusqu’au soir. Nous avons dépassé 3700 mètres d’altitude quand nous trouvons enfin une petite mare d’eau près de laquelle on campe
pendant la nuit. Le vent souffle en tempête; la passe doit être peu éloignée.
2 août 1903. Nuit affreuse, pluie torrentielle. Impossible de fermer l’œil puisque nous sommes sans abri; nos habits, nos couvertures sont trempés, aussi avons-nous hâte de partir pour nous réchauffer. Après une heure de marche, nous franchissons la passe et nous entrons dans le bassin du Kiou-kiang; nous
nous dirigeons droit à l’ouest.
La pluie qui avait cessé un instant reparaît bientôt. Dans le torrent que nous descendons, nous avons de la boue jusqu’à la cheville, souvent jusqu’aux genoux. Après avoir dîné sous la pluie, nous nous trouvons en face d’un énorme torrent; pour tout pont, un tronc d’arbre lisse en travers; le lieutenant le passe à cheval; je le passe pieds nus. Deux heures après, nous nous apercevons de l’absence de l’un de nos hommes. On s’arrête et on envoie à sa recherche, nous sommes passablement inquiets, car on dit la route infestée de brigands. Enfin le voilà retrouvé: Deo gratias.
Nous rencontrons un Loutze qui paraît éveillé; il nous servira de guide; celui que nous avons pris à Tasso est par trop nul. La pluie ne cesse pas; afin de passer une nuit meilleure, nos gens construisent un abri en bambous; nous sommes à 3000 mètres.
3 août 1903. Nuit passable, malgré la pluie; notre nouveau guide, avec lequel nous avons fait connaissance au coin du feu, nous dit, qu’en marchant bien, nous arriverons dans deux jours au Long-kiang. Pendant cette journée, nous voyagerons sous la pluie à une altitude de 3000 mètres; nous traversons deux gros torrents à dos d’homme, et nous arrivons enfin à une grotte. On ne peut s’y tenir debout, la fumée de notre feu nous étouffe, cependant on est mieux là que dehors; à la guerre comme à la guerre.
Après un repas plus que frugal, on se roule dans les couvertures mouillées; un de nos hommes est malade.
4 août 1903. Notre malade, qui a passé la nuit à geindre, ne peut plus marcher. Nous lui laissons un compagnon et des vivres et nous continuons notre route.
5 août 1903. Aujourd’hui, repos. On attend les retardataires; on veut aussi tenter de s’approvisionner. Nous interrogeons les indigènes dont la langue diffère peu de la langue loutse. Il est probable que l’origine est commune, car le type est à peu près le même et la manière de vivre identique. Ceux-ci sont seulement plus pauvres. En ce moment, ils n’ont pour nourriture que des racines arrachées dans la montagne. Pas la moindre culture autour des habitations. On aperçoit, assez loin, quelques champs; leur première récolte est le millet qui n’est pas encore mûr. Il nous sera certainement difficile de trouver ici des vivres pour continuer notre route.
Les maisons sont construites en bambous, au milieu de la brousse. On n’y voit pas le moindre instrument aratoire, pas même une pioche; la hache est inconnue aussi. Leur travail des champs se réduit à peu de chose: à l’arrière-saison, ils coupent avec leur trépés, espèce de coutelas, une partie de la brousse, ils l’incendient à la saison sèche, et au moment des semailles, se contentent de gratter les cendres avec un bâton Leurs principales céréales sont le maïs, le millet et le riz de montagne.
Je crois qu’on pourra facilement, un jour, en faire des chrétiens; nous ne pouvons trouver des vivres ici; nous envoyons plusieurs de nos porteurs en compagnie de notre guide, plus bas, dans la vallée; peut-être y seront-ils plus heureux; nous songeons à suivre une route plus au sud pour passer au Kiou-kiang, mais, renseignements pris, elle nous mènerait trop loin.
6 août 1903. Nos gens sont partis; le malade et son compagnon arrivent de bonne heure. Le temps, mauvais jusqu’à présent, semble se mettre au beau. Vers midi, l’un de nos hommes est de retour, on ne peut pas trouver de vivres; que faire? Nous sommes dix et nous n’avons rien à manger. Les provisions qui devaient durer treize jours sont épuisées, nos porteurs les ayant gaspillées sous le prétexte qu’on trouverait facilement à se ravitailler.
7 août 1903. Il y a une route a peine tracée qui remonte jusqu’aux sources du Long-kiang et va rejoindre la route suivie par le prince d’Orléans; si on nous rapporte quelques vivres, on la suivra. Que le temps parait long! Que Dieu nous vienne en aide, car je ne vois pas comment nous tirer de peine.
8 août 1903. Tous nos gens sont de retour avec des provisions pour deux jours! Nous décidons de revenir sur nos pas; la ration sera d’une tasse de millet par homme et par jour; c’est peu. Il pleut encore, mais il faut partir ou mourir de faim.
9 août 1903. La journée a été bonne, la nuit très dure sous la pluie. Les jambes de notre malade enflent.
10 août 1903. Rien à noter, sinon que l’état du malade empire.
11 août 1903. Ce matin le malade ne peut plus marcher; nous le laissons à la garde de deux de ses compagnons avec des vivres; nous leur promettons d’envoyer du secours aussi promptement que possible. Nous partons, le cœur gros, par un temps affreux. Le soir nous ne trouvons aucun abri, et sans manger, nous nous couchons sur le sommet de la montagne.
12 août 1903. Dès l’aurore nous nous mettons en route, à jeun; nous nous réchauffons un peu en marchant ; mais nous n’arrivons qu’à cinq heures sur les bords de la Salouen où nous pouvons enfin prendre un peu de nourriture et sécher nos habits.
Nous cherchons immédiatement des gens pour porter secours aux retardataires; deux hommes partiront dès l’aube avec des vivres.
13 août 1903. Nous sommes bien traités par le besset lyssou chez qui nous logeons, mais il ne peut nous donner que ce qu’il a, c’est-à-dire du maïs qui n’est pas encore mûr.
A peine nos deux hommes sont-ils partis pour porter des secours à notre malade et à ses compagnons que nous voyons arriver ces deux derniers qui ont abandonné le malheureux. Il serait difficile d’exprimer notre angoisse et notre indignation, nous faisons partir sur-le-champ un troisième lyssou. Puissions-nous voir revenir notre malade! Nous ne pouvons songer à l’attendre, mais le besset promet de le soigner et de le conduire à Pehalo.
La route qui aboutit à Yetché serait la plus courte pour arriver sur les bords du Mékhong où nous trouverions des vivres; mais impossible de passer la Salouen, le pont a été emporté.
14 août 1903. Nous voyageons sous la pluie et nous arrivons à Latsa, (altitude 1450 mètres) à une journée plus au sud, toujours sur les bords de la Salouen. Les Lyssous sont très empressés pour nous rendre service et nous fournir quelques vivres; le point noir, c’est de passer le pont de cordes pour nous rendre sur la rive gauche.
Enfin, nous y voilà tous; mais de ma vie je n’ai souffert comme pendant la demi-heure que je suis demeuré entre le ciel et l’eau. Le lieutenant en avait assez, lui aussi; l’interprète a failli y laisser sa peau.
15 août 1903, fête de l’Assomption. Que ne suis-je à Pehalo ou à Kioura pour célébrer ce beau jour! Il semble que la bonne Mère nous prenne en pitié, car le besset fait l’impossible pour nous trouver des guides et des vivres pour passer la montagne. Le lieutenant se sent fatigué; cependant, il faut partir. La route est, dit-on, pleine de brigands; la sainte Vierge sera là pour nous défendre, le jour de sa fête. En avant, le cap sur Gagoua; la route est bonne, allant droit à l’est; mais il faut grimper et grimper toujours.
16 août 1903. Les porteurs marchent péniblement; le lieutenant peut à peine mettre un pied devant l’autre; pour moi, bien que tout courbaturé, je me sens encore assez fort. On avance lentement; enfin, nous voilà à la passe, 3900 mètres. On contemple un instant le paysage et on poursuit l’étape.
17 août 1903. Les provisions sont épuisées, nous envoyons les plus ingambes en avant avec le guide, ils nous marqueront la route à suivre au moyen de certains signes. Je suis inquiet pour le lieutenant qui s’affaiblit de plus en plus. Comme je voudrais pouvoir lui céder un peu de la vigueur qui me reste encore.
Vers midi, nous apercevons un village lyssou, nous achetons un peu de blé et quatre œufs. Après ce repas plus que sommaire, on se remet en route avec un peu moins de forces, nous sommes obligés de nous arrêter tous les quatre au cinq pas.
Nos hommes, partis en avant, se sont arrêtés chez un marchand chinois qui habite à mi-montagne, et qui vient à notre rencontre avec deux montures. Vous pensez bien qu’on ne se fit pas prier pour les enfourcher. Arrivés chez le marchand, nous sommes on ne peut mieux traités, mais la fièvre nous saisit et jusqu’à notre arrivée à Tsekou, c’est-à-dire pendant six jours, ce sera notre unique nourriture.
18 août 1903. Arrivée et repos à Gagoua, sur le Mékong. Le P. Tintet nous envoie ses mulets; en route pour Tsekou.
19, 20, 21 août 1903. On a de la peine à se tenir à cheval, mais en somme, on se rapproche de Tsekou.
22 août 1903. Nous y voici; nous ne pouvons plus ni marcher ni nous tenir debout. Les confrères sont en bonne santé; grâce à leurs soins on se remettra.
On s’est remis, en effet; mais demandez au Père supérieur ce qu’on a avalé de quinine et d’autres remèdes. Pour une première maladie, ce n’est pas mal débuter. Le lieutenant a été rétabli un peu plus rapidement que moi, et il est parti pour la France remettant à plus tard son exploration du Kiou-kiang ou du Pomi.
Après moult soins des Pères de Tsekou, me voilà plus fort que jamais et réinstallé dans ma maisonnette de Kioura que j’ai appris à apprécier. Je ne suis pas fâché d’avoir fait ce voyage. Je connais maintenant le Lou-tse-kiang jusqu’à Latsa. A partir de Liourogon, ce sont les Lyssous qui dominent; le confrère qui en sera chargé aura de la misère, mais il convertira des païens à notre sainte foi.
Source: Annales de la Société des Missions-Etrangères, 7e année, 1904