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1-INTRONISATION DU KONGAR LAMA BOUDDHA VIVANT DE SOGUN

En mars 1934 mourait à Sogun (voir la carte) le lama Kongkar.

Originaire de la région de Dzongnghun, il avait été reconnu comme réincarnation du Bouddha-Vivant de Kongkarling. A la suite de quelques mésaventures, il rentra dans son pays natal, fut accepté par la lama­serie de Sogun dont il devint le chef incontesté. Rusé, avide de pouvoir et d’argent, il passa sa vie à intriguer tantôt contre les Chinois, tantôt contre les Thibétains. Soutenant les brigands ou s’érigeant en justicier, selon que ses intérêts le commandaient, toujours en guerre contre ses voisins, il fournit pendant de longues années d’inépuisables thèmes à conversation pour les veillées.

Personne parmi les Chinois, les Mossos ou les Thibétains de la région qui n’eût une histoire à raconter à son sujet. Avant de mourir, il avait menacé ses fidèles de ne plus se réin­carner. Les prières et les supplications l’avaient fait revenir sur cette décision qui aurait privé l’église lamaique d’un pur joyau. Les mission­naires catholiques avaient entretenu de bonnes relations de voisinage avec ce vieux renard qui, en ,plusieurs circonstances, leur rendit de grands services. C’est lui pourtant qui avait provoqué l’annexion de la région des Salines au Thibet, annexion qui aurait pu avoir les plus graves conséquences pour la Mission de Yerkalo (Le missionnaire en est chassé depuis janvier 1946 et les chrétiens persécutés).

Heureusement, le Gouvernement de Lhassa maintint le statu quo, ne chassant ni le mis­sionnaire, ni ses chrétiens, ni même les Chinois du village de Pétines et laissant le bureau des postes chinoises continuer son service. Les lamas gui se partagèrent le pouvoir après la mort de Kongkar ont obtenu, moyennant finances, du Gouvernement thibétain, le droit d’administrer le district. De ce fait, la Mission et les chrétiens de Yerkalo eurent à subir des mesures vexatoires et à payer des contributions qui, sous le régime chinois, leur étaient épargnées.

Les lamas, sorciers et devins, avaient reconnu en un enfant du hameau de Khieu-tun Karbo (district de Djralyul) la réincarnation de feu Kongkar lama. L’enfant prédestiné ayant atteint six ans pouvait désormais se passer des soins de sa maman. Les lamas de Sogun déci­dèrent de l’amener en grande pompe dans sa bonne lamaserie de Sogun. La joie des fidèles fut sérieusement tempérée par les exigences des lamas qui, prévoyant une grande affluence de peuple aux fêtes de l’intronisation, voulaient bien traiter leurs hôtes mais aux frais de leurs administrés. Plus d’un pieux bouddhiste aurait préféré sur le moment voir Kongkar entrer dans le nirvana ! plutôt que de payer une forte contribution à l’occasion de son retour parmi eux. En la circonstance, la Mission de Yerkalo ne pouvait pas ne pas prendre part à la liesse générale et ne pas offrir un substantiel cadeau à la lamaserie. J’acceptai avec empressement l’offre qui me fut faite de porter le cadeau et de représenter la Mission aux fêtes d’intronisation du jeune Bouddha-Vivant.

3 novembre. En compagnie de trois jeunes chrétiens j’entre pour la première fois dans le vallon de Kionglong. A l’entrée du défilé qui en garde l’entrée, il nous faut présenter le récépissé qui certifie que les charges destinées au jeune lama ont payé les droits d’entrée au Thibet. Le défilé est vraiment impressionnant entre deux parois à pic qui ne laissent voir sur nos têtes qu’une bande de ciel bleu. A la sortie des gorges, mes compagnons m’indiquent quelque part dans le rocher une niche qu’habiterait l’une des nombreuses déités du Panthéon lamaïque. J’ai beau plier la nuque au risque d’attraper un torticolis et écarquiller les yeux, je ne vois rien du tout, pas même la niche.

Le vallon de Kionglong présente un tableau reposant pour les yeux fati­gués par les paysages grandioses mais arides des bords. du Mékong, au printemps et en été surtout lorsque les champs en terrasses et les arbres nombreux sont bien verts. Les villageois y disposent librement du ruisseau qui l’arrose alors que plus bas Pétines- et Yerkalo se dis­putent continuellement l’eau nécessaire à l’irrigation.

Actuellement, la récolte des raves bat son plein et nous croisons sur notre route des files d’ânes et de mulets qui disparaissent littéralement sous leur charge. Après deux heures de marche, le paysage devient plus sauvage, les pentes boisées et neigeuses se rapprochent, nous atteignons la cote 3000 m. Une heure plus tard, nous nous arrêtons pour la nuit, dans un champ auprès du hameau de Ladatines. A peine avions-nous com­mencé à desseller les animaux que des vociférations accompagnées de grands gestes et de moulinets nous sont lancées de la maison voisine : c’est mon ami le gabelou de Pétines qui m’invite à le rejoindre et à partager son logis.

J’ai beau faire semblant d’être sourd et aveugle, deux de ses compagnons dévalent à travers champs et réitèrent l’invi­tation à bout portant. Le brave gabelou qui répond au nom de Khiola est originaire de la région frontière du Népal, il ne comprend pas mon thibétain et je ne comprends pas le sien. Or, je n’ai pas la moindre envie de passer une soirée à échanger des compliments par le truche­ment d’un interprète. Je me vois cependant obligé de monter là-haut prendre une collation assez copieuse et appétissante, ma foi.

Au sortir de la cuisine thibétaine si chaude et hospitalière, je jette un regard de regret sur l’abondante provision de mon ami le gabelou et je dois réprimer une forte envie de faire apporter mon modeste bagage et d’accepter l’invitation pressante qui m’est faite de passer la nuit en sa compagnie. Ne voulant pas lâcher mes compagnons, craignant aussi de perdre la face, je me décide pourtant à regagner le campement, mais quand je me retrouve dans mon champ balayé par un vent glacial, je me traite d’idiot pour de bon !

Je songe aux amateurs de campe­ments romantiques dont les charmes consistent surtout à se .faire dévorer par les moustiques, en été, et à rôtir l’avant de sa personne quand l’arrière gèle, en hiver. Mes réflexions deviennent plus amères quand je me rappelle que, jeune arrivant, je ne rêvais que de camper en plein air. Le romantisme baisse : donc je vieillis. Nos sacs contiennent aussi des gourdes pleines et des vivres qui, sans être aussi abondants et aussi variés que ceux de maître Khiola, nous aideront à passer une agréable soirée.

Et dans la nuit, le gabelou et sa suite, en nous entendant lancer à pleine voix nos refrains, nous envieront peut-être ! Malgré le froid intense, je passe une bonne nuit grâce surtout à mes compagnons qui se privent d’une partie de leurs couvertures qu’ils entassent sur moi. Quand je dis : une nuit, c’est une façon de parler, car j’ai l’impression de n’avoir dormi qu’un instant quand mes compagnons donnent le signal du lever. Au fait, il est minuit vingt. Je m’abstiens de faire quelque réflexion ayant eu souvent l’occasion d’admirer le sens précis du temps chez les caravaniers thibétains. L’eau restée dans notre marmite est gelée d’un seul bloc, nous perdons beaucoup de temps à faire le déjeuner et nous ne partons qu’à trois heures du matin dans la direction du col.

4 novembre. Quand j’arriverai au sommet du Khiala (4500 m.), je ne saurai rien de rien de la route que nous avons suivie. Abruti de sommeil, n’osant monter à cheval à cause du verglas, j’ignore comment j’ai atteint le sommet. Tout ce que je sais, c’est que j’ai buté contre des cailloux, des arbres et des gens, que je suis tombé sur la glace et qu’en voulant sauter un ruisseau, j’ai sauté au beau milieu.

Ayant devancé mes compagnons, je rencontre sur la passe, aux premières lueurs du jour, un groupe de Yerkalobas aussi étonnés de me trouver au milieu d’eux que moi d’être en leur compagnie. J’avais espéré jouir d’un lever de soleil sur les géants de la chaîne de partage Mékong-Salouen, mais ils se cachent encore sous un voile de brume bleue. Mon équipe me rejoint, et nous descendons par des lacets assez rapides sur le versant opposé. La route traverse de beaux alpages dans un paysage alpestre.

Nous ne pouvons nous arrêter longuement à contem­pler la belle nature car le verglas, dans les revers surtout, exige toute notre attention, soit pour éviter les chutes, soit pour porter secours aux animaux de la caravane qui pourtant font preuve d’une adresse merveilleuse. Des chevaux d’Europe. même ferrés à glace, n’iraient pas loin sur cette route. Après deux heures de descente, nous nous arrêtons sur le bord d’un torrent pour prendre notre collation. Nous allions achever notre repas quand arrive un Yerkaloba. Il saute de sa monture lancée au galop, installe dans notre campement les tapis du gabelou qui, en bon cavalier, a fait toute la montée et la descente sur son cheval, au risque de se casser le cou sur la glace. On déballe la mangeaille et « nolens volens » je suis obligé de recommencer mon dîner. Ayant par malheur loué le nougat thibétain, maître Khiola m’oblige avec autant de ténacité que de politesse à en manger des morceaux inquiétants. Ce nougat est un mélange de noix, beurre, sucre et fromage pilés ensemble et le moindre morceau vous en bouche un coin !

Aussi, lorsque mon trop aimable bourreau me laisse enfin allumer ma pipe, je suis arrivé à l’extrême limite de mes facultés d’absorption. Nous continuons de conserve notre route jusqu’au hameau de Ngulkhio où nous appre­nons que le jeune Kongkar n’arrivera qu’après-demain à la lamaserie de Sogun. Ne désirant pas arriver trop tôt, je passerai la nuit dans ce hameau. La soirée est très animée. Nous pouvons à loisir assister aux préparatifs de toilette des demoiselles de céans qui désirent ne pas passer inaperçues aux fêtes de Sogun. Les cheveux sont beurrés et nattés, les bijoux fourbis ; l’heureux papa, avec des soins attendrissants, enroule des fils d’argent autour des fausses tresses en soie violette et la maman met la dernière main à un gilet de lainage rouge. L’opéra­tion qui semblerait s’imposer, un lavage à grande eau, paraît défini­tivement écartée comme inutile.

•5 novembre. Après une excellente nuit dans la cuisine bien chaude, nous reprenons la route encore couverte de glace en nombre d’endroits. Vers dix heures nous franchissons un éperon au pied duquel se blottit la lamaserie. Les ruines des anciens bâtiments brûlés en 1921 par le fameux Khieupa lama et ses partisans de Yara, Debou et Rassi, se dressent encore sur la pente opposée. Le nouveau monastère a fort belle allure avec son revêtement de chaux et les couleurs fraîches encore des encorbellements. Pinacle et bannières royales (Gyeltsun) brillent au soleil comme de l’or pur. Une foule déjà considérable grouille sur la place devant l’entrée de la lamaserie et dans les ruelles.

Tout le vallon est littéralement couvert de bêtes de selle et de bât. Mon arrivée fait naturellement sensation et je vois sur mon passage des mines effarées, insolentes, hilares ou poliment souriantes. Des lamas viennent à notre rencontre et nous, guident dans le dédale des ruelles vers le logement qui nous est réservé. La maison appartient à deux jeunes lamas qui, me cédant leurs chambres, se sont installés à la cuisine. Dans les lama­series, les bonzes ne vivent pas dans des cellules, comme le terme de monastère pourrait le laisser croire, mais chacun construit sa maison selon ses moyens. Les pauvres diables servent de domestiques à leurs confrères plus fortunés ou vagabondent. Les palais des Bouddhas-Vivants sont aussi plus ou moins riches, suivant, la fortune de leur famille.

Je retrouve mon ami Khiola qui s’est installé dans l’une de mes chambres, bien que les lamas lui eussent préparé un logement auprès des officiers thibétains. Comme par ailleurs une pièce me suffit, je parais apprécier à sa juste valeur cette nouvelle marque de sympathie. Le mobilier de ma chambre consiste en un lit sur lequel sont étendus deux épais matelas de cuir, rembourrés de poil de daim et recouverts de tapis de laine fleuris et d’une table basse dans laquelle est encastré un brasero. De leurs niches pratiquées dans la cloison, de petits bouddhas aux mines sereines ou grimaçantes me dévisagent.

Ayant endossé des vêtements de soie empruntés pour la circonstance, je vais faire un tour dans les ruelles du monastère. Partout, sur mon passage, des yeux curieux me détaillent. L’étranger aux veux ronds et au nez proéminent a l’air d’amuser et d’intéresser tous ces braves gens qui ne se rendent pas compte à quel point cet intérêt et cet amusement sont réciproques. La foule est pittoresque à souhait. De riches vêtements voisinent avec des peaux de mouton crasseuses, certaines « Khioubas » de soie jaune ou violette, doublées de peaux de panthère, valent une petite fortune, des boîtes à amulettes, des fourreaux de sabre finement ciselés sont ornés de coraux ou de jade, des étuis de pistolets Mauser sont plaqués d’argent. Parmi la foule, de nombreux lamas exhibent d’amples toges rouges et jaunes et de riches gilets de brocart.

Les soldats thibétains (350 environ), amenés par le Gouverneur de Kiangkha, déambulent par groupes. Ils portent un uniforme mi-européen, mi-thibétain : « khiouba » nationale, longues bottes de cuir souple, bonnet de fourrure d’une part, pantalon, tunique et baudrier de la « Royal Infantry s de l’autre. Tout ce monde est devenu fort poli et, sur mon passage, les mains se lèvent à hauteur du visage en un geste d’offrande. Possédant l’art du geste, il salue avec noblesse et aura, pour vous faire entrer chez lui, des gestes dignes d’un « Introducteur des- Ambassadeurs », mais pour accrocher deux sous, il s’aplatira devant vous comme une crêpe. Regardez ce grand gaillard si fièrement campé, drapé dans sa khiouba comme un grand d’Espagne dans sa cape. Il vous toise d’un air insolent et hautain. Voilà que le dernier caporal thibétain approche, notre grand d’Espagne déroule sa tresse, sort une langue de vingt cen­timètres et approuve tout ce que ce petit chef lui dit, avec les marques de la plus basse civilité. Jouant volontiers au matamore, le soldat thibétain décampera devant un ennemi bien armé et quelque peu agressif.

Comme j’ignore le dialecte thibétain de l’intérieur, je me contente de sourire à mes interlocuteurs. Voilà un truc épatant. Comme dit la chanson : « Je lui souris, pouette pouette, il me sourit et c’est fini. » Ce truc vous permet d’entretenir d’excellentes relations avec n’importe qui, à moins d’avoir affaire à un xénophobe ou autre imbécile. On vient me chercher pour dîner. Je trouve dans un angle de l’immense cuisine une table basse et une peau d’ours en guise de siège. Je suis enchanté de cet arrangement qui me permet de suivre l’activité fébrile des cuistots. Des femmes mossotes de Pétines confectionnent des nouilles en quantités imposantes, des serviteurs écorchent chèvres et moutons. les maîtres-queux, en khioubas crasseuses, brassent de gras bouillons dans d’énormes marmites ou arrangent avec art des mosaïquesde victuailles découpées en petits morceaux à la chinoise.

Le laina sous-préfet Gun Akhio vient un instant s’asseoir près de moi. Je lui présente ma lettre de créance et nous échangeons des compliments. De retour en mon logis, je suis assailli par une foule de visiteurs, parmi lesquels quelques Chinois avec lesquels je puis parler tout à l’aise. L’un d’eux est un jeune musulman du nom de Hui qui est adjudant du Pangdatsong et porte le titre de « Capitaine adjoint de la cavalerie chargée de la défense du Sikhang ». Je reçois aussi des officiers de la garnison de Batang et quelques marchands chinois ou métis. Je sors un instant dans la nuit pour écouter la psalmodie des lamas qui récitent la prière du soir dans le grand temple. Je devrais ici décrire en tirades poético­mystiques l’impression produite par ces incantations nocturnes en y ajoutant un beau clair de lune, mais il n’y a pas de clair de lune et je suis si prosaïque que le froid mordant de la nuit m’invite à rentrer près de mon brasero. Le gabelou Khiola se départant de sa dignité de chef nous donne une audition de chants thibétains, tels qu’on les chante dans son . pays natal, et nous fait rire aux larmes en imitant un disque de phono chinois qu’il apprit sans y comprendre un traître mot. La reproduction est stupéfiante de vérité.

(A suivre.)