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Trois missionnaires massacrés au Thibet (1905)

Annales de la Société des Missions-Étrangères et de l’Œuvre des partants, neuvième année, 1906

Dans les Annales de 1905 était annoncé le massacre au Thibet de M. Soulié; dans les Annales de 1906 était annoncé le massacre de trois autres missionnaires: MM. Jules-Etienne DUBERNARD, Henri Georges MUSSOT et Pierre-Marie BOURDONNEC.


Voici le texte de l’article:

Les détails que nous avons reçus touchant leurs derniers jours sont encore incomplets; mais, tels que nous les possédons, ils montreront à nos lecteurs combien grand fut l’amour pour Dieu et les âmes, combien vives furent les angoisses, les souffrances et le courage des prêtres de la Société des Missions-Étrangères tombés au champ d’honneur de l’apostolat. C’est un spectacle attristant, fortifiant aussi, et bien fait pour élever le cœur que celui de ces hommes, de ces Français, donnant leur vie pour continuer l’œuvre des Apôtres, l’œuvre de Jésus-Christ.

En le contemplant, les amis des Missions-Étrangères se croiront peut-être le droit d’être fiers de ceux dont ils aident les travaux et les sacrifices.

Nous allons d’abord citer les lettres qui racontent la mort de nos nouveaux martyrs; ensuite nous résumerons brièvement leur vie.

Lettre de M. Vignal
Missionnaire apostolique du Thibet

Ta-ly, le 17 août 1905.

Vous aviez su par le P. Bourdonnec que nous avions échappé providentiellement à la persécution des lamas de Bathang qui, après avoir tué les PP. Mussot et Soulié, voulaient venir en secret à Yerkalo pour nous saisir et nous massacrer. Grâce à Dieu, nous avons connu leurs mauvais projets assez à temps pour fuir. J’avais fait partir les PP. Bourdonnec et Villesèche; moi, je restai encore un jour pour avoir des nouvelles plus sûres que celles que nous venions d’apprendre. J’en eus et je partis à minuit le samedi 8 avril. Le lendemain, j’arrivais à une de nos stations où m’attendaient les deux Pères.

Je leur dis de partir le lendemain, que moi j’allais attendre ici pour savoir ce qui se passerait à Yerkalo. Deux chrétiens, qui me suivaient dans la fuite, sont retournés sur Yerkalo sans que je leur aie rien dit. A deux heures de route de Yerkalo, ils rencontrent un païen, rencontre providentielle, qui leur dit de ne pas aller plus loin, qu’ils seront pris. Qu’y a-t-il donc? Les lamas sont-ils venus? Non, mais hier à minuit est arrivé un écrit des révoltés de Bathang, ordonnant au peuple d’empêcher les Pères de fuir, de les saisir et de les poursuivre s’ils avaient fui. Ces paroles suffisent à nos gens pour les faire revenir rapidement sur leur pas. Ils firent bien, car s’ils avaient fait une heure de plus de route, ils seraient tombés entre les mains des persécuteurs, et moi aussi, et j’étais massacré.

Le soir, ils arrivent près de moi et me disent qu’il faut partir rapidement, etc… Je les écoute, nous partons aussitôt. J’ai su plus tard que, deux heures après mon départ de cet endroit, les persécuteurs y arrivaient. Nous marchons toute la nuit; le matin, à 6 heures, j’arrivais au village où couchaient les Pères, nous déjeunons ensemble et nous partons pour Tse-kou, où nous arrivons sains et saufs, à la grande surprise des PP. Dubernard et Th. Monbeig.

A Tsekou, nous sommes restés ensemble pendant deux mois. Nous avons eu plusieurs alertes d’abord, mais nous en avons été quittes pour la peur. Je suis parti pour Ta-ly le 20 juin. Je devais partir bien avant, mais le bon Dieu a disposé les choses de telle façon que je n’ai pu m’éloigner qu’à cette époque; il a voulu me sauver encore une fois la vie.

Le 25 juillet, je repartis pour Tse-kou; le septième jour de route, un jour avant d’arriver à Ouy-sy, je rencontre tout à coup le P. E. Monbeig qui venait à Ta-ly. Je lui demandai ce qu’il y avait. Il me dit que Tse-kou était brûlé, les PP. Dubernard et Bourdonnec massacrés, que la station de Lou-tse-kiang où se trouvaient les PP. Genestier et Th. Monbeig devait être attaqué le même jour que Tse-kou.

Nous avons appris ici, il y a trois jours, que le poste de Lou-tse-kiang n’avait pas été attaqué. Quand nous saurons plus de détails sur la mort des PP. Dubernard et Bourdonnec, nous vous les ferons parvenir. Plusieurs chrétiens qui accompagnaient les Pères ont été massacrés avec eux. Une trentaine d’autres ont été saisis et emmenés enchaînés, seront-ils tués? Je n’en sais rien.


Autre lettre de M. Vignal

Ta-ly, août 1905.

Malgré une assez importante armée chinoise, montée à Atentse dès le début pour contenir les lamas, ceux-ci ont réussi à opérer le blocus de cette ville (grâce surtout à l’incurie des mandarins) et sont tombés à l’improviste sur la belle chrétienté de Tse-kou. MM. Dubernard et Bourdonnec s’y trouvaient ainsi qu’un Anglais botaniste. Après une chasse de trois ou quatre jours, les deux Pères ont été saisis en des lieux différents; l’Anglais a réussi à s’évader, à travers les montagnes, et nous apprenons aujourd’hui qu’il est arrivé à Ouy-sy. M. Bourdonnec a été massacré, sa tête et son cœur emportés, dit-on.

Je ne vous ai pas donné de dates sur ces tristes événements: Tse-kou a été assailli le 20 juillet, M. Bourdonnec massacré le 22 et M. Dubernard saisi et emmené le 26 du même mois.


Lettre de M. Th. Monbeig

Ta-ly, le 29 août 1905

Les chrétientés du pays de Bathang et de Tse-kou tombées, ruinées de fond en comble, avec la perte de quatre des plus anciens missionnaires, tel est le résumé de nos désastres.

Quant à moi, voici mon odyssée. Nous étions à Tse-kou, MM. Dubernard, Bourdonnec, moi et un Anglais botaniste. Vers le 10 juillet, j’allais voir M. Genestier au Lou-tse-kiang à trois jours de Tse-kou. Le 20 de ce même mois, j’arrivais sur la dernière montagne qui domine Tse-kou, et constatais que les maisons des chrétiens étaient en flammes.

En méme temps, un homme me remettait une lettre de M. Bourdonnec qui me disait de fuir au Lou-tse-kiang. C’est pendant ce temps qu’une vingtaine de chrétiens et M. Bourdonnec ont été massacrés par les lamas et leurs affidés. A en croire un chrétien que j’ai vu ensuite, M. Dubernard, mon bon et saint curé, aurait été pris le 26 juillet; les Thibétains l’auraient battu, tailladé avec leurs sabres, ils lui auraient brisé les bras, puis sommé d’apostasier:

— « Dis trois fois: om mani padmé oum* et tu seras sauvé. »

— « Je prêche la religion du Maître du Ciel depuis quarante ans, aurait répondu le vieil apôtre, je serais heureux de mourir pour lui. »

Ils le traînèrent encore quelques ly (NDLR.: ly ou li (里, lǐ) est une unité de mesure chinoise de distance qui a considérablement varié en valeur avec le temps, mais qui est dorénavant standardisée à 500 mètres) puis l’achevèrent. Ce chrétien dit tenir ces détails de témoins oculaires.

Quand j’appris les effets d’une telle fureur, sur les conseils de M. Genestier, je descendis le Lou-tse kiang et arrivai à Ouy-sy sans passer par les pays troublés, après un voyage de quinze jours à pied. Là, contre tout espoir, je suis rejoint par l’Anglais qui a été sauvé d’une façon presque miraculeuse.

Ensemble alors, nous sommes arrivés à Ta-ly, chez le vieux P. Leguilcher, et où j’ai trouvé mon frère et M. Vignal.


*Desgodins écrit: Om mani pemé on, et voici ce qu’il dit à ce sujet: Les Peunbo se distinguent par la petite formule de prières en huit syllabes qu’ils répètent sur leur chapelet. Elle est ainsi conçue: Oum, ma, tchri, mou, me sa, be, gou, et n’a pas de sens en elle-même, à moins que chacune de ses syllabes ne soit l’initiale d’une phrase inconnue, et si ce n’est pas l’explication qu’ils en donnent, c’est dans l’ordre ci-dessus: Le grand Dieu Keun-tsou-zong-po, sa femme ou le principe féminin éternel, les génies, les demi-dieux, les hommes, les animaux, le diable, l’enfer; de sorte qu’en ces huit syllabes, ils rappelleraient les principaux articles de leur croyance toute païenne. La prière analogue des autres sectes est: Om mani pemé on, pour laquelle certains livres donnent une explication presque semblable (Le Thibet. 2e édition, Paris, 1885, p. 203.)

Auguste DESGODINS (1826-1913)


Lettre de Mgr Giraudeau
Vicaire apostolique du Thibet

Les lamas, fort mécontents de voir les Chinois défricher officiellement les champs incultes, machinèrent un complot de concert avec le second chef thibétain. Un séjour de trois mois à Bathang du commissaire impérial Fong-touen leur fournit l’occasion de se révolter. Ce grand mandarin, n’ayant qu’une garde de quarante à cinquante hommes, ne sut pas se rendre compte du danger assez tôt; il donna des ordres comme s’il eût été à la tête d’une armée. Les lamas n’attendaient que cela. Ils se mirent aussitôt avec leurs partisans à exercer des brigandages dans le voisinage de la ville, persuadés que le commissaire impérial essaierait de rétablir le calme. Bientôt, en effet, il y eut des rixes sérieuses et les lamas, décrétant leur couvent en danger, firent appel à leurs fermiers, les Dechudumba. Ce sont ces munies brigands qui, par ordre de la lamaserie, ont déjà détruit plusieurs fois nos chrétientés.

Le 21 mars, M. Mussot écrivait: « Les Dechudumba sont campés à 30 ly d’ici. C’est un essai de révolte conduit par la lamaserie (peut-être les lamaseries) contre la Chine. Depuis longtemps, j’ai averti les mandarins que les 50 soldats du commissaire impérial ne suffisaient pas. Aujourd’hui ils peuvent faire leur meâ culpâ. Serons-nous compris dans la bagarre? Sera-ce pour plus tard? Dieu seul le sait. En tout cas, c’est pour aujourd’hui ou pour demain, si les Thibétains osent. Bathang est en état de siège, j’ai préparé de l’argent en vue d’un voyage possible, et puis je continue le train ordinaire de ma vie. A la garde de Dieu. C’est l’ouverture du Thibet, mais pour faire une omelette, il faut casser des œufs. »

Peu après, le missionnaire ajoutait sur l’enveloppe de la lettre: « Voilà dix jours que nous passons au milieu des plus grandes alarmes. C’est l’histoire de Len-tsy (NDLR.: Chrétienté dont fut chargé M. Mussot et où il fut battu et blessé) qui se renouvelle, sauf l’issue qui se fait attendre. Après quatre ans, c’est un anniversaire comme un autre! »


Ici s’arrêtent les documents authentiques. Il parait certain, cependant, que refugié d’abord chez le second chef thibétain, M. Mussot prit la fuite et alla se cacher à Tchroupalong, chez le petit mandarin chinois préposé au passage du fleuve Bleu en cet endroit. Un soldat chinois m’a affirmé que le 1er ou 2 avril, le Père fut saisi chez ce petit mandarin de Tchroupalong, qui fut lui-même fort maltraité par les persécuteurs. Il resta trois jours enchainé à la lamaserie. Il supplia les lamas, en faveur de son fidèle domestique Apao, père d’une nombreuses famille. Les lamas furent impitoyables; quelques dizaines de jours après, ils noyaient dans la rivière de Bathang cet excellent serviteur. Enfin, d’après le même narrateur, le Père fut extrait de la lamaserie, fustigé cruellement avec des épines, puis fusillé.

Les persécuteurs lui auraient ensuite coupé la tête et les mains et les auraient suspendues comme des trophées à la porte d’entrée de la lamaserie.


Notes biographiques sur chacun de nos Martyrs

Jules Etienne DUBERNARD

Jules Etienne DUBERNARD naquit à Ussel (Corrèze) le 8 août 1864. Il partit pour le Thibet le 15 mars 1864. Il y arriva au moment où la persécution battait son plein. Il fut chassé de Kiang-ka et obligé de se réfugier d’abord à Pang-mou-tang, puis à Tse-kou.

C’est dans ce dernier poste qu’il passa sa vie presqu’entière. Il y était venu accompagné de quelques néophytes, pas nombreux assurément, mais exigeant une attention continuelle qui devait s’étendre à la vie du corps et à celle de l’âme. Presque tous anciens esclaves, ils ne savaient pas régler leur existence. Avaient-ils des vivres: farine, viande fumée, etc.? Ils se hâtaient de préparer des festins en invitant leurs parents et leurs amis; manquaient-ils de quelque chose? Ils venaient le demander au missionnaire; si un de leurs bœufs ou un de leurs mulets étaient malades, ils le laissaient périr; ils ne prenaient aucun soin de leurs instruments aratoires, et, quand le prêtre leur reprochait une pareille négligence, ils disaient tristement: « Ah! nous étions plus heureux dans l’esclavage, nous n’avions à nous occuper de rien, sinon de faire ce qu’on disait. Si le bœuf du maître mourait, que nous importait? Si la moisson n’était pas bonne, le maître était plus pauvre; mais nous pouvions dormir, manger et boire, sans inquiétude. »

Evidemment à des malheureux qui raisonnaient ainsi, il fallait enseigner bien des choses, avant qu’ils parvinssent à aimer leur liberté et celle de leurs familles, à comprendre leurs droits et leurs devoirs, à devenir des hommes vraiment dignes de ce nom. Dubernard se mit à l’œuvre, réglant les achats, les ventes, la nourriture, le travail, le repos, la dépense. A force de patience et de persévérance, il finit par réussir, et ce fut un des beaux jours de sa vie, que celui où il entendit un esclave déclarer qu’il était plus heureux qu’autrefois, et qu’il ne voudrait absolument pas changer son état actuel pour sa situation précédente.

En 1876,  il augmenta le nombre de ses chrétiens par un de ces moyens dont le dévouement apostolique a le secret.

La vengeance des Lyssous

Les Lyssous, peuplade voisine de Tse-kou, ayant voulu venger leur chef, le moukoua de Ye-tche, tué par les lamas de Hong-pou, allèrent attaquer plusieurs villages dépendant de la lamaserie, et les incendièrent. On essaya en vain de leur couper les routes; avec des cornes d’antilope qu’ils plaçaient dans les plus petites anfractuosités des rochers, ils faisaient des échelons, sur lesquels ils grimpaient, et marchaient droit devant eux, à travers les montagnes, sans souci des chemins battus, et se livrant partout à la violence et au pillage.

En revenant de leur expédition, ils devaient passer par les stations de Tse-kou et de Niapatong, et M. Dubernard tremblait que leur colère ne s’appesantit sur ses chrétiens. Informé de ces craintes, un païen vint le trouver:
— « Que le chef ne redoute pas les sauvages, lui dit-il, il y a un moyen très simple de gagner leur amitié; qu’il prépare beaucoup de vin, qu’il leur en offre et les sauvages deviendront ses amis. »

Le missionnaire suivit ce conseil. Il se rendit à la station chrétienne de Niapatung, emportant plusieurs petits tonneaux. Quand les Lyssous défilèrent devant lui, il offrit une tasse de vin à chacun d’eux. Personne ne se fit prier pour accepter, et l’on en vit plusieurs qui en redemandaient une seconde fois: « Non, répondait Dubernard, les chefs l’ont défendu. Les soldats avaient un geste de regret et s’éloignaient, mais ils furent touchés de ce procédé et ne tirent aucun mal aux catholiques.

Plusieurs centaines d’esclaves

Cependant, le missionnaire n’avait pu voir, sans émotion, les longues lites d’hommes, de femmes et d’enfants, que les Lyssous emmenaient en esclavage, et dont plusieurs centaines appartenaient à des villages voisins. Il résolut d’essayer d’en sauver quelques-uns. Prenant avec lui deux domestiques chargés de sacs de sel, condiment rare et très apprécié chez les sauvages, il suivit l’armée victorieuse jusque dans ses montagnes reculées. En arrivant dans les hameaux dont les habitants avaient pris part à la guerre, les chefs faisaient le partage du butin, et aussitôt M. Dubernard allait vers ceux qui avaient obtenu des esclaves.
— « Pour cet homme, pour cette femme qui maintenant t’appartient, disait-il, combien veux-tu de sel? »

Les uns refusaient, les autres acceptaient avec empressement. A mesure qu’il s’avançait dans le pays, l’apôtre trouvait des populations de plus en plus primitives, auxquelles il apparaissait comme un être extraordinaire. Beaucoup d’habitants n’avaient jamais vu de cheval et, raisonnant comme les Indiens de l’Amérique au sujet des Espagnols, ils croyaient que le missionnaire et son coursier ne faisaient qu’un:

— « Restez ici, lui disaient-ils, nous vous mettrons à notre tête, nous irons en guerre contre nos voisins, et avec votre secours, nous prendrons beaucoup de bœufs et beaucoup d’esclaves. »

Le prêtre souriait, refusait doucement cette proposition et se contentait d’offrir la rançon des captifs. Arrivé à Noadan, il quitta les Lyssous et revint à Tse-kou, ramenant une soixantaine de malheureux rachetés à prix de sel.

Vers 1880, il commença l’église de Tse-kou, placée sous le vocable du Sacré-Cœur et la plus belle de la mission.

La persécution

En 1887, à la suite de la tentative de la pénétration au Thibet faite par l’Anglais Mac-Aulay, une persécution éclata de nouveau et Dubernard fut chassé pendant qu’on incendiait plusieurs maisons chrétiennes. L’année suivante, au mois de mai, plus heureux que la plupart des missionnaires du Thibet, il put rentrer dans son poste.

« Notre premier acte, écrivit-il alors, fut d’aller nous agenouiller, dans notre église dévastée. Sur quelques grandes gravures ou peintures il en restait trois: la Madone serrant l’Enfant-Jésus, l’image du Sacré-Cœur et celle de saint Joseph. Qui donc a gardé ces trois gravures de la destruction générale? Je fus bien ému de ce signe manifeste de protection. Les autres avaient reçu des coups de pierres, de flèches; la soie du tabernacle était enlevée ainsi que la serrure; c’est la désolation dans le temple! Mais enfin elle est debout, la belle église du Sacré-Cœur, gardée par elle-même, alors qu’on sollicitait les chefs d’ A-ten-tse de la venir brûler solennellement. Les dégâts sont grands dans nos maisons et dans celles de nos chrétiens; c’est le vide complet. »

Les années, qui s’écoulèrent depuis cette époque jusqu’à la catastrophe finale, furent souvent troublées, cependant le vieil apôtre put rester dans sa paroisse. Il s’affaiblissait peu à peu, usé par quarante années d’un apostolat semé de périls presque continuels, attristé de déboires de tous genres. Quand il avait besoin de se reposer, il aimait à entrevoir le jour où, paisible enfin, il s’endormirait entouré de ses chrétiens qui le vénéraient et qui viendraient, espérait-il, prier sur sa tombe dans l’église de Tse-kou.

Brusquement la tempête éclata; elle le saisit, ensanglantant son corps et brisant ses membres; elle ne semble pas même lui avoir laissé un tombeau.

Ah! on les dit parfois nobles et touchants, les missionnaires qui tombent frappés par le sabre du bourreau aux premiers pas de leur carrière; mais en vérité, combien plus nobles, plus touchants, ces vieillards qui, pendant des années et des années ont cheminé lentement dans les rudes sentiers de l’apostolat, qui en ont compté toutes les pierres et senti toutes les épines, qui ont bu à la coupe de toutes les amertumes et qui gardent encore l’enthousiasme de leur vingt ans pour présenter au bourreau leur tête blanchie par l’âge et par la misère, et offrir à Dieu les dernières gouttes d’un sang épuisé par les luttes de leur longue et douloureuse existence.


Henri Georges MUSSOT

Henri Georges MUSSOT n’était pas encore un vieillard, il n’était plus jeune cependant. Né le 26 juin 1854 à Ouge, dans le département de la Haute-Saône (France), il avait débuté dans les Himalayas, sur les frontières de l’Inde et du Thibet. Il avait aidé à la fondation du poste avancé de Phedong, que l’on espérait voir se prolonger jusqu’à Lhassa.

En1883, son Vicaire apostolique eut besoin de lui du côté de la Chine, et M. Mussot alla prendre la direction de la petite station de Cha-pa; il devint ensuite procureur de la mission, puis fut chargé du poste de Len-tsy.

Nos Annales ont raconté les attaques qu’il y subit au mois de janvier et au mois de mars 1901; il fut arrêté, enchaîné à une colonne de son presbytère, n’ayant pour ses repas que la nourriture de son chien qu’un jeune homme se cachait pour lui donner; les bandits l’emmenèrent dans la montagne, le frappèrent, lui blessèrent un poignet; enfin il fut sauvé par le préfet de Ta-tsien-lou.

Peu après, il partit pour Bathang où il trouva le martyre. Destinée plutôt singulière, et que ceux, qui connurent le départ du jeune franc-comtois pour l’Inde en 1881 ne pressentaient certes pas. Ils n’avaient pour lui d’autre prévision que la paix, d’autre désir que le travail patient d’une longue carrière… Mon Dieu! Vous demeurez toujours le maître des destinées humaines, et les auréoles lumineuses qui ornent le front de vos élus, aussi bien que les obscurités qui les dérobent aux regards des foules, sont votre œuvre. Vous aviez marqué cet apôtre pour le sacrifice du sang; il a, inconscient de son avenir, quitté l’Inde à la voix de ses supérieurs, traversé la Chine entière, et, quand l’heure de votre vouloir divin a sonné, il est allé s’enfermer dans ces durs pays thibétains d’où il ne devait plus revenir.


Pierre Marie BOURDONNEC

Pierre Marie BOURDONNEC, né à Ploumilliau (Côtes du Nord, France) le 18 juin 1859, parti en 1882, subit aussi des misères qui semblent inhérentes à la vie du missionnaire au Thibet. En 1887, il fut chassé de Yerkalo et partit pour A-ten-tse, puis se réfugia pendant quelques jours à Napo. Il dut repartir encore à la tête de ses chrétiens en larmes, affamés, transis de froid, mouillés jusqu’aux os. II s’arrêta enfin à la frontière du pays de Bathang, dans les gorges de Zeulong; il était là depuis quelques jours avec un autre missionnaire, M. Couroux, quand les païens vinrent les trouver.

La population ne veut pas des Pères

Prenant la parole au nom de tous, le plus âgé d’entre eux leur dit: « Nous prions les Pères de ne pas se fâcher; nous-mêmes nous sommes affligés et honteux d’avoir à faire une telle demande; mais c’est une nécessité. Nous venons prier les Pères de ne pas rester sur les terres de notre village; mais de vouloir bien aller ailleurs, ainsi que tous les chrétiens qui les accompagnent. Veuillez vous rendre de bon gré à ce que nous demandons de vous, sinon nous serons obligés de prendre des moyens pour vous forcer à partir. »

On parlementa un peu; à force de bonnes paroles et grâce à quelques petits cadeaux, les fugitifs obtinrent de rester dans cette solitude. Ce ne fut pas pour longtemps, avant la fin du mois de septembre ils durent s’éloigner; ils allèrent d’abord à A-ten-tse puis à Tse-kou, et enfin ils trouvèrent l’hospitalité chez le moukoua ou chef de Yetché.

Les rats rongent les moissons

Après bien des peines, M. Bourdonnec finit par retourner en 1891 à Yerkalo, où il travailla à la reconstruction du presbytère et de la chapelle; hélas! il demeurait toujours en butte à l’hostilité ignorante qui saisissait toutes les occasions de se manifester. Qu’on en juge. par ce seul fait: une grande multitude de rats vinrent s’abattre sur les champs, rongeant les céréales, détruisant les moissons; tous les efforts pour les chasser furent inutiles, et la famine, avec ses horreurs, fut la suite naturelle de ce fléau. Les sorciers consultés rejetèrent la faute sur les missionnaires:

— « Avec de la paille de sarrasin, dirent-ils, ces étrangers ont fabriqué un nombre considérable de rats qui, enfermés dans des caisses et lâchés au moment propice, ont causé les dommages dont on souffre; bien plus, ils nourrissent deux gros serpents qui se multiplient et exerceront, l’an prochain, des ravages plus considérables encore! »

Le peuple ajouta foi à ces fables absurdes. Les villages se réunirent et, dans des assemblées nombreuses et bruyantes, décrétèrent l’expulsion des prédicateurs de l’Evangile; ils n’exécutèrent cependant par leurs menaces. Ils se dédommagèrent en envoyant, à plusieurs reprises, des délégués vers M. Bourdonnec, pour exiger des céréales ou de l’argent.

La vie du missionnaire s’est écoulée dans ces combats de chaque jour. « O beata pacis visio, écrivait-il. Oh! heureuse vision de la paix; qui nous la donnera cette paix tant souhaitée et si nécessaire pour faire le bien. » Elle ne vint jamais.

« Pierre-Marie, nous écrivait récemment le frère du missionnaire, désirait ardemment le martyre, il m’en parlait sans cesse dans la dernière visite que je lui ai faite à Paris. Dieu l’a exaucé. »


Ainsi, presque chaque année, la Société des Mission-Étrangères égrène son rosaire de Martyrs. Et pour ne pas remonter à plus de dix ans en arrière, nous trouvons, en 1895, M. Verbier au Tonkin Occidental; M. Mazel au Kouang-si en 1897; encore au Kouang-si en 1898 M. Bertholet; en 1900 Mgr Guillon, MM. Emonet, Bourgeois, Viaud, Agnius, Le Guevel, Bayart, Régis Souvignet, Georjeonn et Leray dans la Mandchourie; en 1904, M. Trécul également en Mandchourie; enfin, en 1905, quatre missionnaires au Thibet.

Qu’elle ait, comme toute société humaine, ses imperfections, notre chère Société des Missions-Étrangères, nous le voulons bien; mais tant que ses fils sauront offrir leur sang pour la cause de Dieu, elle continuera de demeurer digne de porter, à travers le monde païen, la bannière de L’Eglise catholique, comme les régiments d’avant-garde qui trouvent toujours, dans leurs rangs décimés, un soldat pour porter le drapeau de la patrie.

DMC en la fête de Saint Nathanael, apôtre qui est mort martyr (dépiauté)

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