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BACOT JACQUES conférence du 19.02.1908

CONFÉRENCE  FAITE  AU COMITÉ DE L’ASIE FRANÇAISE  LE I9 FEVRIER 1908

Mesdames et Messieurs,

Le pays dont vous avez la carte sous les yeux a été récemment le théâtre d’événements sanglants assez peu connus, du moins dans leurs détails, et dont les résultats politiques seront sans doute importants. Ils semblent commencer en effet une ère nouvelle dans les relations entre la Chine et le Tibet. Il s’agit de la révolte des Tibétains contre la Chine, qui suivit de près l’expédition anglaise à Lha-sa. Elle dura les deux années 1905 et 1906 et eut lieu dans ce pays‑frontière, aux confins du Tibet chinois et du royaume de Lha-sa.

Je n’ai pas assisté à cette lutte et je n’ai pas à le regretter, car des Européens ne sauraient être témoins de pareils événements sans en être aussi victimes. Les missionnaires français du Tibet qui s’y trouvaient alors ont été massacrés. Je suis arrivé à la fin des troubles et j’ai seulement rassemblé les récits que me firent deux missionnaires échappés au désastre, les récits pompeux et moins dignes de foi de mandarins ayant joué un rôle dans cette guerre, et les histoires que racontaient mes soldats d’escorte lorsque le soir, autour du feu, ils s’excitaient au souvenir des pillages récents des grandes lamaseries.

Je vais d’abord essayer de vous donner brièvement une idée de la physionomie du pays. C’est l’endroit où les grands fleuves d’Asie sortent du Tibet. Le Fleuve-Bleu, le Mékong, la Salouen, l’Irrawaddy et, plus à l’ouest, le Bramapoutre, se sont unis en un faisceau de fleuves comme pour forcer la chaîne des Himalaya. Ils ne sont encore
là que des torrents larges à peu près comme la moitié de la Seine. Ils coulent ou plutôt bouillonnent au fond de vallées très encaissées, à 2 500, 2 000 mètres d’altitude, et sont séparés par d’énormes chaînes de montagnes allant à 5 et 6000 mètres de hauteur. Au sud d’Atentze, le fond des vallées est assez fertile. Au nord de cette ville, les vallées changent d’aspect. Jusqu’à 3 000 mètres environ, les flancs de la montagne sont très escarpés, souvent verticaux; il n’y a pas de végétation, la roche est nue, s’effrite et s’éboule clans le fleuve dont le lit est un chaos de pierres. Entre 3 et 4 000 mètres, la végétation commence et jusqu’à 5 000 mètres se succèdent
la forêt de chênes nains, la grande forêt de pins, puis la forêt des rhododendrons géants. Au‑dessus de 5 000 mètres, il n’y a plus que de l’herbe ou la roche nue, et enfin les neiges éternelles.

A mesure qu’on avance vers le nord, les sommets s’arrondissent et s’élargissent jusqu’à ce qu’ils se fondent dans les hauts plateaux, qui se prolongent indéfiniment vers l’ouest et vers le nord.

La distance entre deux fleuves est de 3o à 5o kilomètres et il faut de trois à cinq jours pour la franchir, On a souvent deux et même trois cols à passer, car le massif qui sépare deux grands fleuves est lui-même sillonné de petites vallées parallèles.

Le long des fleuves, à flanc de montagne et à des hauteurs très variables, circule une route, ou du moins ce qu’on appelle route dans ce pays, un sentier de chèvres souvent en encorbellement dans les gorges. Au nord du 30° degré de latitude, à la hauteur de Batang et de Yerkalo sur le Mékong, il n’y a plus de sentier du tout, les gorges deviennent impénétrables; elles sont profondément creusées dans les hauts plateaux, cessent d’être des voies et c’est, dans cette région, sur les plateaux qu’on circule librement.

Je n’ai pas figuré les montagnes sur la carte. Il me suffira de dire que la région qu’elle représente en est hérissée. Les chaînes sont orientées du nord-ouest au sud-est, sauf une qui leur est presque perpendiculaire. C’est le dernier tronçon des Himalaya, entre le Bramapoutre et la Salouen; il forme une barrière sans passage entre le Tibet et la Birmanie.

Toute la région est tibétaine, sauf le voisinage immédiat de Likiang . Les tribus non tibétaines qu’on rencontre sont, avec les Tibétains, désignées par le mépris chinois sous le même nom de barbares. Les Mossos sont mêlés aux Tibétains entre Likiang et le Mékong et remontent ce fleuve jusqu’à Yerkalo. Ils obéissent à leurs rois
indigènes, dont le principal est le moukoua de Yétché. Ces seigneurs mossos font fonction de mandarins chinois et dépendent de Ouisi. Ils reçoivent de leurs sujets un tribut assez médiocre.

On leur impose des secrétaires chinois qui les surveillent et font leurs rapports au mandarin d’Ouïsi.

Les Loutses, riverains du Loutse-kiang, paient tribut au moukoua de Yétché.

Quant aux Lissous, on peut les diviser en Lissous insoumis et en Lissous soumis. Les premiers, très nombreux, habitent la vallée de la Salouen, au sud des Loutse. Un général chinois, qui jadis leur avait fait la guerre, avait, avec l’emphase habituelle des rapports officiels, annoncé leur extermination. Les Lissous furent alors rayés des contrôles et depuis jouissent de la complète indépendance d’hommes qui n’existent plus pour l’administration.

Les Lissous soumis habitent la vallée du Mékong, entre Ouisi et Tsekou. Ils ont été refoulés par les Mossos vers le haut des montagnes et on voit très bien la ligne de leurs villages courir le long de la vallée, à 500 mètres au-dessus du fleuve. Contrairement aux Mossos, qui se laissent absorber par les Tibétains, dont ils ont
adopté les moeurs, le costume et le langage, les Lissous, eux, ont gardé leur langue, leurs croyances et leur sauvagerie.

                                                                                                       *  *  *  *

Le royaume de Batang est à cheval sur la région des vallées et celle des plateaux. La ville de Batang, entièrement tibétaine, est située clans une jolie plaine de 2600 mètres d’altitude, véritable oasis creusée au milieu de plateaux de 4 à 5000 mètres de haut. Elle était la résidence de deux roitelets indigènes ou In-rouan, et d’un
léang-tay ou trésorier-payeur chinois. Sur la grand’route des caravanes qui vont du Tibet au Seu-tchouan, elle est à quarante-cinq jours de Lha-sa et vingt jours de Ta-tsien-lou.

Mais la véritable importance de Batang venait de sa lamaserie. La lamaserie de Batang est une autre ville, la plus vaste et la plus imposante assurément de ces deux cités jumelles. A mille pas de Batang qui, privée de murs, se resserre à un bout de la plaine sur un mamelon étroit, la lamaserie étale son superbe rectangle d’édifices
entouré de murs et sillonné de rues, entre une magnifique allée de cyprès et la rivière qui arrose la plaine et dont elle jouit toute seule.

Cette lamaserie renfermait 1800 bonzes. Les lamaseries ne sont pas seulement des couvents ; ce sont les places fortes du Tibet, et une guerre dans ce pays se réduit à une guerre de sièges. Elles occupent généralement les positions les plus fortes et les plus inaccessibles. Depuis des siècles, on y entasse des richesses, des munitions et des vivres. Chaque bonze y a son cheval et son fusil.

Sans être très peuplée, la région des vallées l’est beaucoup plus que celle des plateaux. Dans une même journée de marche, on rencontre plusieurs villages et des maisons isolées. Les maisons ont l’aspect farouche de petites forteresses. Les murs sont en terre, rarement en pierre, épais et très solides. A l’heure actuelle, beaucoup de maisons, des lamaseries, des villes entières, ont été incendiées par les Chinois. A côté de ces ruines récentes, on en rencontre d’autres plus rares et très anciennes, les restes d’anciens châteaux forts mossos, aussi en terre. Ces ruines, vieilles de plusieurs siècles, montrent à quel point les constructions en terre peuvent être bien
faites. Et quand les édifices ont été incendiés, il arrive que les murs, qui ont été cuits, forment de véritables blocs de faïence absolument indestructibles.

Quand le colonel Younghusband et le corps expéditionnaire du général Macdonald entrèrent à Lha-sa, en 1904, le gouvernement chinois crut bien que c’en était fini désormais de sa domination au Tibet. S’il s’était agi pour la Chine de la perte d’un protectorat, elle se serait résignée devant le fait de son impuissance. Mais le Tibet,
c’est la grande surface isolante entre elle et le monde européen. Cette barrière une fois envahie par l’étranger, la Chine se voyait avec terreur menacée de tous côtés.

Le gouvernement chinois résolut alors de faire la part du feu, de sacrifier complètement le Tibet occidental, avec sa capitale, et de s’établir plus solidement dans l’est. Il choisit Tchamdo comme limite occidentale de la zone qu’il se réservait et envoya un ambassadeur pour organiser le pays.

Celui-ci avait titre de Kin-tcha et allait soi‑disant à Lha-sa prendre les fonctions de légat impérial. Il s’arrêta à Batang et fit faire des rizières pour le ravitaillement des garnisons futures. Ces rizières demandaient beaucoup de main-d’oeuvre, indigène naturellement, pour les travaux d’irrigation.

Ainsi les Tibétains voyaient les Chinois s’implanter chez eux et, d’un autre côté, les Anglais envahir leur territoire. Plutôt que d’être partagés entre deux puissances exécrées, ils résolurent de se donner à un autre maître. Les Russes sont le seul peuple à qui les lamas aient montré quelque sympathie. Ceux-ci allaient donc demander son appui à la Russie, quand les premières nouvelles de la guerre avec le Japon les obligèrent à y renoncer. Mais les Anglais se retirèrent d’eux-mêmes.

Encouragés par cette retraite qu’ils attribuaient à la peur, les Tibétains se crurent capables de chasser les Chinois et même de reconquérir leur pays primitivement annexé, de Batang à Tatsien-lou à l’est, les vallées du Mékong et du Yang-tse jusqu’au pays de Ouisi, au sud.

Bien que dépendant du Seu-Tchouan , le royaume de Batang échappait absolument à l’autorité chinoise. Le leang-tay chinois ne s’occupait que de finances. Les deux rois, qui tenaient de la Chine l’administration indigène, étaient impuissants devant la lamaserie. Et la lamaserie recevait ses ordres de Lha-sa. Avec sa population
remuante de 1800 bonzes, elle devint le foyer de la révolte et le centre de préparatifs arrogants et bruyants.

Le kin-tcha s’inquiéta vite de rumeurs aussi menaçantes. Isolé comme il l’était, il ne disposait que d’une force insignifiante : ses trente hommes d’escorte et une garnison d’une cinquantaine d’hommes. Enfin, en admettant que les rois indigènes demeurassent fidèles à la Chine, leur influence et leur autorité restaient subordonnées
à la puissance religieuse.

Le kin-tcha demanda en toute hâte des troupes au vice-roi du Seu-tchouan. Le courrier fut arrêté et le message intercepté. L’audace des lamas s’en accrut tellement que le kin-tcha, sentant sa personne menacée, résolut de quitter Batang et d’aller lui-même chercher ses renforts. C’était en avril 1905.

Il sortit de Batang, non en fugitif, mais avec la pompe accoutumée, au son des trompes et des gongs, escorté du mandarin civil et des deux princes indigènes. A quelques pas de la ville, la route entre dans la montagne par un défilé fort étroit taillé dans le rocher. Le cortège s’y était à peine engagé qu’il fut brusquement assailli. La chaise du kin-tcha fut renversée et lui-même tué d’un coup de feu à bout portant .

Les trois autres mandarins ne furent pas touchés et rentrèrent à Batang. Le premier acte de guerre était accompli . Les lamas, bien entendu, avaient tout ordonné. Ils
allaient maintenant faire vite et soulever le pays avant l’arrivée de l’armée chinoise.

La seconde victime fut un missionnaire français résidant à Batang, le P. Mussot. Il avait eu le temps de fuir et allait se réfugier chez ses confrères de Yerkalo. Mais à deux jours de Batang, il faut traverser le Fleuve-Bleu en bac. On lui refusa le passage et il fut pris. Il fut dépouillé de ses vêtements, flagellé avec des ronces et ramené
sanglant à Batang, où on lui trancha la tête.

A Yaregon résidait un autre missionnaire, le P. Soulié, auquel on doit de nombreuses découvertes d’histoire naturelle. II fut arrête chez lui, resta enchaîné huit jours et fut décapité.

Les lamas avaient pris soin d’annoncer eux-mêmes au vice-roi du Seu-tchouan, dans une lettre remarquable d’insolence, le meurtre du kintcha. Ils avaient, disaient-ils, voulu signifier par là à la Chine qu’on refusait désormais sa suzerainete, avaient épargné le léang-tay, dont les fonctions n’étaient pas politiques, et ils invitaient ironiquement le vice-roi à venir avec une armée.

Les Chinois envoyèrent tout d’abord les troupes les plus rapprochées. Le mandarin de Ouisi partit avec tout ce qu’il avait de soldats, de 3 à 400, et dut s’arrêter à Atentze, à moins de moitié route entre Ouisi et Batang. La révolte avait marché plus vite que lui et gagné le pays jusque-là.

Atentze est une petite ville dont la population fixe est surtout composée de commerçants chinois. Les nombreuses caravanes qui y passent lui font une population flottante de Tibétains. Elle est un de leurs centres d’approvisionnements et le siège de la douane chinoise. Située à 3 3oo d’altitude, au fond d’un cirque étroit et boisé,
Atentze se trouve être, au point de vue stratégique, une véritable souricière. Le mandarin de Ouisi s’y enferma avec ses soldats.

Il y avait là, en outre, un vieux mandarin militaire nommé Yang, commandant les troupes de la région, Il disposait sur le papier d’une garnison suffisante et, en réalité, d’une cinquantaine d’enfants déguisés en soldats; un second chef militaire, indépendant du premier, avait trois cents hommes, et le mandarin douanier ses cinquante soldats de garde.

Le chef tibétain du district, un nommé Rojuchon, résidait d’habitude dans un vrai château féodal à un jour au nord, au village de Dong. Il avait levé en secret une bande de plusieurs centaines de partisans pour exterminer les Chinois. Afin de dissimuler la véritable raison d’être de sa petite armée, il raconta au mandarin de Ouisi que
ces soldats étaient de Batang, venus à la poursuite des chrétiens. Les Chinois démasquèrent le mensonge. Rojuchon fut arrêté et eut la tête tranchée.

Sans se laisser intimider par cette exécution, les Tibétains entourèrent Atentze. Ils n’eurent qu’à camper sur les montagnes boisées environnantes pour bloquer complètement la ville. Ils n’avaient plus d’obstacles devant eux. A Ouisi même, il n’y avait plus un soldat.

Quand les mandarins d’Atentze se virent prisonniers dans leur ville, ils écrivirent aux missionnaires de Tsekou que tout était perdu, les suppliant de fuir. Mais la lettre n’arriva pas. Le P. Dubernard, qui résidait à Tsekou depuis trente ans, et le P. Bourdonnec, venu de Yerkalo, furent tués. Un botaniste anglais, M . Forest, qui se trouvait là depuis quelque temps, put s’échapper. Il dut à sa forte constitution et à son énergie de résister à huit jours de véritable chasse à l’homme au milieu des montagnes, se
cachant le jour et marchant la nuit, sans autre nourriture que des racines.

Après l’exécution de Rojuchon, un petit mandarin militaire avait été envoyé avec cinquante hommes à la lamaserie de Tong–tchou-lin, au sud‑est d’Atentze, non loin du Fleuve-Bleu. Les lamas intimidés lui firent un accueil empressé et hypocrite. Mais quand ils apprirent l’investissement d’Atentze, ils massacrèrent pendant leur sommeil
les cinquante soldats, moins deux ou trois qui s’échappèrent. Puis, s’étant emparés du mandarin, ils l’écorchèrent vif, empaillèrent sa peau, la suspendirent dans leur pagode. Lorsque plus tard la lamaserie fut détruite, on retrouva la peau du malheureux mandarin, et on l’expédia au vice‑roi, à Yunnan-Sen, comme pièce à conviction.

Après cela, les lamas de Tong-tchou-lin allèrent à Atentze grossir, avec ceux de Hong-pou, l’armée des assiégeants. Ils étaient plusieurs milliers, moines et laïques ; mais on n’a jamais pu me dire un chiffre, même approximatif. Les Chinois avaient brûlé la lamaserie située dans la ville même, et massacré un grand nombre de ses habitants.

Pendant que les soldats pillaient et pourchassaient les moines parmi les énormes édifices en flammes, ils étaient arrivés au sanctuaire de la prière perpétuelle où, comme dans toute lamaserie, huit bonzes, jour et nuit, doivent prier sans interruption. Les huit bonzes ne semblèrent pas s’apercevoir de ce qui se passait autour d’eux
et ne se dérangèrent que quand les flammes allaient les atteindre. Ils s’installèrent plus loin, sur les décombres fumants, avec leur attirail religieux et se mirent à psalmodier de leur voix monotone. On dit que les soldats les respectèrent.

Ce médiocre fait d’armes ne réparait par les conséquences d’une situation à la fois si critique et si ridicule. Les trois mandarins ne surent même pas profiter de leur voisinage forcé pour unir leurs moyens et tenter de sortir. Ils combattaient isolément, à tour de rôle. Chacun d’eux marchait un jour sur trois et se reposait les deux
autres. A la fin, le mandarin de Ouisi jugea que sa situation ne pouvait se prolonger plus longtemps. Il entra en pourparlers avec les Tibétains et négocia sa délivrance,

On lui demanda deux têtes, celles de son secrétaire et de son interprète, moyennant quoi il pourrait sortir d’Atentze avec tous ses soldats, mais devrait renoncer à la lutte. Le mandarin accepta lâchement. Il n’avait rien à reprocher à ces deux hommes qui l’avaient servi avec trop de zèle aux yeux des Tibétains et dont l’un, son secrétaire, appartenait à une très grande famille. Il les livra donc aux lamas, dut présider à leur supplice et retourna à Ouisi.

Il était depuis peu dans sa ville, quand le préfet de Likiang, son supérieur et ennemi personnel, arriva avec ordre de le faire exécuter. Celui‑ci l’avait accusé de trahison, avait obtenu un arrêt de mort et courait bien vite le porter lui-même à Ouisi pour prévenir un contre-ordre possible. Le mandarin de Ouisi reçut son supérieur avec
l’empressement que réclame l’étiquette chinoise, se prosterna devant l’arrêt de mort d’émanation impériale et se retira pour prendre l’opium. Malheureusement l’abus de ;l’opium l’avait immunisé contre cette drogue. Les fortes doses qu’il absorba ne purent le tuer. Le mandarin ne put donc éviter la peine infamante et fut traîné hébété au supplice. Il était parent du fameux Tchao Fui Fang dont nous allons parler maintenant et qui prit avec plus de succès une part active à la guerre dans le nord.

Pendant que se passaient ces événements, le vice-roi du Seu-tchouan avait organisé et envoyé une armée à Batang, sous les ordres de ce Tchao Fui Fang, anciennement mandarin â ‘l’cheng-tou. Ce Tchao était un homme vraiment terrible. Grand, maigre et voûté, avec les yeux perdus au fond d’orbites caves, il avait un phy‑
sique remarquable pour un répresseur de révolte. Eminemment énergique et dur, il faisait avec réflexion, froidement, des choses qui étonneraient même chez un maniaque de la cruauté.

Il battit à trois reprises toutes les forces tibétaines qui se présentèrent sur sa route, principalement au plateau de Litang. Arrivé à Batang, son premier acte fut la des‑
truction de la lamaserie. Bâtie en plaine, contrairement aux autres lamaseries qui recherchent les positions les plus inaccessibles, celle-ci, si puissante et si grandiose, était sans défense contre un siège. Les bonzes l’avaient abandonnée avant l’arrivée des Chinois et combattaient dans les rangs tibétains. Tout fut pillé et brûlé et il ne
reste plus de ce couvent colossal qu’un vaste parterre de ruines.

Après cela, le Tchao devait rechercher les responsabilités du meurtre du Kin-tcha et châtier les coupables. Le leang-tay étant, bien que mandarin chinois, resté indemne et nullement inquiété durant cette longue crise, pouvait être gravement compromis comme complice. Il n’avait jamais été hostile aux lamas et ceux-ci avait pris soin, dans
leur lettre si insolente au vice-roi du Seu-tchouan, de le dégager de toute responsabilité. Mais le plus grave était que sur cette lettre était apposé le sceau officiel chinois que ce mandarin avait laissé les lamas lui prendre. Néanmoins, à l’heure actuelle, sa tête, par la vertu d’influences probablement secrètes, n’est pas encore tombée.

Il n’en fut pas de même des deux roitelets indigènes. Malgré leur impuissance, ils furent décapités et leurs familles exilées. Un incident comique (nous sommes en Chine) égaya cette double exécution. Quand les deux in-rouans allèrent au supplice, un bourreau de parade marchait devant. Mais, derrière chacun d’eux et à leur insu, un soldat marchait aussi le sabre nu.

Le premier in-kouan eut, tout en marchant, la tête tranchée d’un seul coup. Le deuxième in‑kouan, voyant rouler à terre la tête de son collègue, rentra instinctivement la sienne dans ses épaules. Et mal lui en prit, car au même moment son bourreau particulier lui portait le coup. Il le reçut sur l’oreille, et le soldat eut quelque difficulté à faire tomber sa tête. Ce n’est pas pour son intérêt que je rapporte cette histoire, mais pour ce qu’elle éclaire de la psychologie chinoise, car, à en juger par le nombre de fois qu’on me l’a racontée, elle devait être d’un comique bien irrésistible.

Si ces deux chefs n’avaient pas trempé directement clans le complot, un autre chef d’un des sept districts voisins avait, à l’instigation des lamas, mené toute l’affaire. Le Tchao espérait par lui avoir les noms de tous ses complices. Mais ce chef résista à toutes les tortures, persistant à se dire seul coupable. Pendant un mois,
chaque jour, on le livra à dix soldats qui s’épuisaient à le torturer. Chaque jour une nouvelle équipe de dix soldats s’en emparait. Ils dépensaient sur lui sans résultat, toutes les ressources de leur ingéniosité. A la fin, quand le Tchao désespéra de lui arracher une parole, il permit à ses soldats de le tuer.

Mais le temps que dura cette enquête, plus longue que fructueuse, ne fut pas entièrement perdu. Les soldats poursuivaient les bonzes dispersés clans la région. Ils touchaient une prime tète de bonze qu’ils rapportaient. Ils en eurent bientôt des charges si considérables, qu’on les autorisa à ne produire que l’oreille gauche. Ils
en firent des chapelets. Mais comme rien ne distingue une oreille de bonze d’une oreille de laïque, il est possible que des soldats peu scrupuleux se soient fournis d’oreilles un peu dans tous les mondes.

Les bonzes survivant au massacre allèrent se réfugier à la lamaserie de Sam-pin-lin admirablement fortifiée, située a douze jours au sud-est de Batang, dans un pays encore indépendant. Le Tchao, qui avait perdu du temps à Batang, avait hâte de réduire cette lamaserie qui se fortifiait tous les jours. Sam-pin-lin était défendue par
huit enceintes et la dernière muraille avait encore plus de dix pieds d’épaisseur.

Elle renfermait environ 3 000 bonzes et autant de laïques réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants. L’eau arrivait par des conduites souterraines et il y avait pour quinze ans de vivres, à en croire les Chinois. Les tours élevées dans lesquelles on verse le blé étaient remplies jusqu’au sommet. Les lamas ont coutume d’accumuler
leurs richesses dans des tours. Il y a même des tours dans lesquelles on lance des lingots d’argent, et on évalue la richesse à la hauteur de la colonne de métal.

Le siège commença en novembre 1905 . Il dura six mois. Les Chinois n’essayèrent pas d’entamer la formidable enceinte. Ils creusèrent des mines jusque sous les murailles. Les assiégés firent des contre-mines et il y eut des rencontres sous terre.Moines et soldats s’entr’égorgeaient dans l’obscurité de leurs souterrains.
A force de creuser, les Chinois découvrirent les conduites d’eau et les coupèrent. Malgré cela, la lamaserie résistait toujours.

Bientôt l’armée chinoise manqua de vivres. Dans ce pays désert et lointain, le ravitaillement était impossible . Les assiégeants étaient plus affamés que les assiégés. Les soldats, depuis longtemps, ne recevaient plus leur solde murmuraient. Quelques-uns désertèrent. Le Tchao alors maintint son armée par la terreur. Les déserteurs pris était suppliciés. La moindre peine était la mort simple. Pour un murmure, sur un simple soupçon, on coupait la tête. Deux compagnies entières qui ne semblaient pas sûres furent exécutées avec leurs chefs. Tous ceux qui revenaient d’un engagement blessés par derrière avaient immédiatement la tête tranché.

Tchao fit périr ainsi plus de six cents de ses propres soldats . C’était un grand trou dans son effectif, mais il put maintenir ses troupes jusqu’à la fin du siège .
Il y avait près de six mois que le siège était commencé. Le Tchao ne pouvait plus nourrir ses soldats et pensait à abandonner la place. Il ne lui restait plus qu’à se suicider pour éviter le sort de tout général vaincu, quand une occasion d’employer la ruse se présenta.

Les assiégés avaient épuisé leurs provisions d’eau. Si les Chinois mangeaient leurs sandales de paille, les Tibétains, eux, en étaient réduits à boire des liquides immondes. Ils envoyèrent un homme demander du secours à Litang. L’homme fut pris et le message apporté au Tchao. Lesassiégés indiquaient la date et l’heure de la nuit à laquelle ils attendraient les secours. On n’aurait qu’à se présenter à l’heure dite et la porte serait ouverte.

Le jour fixé par le message, deux cents soldats se déguisèrent en Tibétains et se présentèrent à la porte, qui s’ouvrit. Ils firent irruption dans la place, suivis de près par le reste de l’armée chinoise. Ils massacrèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, bonzes, femmes et enfants. Les Lamas se défendirent désespérément. Surpris pendant
la nuit, ils n’eurent pas le temps de s’armer, c’est â coup d’ongles et de dents qu’ils se battirent.

Le Tchao envoya aussitôt la nouvelle que tout était exterminé, qu’il n’y avait plus un bonze de vivant, et le lendemain le pillage commença. On découvrit alors quatre-vingts bonzes réfugiés dans la cachette la plus inaccessible de la lamaserie. Le Tchao, pour ne pas faire mentir son message envoyé la veille, les fit sortir un à un de leur réduit, et au fur et à mesure on leur coupait la tête.

A la même époque, les soldats du Yunnan s’emparaient de la lamaserie de Tong-tchou-lin, dont nous avons parlé plus haut. Après la prise de San-pin-lin, le Tchao re‑
tourna à Batang, mais n’y ramena pas son armée complète. Ses soldats avaient trop souffert de sa rigueur ou de la famine. Il y eut des désertions en masse. Les uns partirent dans le sud, vers le pays de Yong-pé et se dispersèrent. D’autres prirent la direction du Seu-tchouan. Ils furent arrêtés à Litang et ramenés au Tchao qui les fit
couper en morceaux.

A la fin de l’année 1906, le pays semblait donc pacifié. Les missionnaires étaient revenus, après deux années d’absence, relever les ruines de leurs chrétientés. Les Chinois, d’eux-mêmes, leur avait offert des réparations morales et matérielles, quand la guerre, mal éteinte, se ralluma soudain avec violence. Mais, cette fois, la répres‑
sion fut aussi vive que la révolte.

En face de Yerkalo, de l’autre côté du fleuve qui sépare le royaume de Lha-sa du royaume de Batang, est située la lamaserie de Lagongun. Peu considérable par le nombre de ses bonzes, elle était redoutable par sa position, perchée, comme un nid d’aigle,1000 mètres verticalement au‑dessus du fleuve. Avant la guerre, cette lama‑
serie percevait des droits sur le sel qui passait sur son domaine pour entrer au Tsarong. Les riches salines de Yerkalo fournissent, en effet, tout le Tibet oriental. Les Chinois ayant monopolisé tous les droits sur le sel, les lamas de Lagongun se révoltèrent. De plus, ceux-ci voyaient avec rage le rétablissement des missionnaires dans la chrétienté de Yerkalo, qu’ils avaient déjà brûlée trois fois et qu’ils pensaient avoir détruite pour toujours. Enfin ils avaient sous les yeux, comme une menace perpétuelle, un camp de soldats chinois établi à Petine, village voisin de Yerkalo.

Ils commencèrent la lutte le 25 décembre, pendant la nuit, et jusqu’au mois de février ils ne cessèrent de tenir leurs adversaires en éveil. Il combattaient de préférence la nuit ne pouvant, en effet, sortir de leur repaire sans se montrer sur le flanc de leur montagne dénudée, ayant devant eux le fleuve qu’on passe seulement par une corde,
ils faisaient des détours considérables pour attaquer par surprise. Mais comme ils n’entreprenaient rien sans consulter les dieux et faire des sacrifices, les feux que l’on voyait la nuit briller dans la montagne annonçaient aux Chinois une attaque prochaine.

A la fin, les Chinois eurent raison de leurs adversaires. Ils firent une diversion au bord du fleuve pour les attirer. Ceux-ci, comme d’habitude, firent rouler sur les Chinois des quartiers de roche, puis descendirent au grand galop de leurs chevaux les sentiers effrayants de leur montagne. Pendant ce temps, deux détachements
chinois la contournaient de chaque côté et parvenaient à la lamaserie vidée de défenseurs. Ils en incendièrent une partie et se fortifièrent dans l’autre.

Cette fois encore, la lutte finie, une partie des soldats se révoltèrent. Ils tuèrent un de leurs chefs dont ils étaient mécontents et partirent avec leurs armes vers le Yunnan. On ne put arrêter que quatre de ces soldats. Ils furent décapités à Petine au mois de juillet dernier, en face de la maison que j’habitais, Cet événement n’était
remarquable que par l’égale indifférence où il laissait les spectateurs, le bourreau et les victimes.

Voilà où en étaient les choses vers le milieu de l’année dernière : le pays était rentré à peu près dans le calme, mais ruiné. Les lamaseries étaient détruites, de nombreux villages incendiés. Toute la région était gouvernée militairement. Il y avait deux centres d’occupation militaire. Le commandant des troupes yunnanaises de la région de
Ouisi résidait à Atentze; celui des troupes seutchouannaises de la région de Batang campait à Petine, près de Yerkalo. Ce dernier était un jeune homme fort distingué, un vrai chef, rappelant plus dans ses manières l’officier européen que le mandarin chinois. Il s’était battu, étant enfant, avec les Pavillons Noirs contre les Français et avait conservé pour nos soldats une vive admiration. Il fut le premier mandarin chinois à explorer le Tsarong, province limitrophe à l’ouest du Mékong et dépendant de Lha-sa.

Il recueillit de nombreuses soumissions de chefs indigènes. Mais, tout récemment, Lha-sa vient d’intimer aux Tsaronnais l’ordre de revenir à des sentiments plus tibétains et d’interdire l’accès de leur pays aux Chinois. Qui aura le dernier mot, de Lha-sa ou de la Chine? La Chine, très probablement. Enfin, je viens d’apprendre par lettre qu’en décembre dernier les Chinois avaient mis le siège devant deux lamaseries du Tchong-tien nord, s’étaient emparés de l’une, mais avaient échoué devant l’autre.

Je dois aussi mentionner la situation actuelle des tribus non tibétaines. Le moukoua de Yétché qui était resté fidèle à la Chine continue à exercer sur ses sujets les fonctions d’un mandarin chinois. Toutefois la tribu Loutze vient d’être soustraite à son autorité. Elle est maintenant administrée par un fonctionnaire chinois installé depuis l’été dernier à Tchamoutang.

Quant aux Lissous, ils se pourrait bien que la Chine ne leur laissât plus longtemps le bénéfice inappréciable d’avoir été jadis exterminés, comme je l’ai dit il y a un instant.

Voyons maintenant ce qui semble devoir ressortir de la situation présente. Le Tibet chinois est donc encore partagé entre le Seu-tchouan et le Yunnan. Il forme dans chacune de ces provinces un département spécial et très étendu dans un pays difficile et si reculé, qu’y être envoyé, même pour occuper un poste important, a toujours été considéré par les mandarins comme une disgrâce . L’administration mixte , indigène et chinoise, contrariée par une autorité religieuse intransigeante, avait laissé le Tibet chinois dans une grande indépendance des provinces auxquelles il était attaché.

Les derniers événements montrèrent la faiblesse de cette organisation. Les Chinois s’étaient, en effet, trouvés en présence d’un double danger invasion de l’étranger, par l’Occident et révolte des Tibétains soumis, aux portes même de la Chine.

Ne pouvant, avec leurs moyens actuels, faire face au premier danger toujours possible, les Chinois veulent l’atténuer en étant en mesure d’éviter le second dans l’avenir.
Aussi le but qu’ils poursuivent aujourd’hui méthodiquement est la formation de cette zone fortifiée à laquelle ils avaient commencé à procéder hâtivement lors de l’expédition anglaise. L’autorité indigène sur laquelle ils s’étaient appuyés jusqu’ici est à peu près supprimée dans le Tibet chinois et ils y substituent en ce moment l’administration chinoise. La destruction des lamaseries, qu’ils continuent systématiquement, est une garantie assurée de tranquillité pour l’avenir.

Voilà leur acquis. Ils ont encore devant eux un programme bien lourd. D’abord former une seule province des Tibet seu-tchouennais et yunnanais dont le chef-lieu serait Batang. On voudrait aussi y englober le Tsarong. Cette province est relativement très peuplée et riche; la surface cultivable n’y est pas plus étendue qu’ailleurs, mais
le commerce du musc que les Tsaronnais vont chercher plus loin à l’ouest , au royaume de Poyul et qu’ils vendent aux Chinois d’Atentze, a donné à ce petit pays une réelle prospérité.

Le gouvernement chinois a chargé de la formation de la nouvelle province le fameux Tchao Eul Fong, à l’énergie duquel il doit de conserver le Tibet. Celui-ci demande pour cela 400 ouans, soit environ 15 millions de francs, et c’est la question financière qui est la plus difficile à résoudre. Il y a, en effet, tout à faire. Les yamens
détruits à relever et les nouveaux à bâtir. Or, dans ce pays sans ressource, il faut faire venir tous les matériaux et les ouvriers de Chine. Avec cela l’entretien des troupes, construction de rizières, amélioration des routes, établissement de lignes télégraphiques. Il y a déjà une ligne de Tat‑sien-lou à Batang. Elle sera sans doute prolongée jusqu’à Tchamdo et rejoindra Ouisi et Talifou au sud.

On a aussi fondé une école de langue tibétaine à Tatsien-lou. Les fonctionnaires chinois devront parler tibétain. Cela est une grande nouveauté.
Et elle doit ête bien nécessaire pour que les Chinois s’abaissent à parler la langue des barbares.

Et maintenant, au delà de cette province nouvelle, jusqu’où les Chinois devront-ils s’avancer pour sentir leur frontière occidentale suffisamment protégée? Je ne saurais le dire. Ils ne seront jamais satisfaits, tant la hantise de l’invasion étrangère est ancrée clans leurs cerveaux timorés.

Il est certain que plus ils avanceront, plus ils s’aliéneront Lha-sa. Ils perdront en pouvoir sur le vieux Tibet bouddhique ce qu’ils gagneront sur leur nouveau Tibet chinois.
Ils auront deux politiques destinées à deux Tibet : détruire dans l’un, leur voisin, l’autorité lamaïque sur laquelle on continuera à s’appuyer dans l’autre, le Tibet des dieux intransigeant, trop éloigné et peut-être bien sacrifié d’avance.

Les Chinois auront-ils les ressources et la persévérance nécessaires à l’exécution de leur projet? C’est ce que l’avenir nous apprendra.

Jacques Bacot