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2-INTRONISATION DU KONGAR LAMA BOUDDHA VIVANT DE SOGUN

6 novembre. Le jeune Kongkar a passé la nuit dans la vallée de Dzongnghun; on m’annonce au saut du lit qu’il arrivera inces­samment à la lamaserie. Je me précipite dehors pour assister à la cérémonie. Depuis l’entrée principale jusqu’au pont du torrent, les lamas font la haie tenant en main. qui un bâtonnet d’encens, qui une fleur.

Des lamas qui se sont barbouillés la figure de suie pour inspirer la terreur font le service d’ordre. Maniant de longs fouets, ils cognent à tour de bras sur l’assistance en poussant des cris rauques. Flagellation peu douloureuse, car devant le fouet chacun rentre la tête dans sa khiouba ou sous l’aisselle de son voisin. Le père fouettard n’a devant lui que des rangées de dos et son fouet claque sur des peaux de mouton ou des vêtements bien rembourrés.

Derrière la haie des lamas se presse la foule et la pente qui domine la place est noire de monde. A mon arrivée, les lamas fouetteurs m’ouvrent une route et font évacuer un petit tertre où je prends place entre le capi­taine de cavalerie et l’inséparable Khiola. La buée qui sort de centaines de bouches met une brume légère sur le tableau.

Au pied du mur d’enceinte de la lamaserie, un lama artificier, mèche allumée en main. n’attend qu’un signal pour faire parler la poudre et crépiter ses pétards. Nous commençons à geler lorsque les premiers cavaliers de l’escorte arrivent. Le défilé des 500 cavaliers sera long. mais combien pitto­resque ! Les cavaliers débouchent sur la place au grand galop de leurs petits chevaux nerveux, sautent à terre avant que la bête soit arrêtée et emmènent leurs montures en courant dans la lamaserie pour faire place aux suivants qui les serrent de près.

Pour la joie des spectateurs, les cavaliers se bousculent. s’invectivent, riant aux éclats. Enfin le son des trompes éclate au fond du vallon, annonçant l’approche de l’enfant céleste. La fanfare, composée d’une vingtaine de trom­pettes de cavalerie, jouant avec un ensemble parfait, précède le défilé des lamas. Plusieurs Bouddhas-Vivants arrivent au trot entourés de leurs suivants. Leurs noms courent dans la foule : Varkha lama, Pongo lama, Téjines lama et d’autres que je n’ai pas retenus. Le petit Gakhia lama qui se prendra d’affection pour moi plus tard à la lamaserie de Karmda et qui n’a que huit ans caracole comme un centaure. J’admire l’aisance de tous ces cavaliers qui, presque accroupis sur leur selle à cause de leurs étriers courts, font preuve d’une assiette inébranlable. Ils semblent s’amuser franchement et sans l’ombre d’inquiétude. Et pourtant quelle débandade ! les soldats, fusil en bandoulière avec baïonnette au canon sautent à terre dans le plus beau désordre, les fusils glissent. s’entrechoquent, les baïonnettes pointent dans toutes les directions et je ne comprends pas comment il n’y a pas d’yeux crevés.

Quatre joueurs de cornemuse écossaise précèdent immédia­tement la chaise du petit Kongkar qu’entourent des lamas. D’aucuns portent de grands parasols de soie jaune, d’autres agitent des éven­tails de plumes, ce qui ne doit pas précisément réchauffer la petite divinité. Au moment où la chaise approche de la lamaserie entre les lamas qui agitent fleurs et bâtonnets d’encens, les trompes et les conques marines se déchaînent sur le toit du temple.

Voici le Gouver­neur de Kiangkha entouré de ses officiers. Les lamas fouetteurs lui ouvrent la route parmi les spectateurs. Il s’approche de la chaise du jeune Kongkar, touche l’enfant avec une écharpe de félicité (khadar) et pose la tête sur ses genoux. Kongkar le bénit en posant sa menotte sur la tête du suppliant. Les membres de l’escorte reçoivent à leur tour la bénédiction et, leur écharpe blanche passée dans la boutonnière, accompagnent le Bouddha-Vivant à travers les ruelles du monastère. Malgré le froid, je reste encore une demi-heure à voir défiler les membres de la famille dè Kongkar, particulièrement nombreuse puisqu’elle comprend, avec la famille du nouveau tchrulkou (Bouddha-Vivant), tous les parents des anciens Kongkar, dont il est la réin­carnation.

Le soleil, enfin levé, fait ressortir les couleurs vives des vête­ments de soie ou de drap, des tapis bariolés et des chapeaux de céré­monie, et le tableau est des plus chatoyants. La foule envahit les ruelles de la lamaserie et je me laisse entraîner dans ce flot humain pour regagner mon logis où le brasero et le thé bien chaud me dégè­lent rapidement.

DEITES LAMAISTES

On m’apporte un déjeuner de Gargantua dont profi­tent mes compagnons. Mon voisin de chambre déclare qu’il ne prendra ses repas qu’en ma compagnie et en parlant de ses compatriotes de Lhassa fait une moue qui signifie clairement qu’il ne tient pas à jouir de leur commerce. Je trouve cette décision quelque peu saugrenue, car mon commensal ne se sert pas des bâtonnets chinois. Il préfère se servir des doigts ou du creux de la main pour porter les aliments à la bouche et quand il se pique de politesse, il verse le contenu de sa main dans la mienne et je me trouve dans la nécessité de me brûler la bouche pour ne pas lâcher le morceau.

Après le déjeuner, toujours flanqué de mon gabelou, je vais faire un petit tour. Je voudrais avoir une de ces mitrailleuses photographiques en usage dans les écoles de tir chez les aviateurs. Que de beaux types au visage farouche ou insolent je pourrais prendre sur le vif ! Quel dommage que ces mêmes visages deviennent si obséquieusement souriants devant les bourrades et les coups de pied avec lesquels mon compagnon s’ouvre le chemin dans la cohue. Il ne fait pas bon être inattentif sur le passage d’un chef.

J’ai à plusieurs reprises l’occasion de voir des gens envoyés contre un mur par quelque caporal ou autre person­nage important. Si, d’occasion, un lama fouetteur assiste à la scène, il complète la leçon par quelques coups de trique ou de fouet. Dames et demoiselles paradent dans leurs plus beaux atours et exhibent, sous forme de bijoux, une jolie somme qui doit faire rêver les brigands gentilshommes. Près de la grande entrée la foule entoure les étalages des marchands. Sans douceur Khiola opère une trouée dans le cercle sans qu’un mot de protestation se fasse entendre. C’est un gros Bagya (chinois métis de Batang) qui trône parmi les tapis, les pièces de soie et de velours, les mille bibelots que les petits marchands Setchouanais apportent jusque dans les coins les plus reculés.

Au-dessus de la place centrale, devant le temple, des lamas sont occupés à tendre un immense velum de toile bleue et blanche et préparent le trône de Kongkar. C’est là que le jeune Bouddha réincarné sera présenté à la foule et que les notables, religieux et. laïques, seront admis à prendre un repas en son auguste présence. Quand les prépa­ratifs sont achevés, trompettes et cornemuses annoncent la cérémonie d’intronisation.

Les chefs civils et militaires, selon leur rang, vien­nent prendre place sur des tapis étendus à leur intention, tandis que les chefs de district et de villages se massent derrière eux. En face d’eux les lamas, Bouddhas-Vivants en tête et, dominant l’assemblée, le trône de Kongkar et un autre siège réservé au Gouverneur civil de Kiangkha. De tous côtés la foule afflue.

A grands coups de trique, les lamas du service d’ordre s’acharnent à augmenter le désordre. Hurlant depuis le matin, ils n’émettent que des sons inarticulés. Les uns tapant de toutes leurs forces sur les dos qu’on leur présente, poussent le flot humain dans une direction, tandis que les autres les rejettent dans une direction opposée. La place ne suffisant pas à tout ce monde, beaucoup prennent d’assaut les toits plats. Plus d’un, pour échapper au fouet se lance sur les échelles qui servent d’escaliers et perdant pied retombe sur les têtes des suivants.

Je me suis installé sur une estrade face au temple en compagnie des soldats, je suis admi­rablement placé pour suivre toutes les phases de la cérémonie. La glace est vite rompue, ma blague et mon briquet circulent de main en main et mes jumelles ont un grand succès. Du coup, les soldats me cèdent un des meilleurs coins tout au premier rang. Le tableau est féerique. J’ai déjà tellement parlé de costumes, d’armes et de bijoux qu’une nouvelle description deviendrait fastidieuse, mais le spectacle qui s’offre à mes yeux avides de voir est inoubliable.

Sur le toit du temple un baldaquin de soie multicolore abrite l’orchestre. Des trompes plus longues que l’alphorn suisse dépassent le bord du toit et pointent vers la cour. D’énormes tambours et gongs sont suspendus entre deux supports, clarinettes et conques marines complètent l’orchestre. A peine un air aigrelet a-t-il annoncé l’arrivée du Kongkar qu’un ouragan se déchaîne.

Le mugissement des grandes trompes est réellement impressionnant, on croit sentir leur souffle sur le visage. Le manège des bonzillons que j’observe à la jumelle est plein de cocasserie. Les uns tapent de toutes leurs forces sur les gongs et les tambours, ce qui a l’air de les amuser énormément, les autres soufflent dans leurs instruments avec des joues prêtes à éclater.

Précédé de lamas qui portent le casque à cimier et balancent de lourds encensoirs, Kongkar fait son entrée dans les bras du préfet de discipline. On l’installe sur son trône, dans la pose du lotus, on le coiffe du bonnet jaune de la secte, on étale sur ses genoux un long khadar de soie blanche. Le Gouverneur arrive à son tour et prend place à la gauche du lama sur le trône qui lui est réservé. Une théorie de serviteurs apporte des plats de gâteaux et de fruits qui sont déposés aux pieds du Kongkar.

Je braque mes jumelles sur l’enfant qui, depuis des semaines, défraie toutes les conversations. Pour prouver qu’il est la réincarnation du vieux Kongkar, il a dû, suivant la règle, identifier des objets qui lui avaient appartenu dans sa vie antérieure et l’imagination populaire a brodé des miracles à qui mieux mieux sur ce sujet. Le mioche assez mignon, ma foi ! est très éveillé et ne peut se tenir tranquille, il se trémousse sur son trône, met son bonnet de travers, pétrit dans ses menottes son beau khadar. Bonnet et khadar sont immédiatement remis en place par les soins des assistants au trône, mais un instant après le gosse recommence son manège. Pour l’occuper on lui donne des friandises qu’il grignote, le Gouverneur penché vers lui paraît l’intéresser, mais le mioche lui préfère certai­nement la tête de « Gugusse » de Téjines lama, Bouddha-Vivant de Lhagong.

On apporte de pleins paniers de galettes et de fruits qui sont distribués aux notables et aux lamas assis dans l’enceinte, cependant que deux docteurs en lamaïsme se préparent à égayer le repas par un débat théologique. Ils s’avancent vers le trône de Kongkar, s’arrê­tent à trois reprises, étalent avec des gestes savants les pans de leur toge sur le pavé, enlèvent leur casque et se prosternent.

Arrivés au pied du trône, ils posent tour à tour leur front sur les genoux de Kongkar qui leur impose les mains. Allant et venant, ils se lancent questions et réponses, tout en faisant de larges gestes avec leurs casques qu’ils tiennent à bout de bras et en changent l’ordonnance des plis de leurs toges. De temps à autre, ils frappent .dans leurs mains et, en un geste de défi, lancent la paume de la droite vers l’adver­saire.

Celui qui pose la question a tout l’air de dire : Et ça tu le sais ? et celui qui répond, en faisant les mêmes gestes, semble dire : Oui ! et voilà, je t’en bouche un coin. Le langage des deux contro­versistes est sans doute trop difficile à comprendre, les spectateurs se contentent de suivre le manège d’un oeil amusé, tout en mangeant leurs friandises. Le duel théologique a duré une demi-heure sans que l’on sache qui a remporté la victoire. Pour prix de leur dissertation, ils reçoivent un « khadar » des mains du petit Kongkar.

(A suivre)                                                          R. CHAPPELET