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BONGA

Protégé au Sud par l’Himalaya, au Nord par d’immenses hauts plateaux désertiques et à l’Est par le «bouclier» chinois, durant ces derniers siècles, le Thibet ne cessait d’éveiller curiosité et fascination mais demeurait pratiquement à l’écart de toute influence étrangère.

La théocratie lamaïste veillait jalousement sur ses privilèges et interdisait aux «étrangers» de séjourner au «pays des dieux».

Deux essais d’évangélisation du Thibet à partir des Indes furent tentés au dix-septième et au dix-huitième siècle, mais chaque fois, les missionnaires furent éconduits et les quelques sympathisants qu’ils s’étaient faits durent retourner dans le giron lamaïste.

En 1846, l’évangélisation du Thibet fut confiée aux Pères des Missions Etrangères de Paris qui oeuvraient en Chine, au Sichuan, à l’Est du Thibet. Le Père A. Renou (1812-1863), déguisé en marchand chinois, essaye de pénétrer au Thibet. En cours de voyage, il est reconnu comme «étranger « et renvoyé sous escorte à Canton.
Parti du Haut Assam (N.E. de l’Inde), suivant des sentiers connus seulement par les aborigènes autochtones, le Père N. Krick pénètre dans le Thibet Oriental le 5 janvier 1852; Le cinq février, il dut quitter son cher Thibet. Après une longue préparation, en compagnie du Père A. Bourry, il fait une nouvelle tentative. Le 25 juillet 1854, les deux missionnaires rentrent au Thibet et le 29, ils arrivent à Sommeu où le Père Krick avait résidé durant trois semaines, deux ans auparavant. Un mois plus tard, ils furent massacrés.

En automne 1852, déguisé en marchand chinois, le Père Renou repart vers le Thibet. Il est accueilli à la lamaserie de Teundjroulin où, quatorze mois durant, il apprend l’écriture thibétaine et parfait ses connaissances du «pays des dieux». Au printemps 1854, il décide de se diriger à nouveau vers le Thibet, en passant cette fois par le sud-ouest du Yunnan. Au début juin, il arrive à la lamaserie de Tchamoutong, à une journée de marche de la frontière thibétaine. Le Bouddha vivant l’accueille et, moyennant une redevance, l’autorise à faire son commerce.

Le Père Renou se met en quête d’un terrain pour y implanter un début de chrétienté, mais il ne trouve aucun terrain convenable dans les environs. Un ami lui propose de l’accompagner dans le Tsarong thibétain où un grand propriétaire terrien serait heureux de louer à des colons chinois un vaste terrain, à Bonga. Situées au fond d’une vallée latérale, ces terres sont laissées en friche depuis des années, faute de cultivateurs. Ainsi, le 21 septembre, le Père Renou entre au Thibet. Le 3 décembre, fête de St François-Xavier, il prend possession des terres de Bonga, louées à perpétuité.

Les débuts d’installation furent difficiles: un mauvais hangar servait de logis et on manquait souvent de nourriture. Mais le fait d’être au Thibet allégeait sacrifices et privations.

Le 6 avril 1855, le Père Fage rejoignit le Père Renou et les quelques domestiques chinois établis à Bonga. L’année suivante, ils achetèrent quelques jeunes esclaves pour aider aux travaux agricoles et les former afin qu’ils puissent devenir chrétiens. Un lama nommé Pema et une lamanesse qui avaient oublié leurs voeux de chas¬eté constituèrent le premier couple de thibétains catholiques de la communauté de Bonga.

En 1858, Bonga fut en lutte à mille hostilités: vols, brigandages, violence… A la tin novembre, les Pères jugèrent préférable de s’éloigner momentanément, laissant la jeune communauté sous la responsabilité des chrétiens chinois. En 1859, le père Renou alla à Markam porter plainte auprès du gouverneur chinois qui “officiellement” avait autorité sur cette région. L’affaire fut jugée en juillet 1862: les missionnaires eurent partiellement raison de cause et firent confirmer leur droit de résider à Bonga.

Revenus à Bonga, les missionnaires s’adonnèrent à l’étude, à la prière, à la formation des quelques néophytes et aux travaux agricoles. Au printemps 1863, les habitants des villages de Songta et de Longpou décidèrent de se mettre sous la protection des Pères. Les missionnaires y virent une «pêche miraculeuse»: 323 néophytes! Quelques semaines plus tard, les 85 habitants d’Aben les imitèrent, espérant eux aussi en retirer quelques avantages matériels. Plus en amont dans le Tsarong, le chef de la petite lamaserie de Tsadam, Yongd jrong-Tseouang, exprime lui aussi le désir de devenir chrétien. Il avait toujours eu d’excellentes relations avec le Père Renou qui avait souvent recours à ses dons de calligraplie. Le Père Durand transforma la lamaserie en chapelle.

Quelques mois plus tard commence à circuler dans le Tsarong un écrit daté de Lhassa demandant aux lamaseries et aux préfets locaux de faire en sorte que leurs sujets renoncent à la «reli¬gion des idiots». En juin 1864. une dizaine de néophytes sont pris en otages et emmenés vers le Nord. Yongd¬jrongtseouang est cruellement torturé et finalement décapité. Deux autres chrétiens subissent le même sort; les autres apostasient.

En septembre 1865, chrétiens et missionnaires sont tous expulsés. Grièvement blessé, le Père Durand tombe au fleuve et s’y noie. Chassés du Thibet, les missionnaires avec leurs fidèles s’établissent de l’autre côté des montagnes, dans le bassin du Mékong où ils fondèrent les communautés de Tsekou (près de Tsechung) et de Yerkalo.

Trente ans plus tard, le Père Genestier reviendra dans le bassin du Salouen évangéliser avec succès les Loutses thibétanisés, mais, pour les missionnaires, Bonga et le Tsarong demeureront toujours «terre interdite».

Cent cinquante ans après le Père Renou, nous partons nous aussi vers le Tsarong thibétain, non pas à pieds comme nos devanciers, mais dans une jeep déglinguante conduite par Guy, le responsable des communautés catholi¬ques locales. En effet, depuis deux ans, à grands coups de dynamite, les chinois ouvrent la route qui traversera le Tsarong. Nous nous arrêtons près du rocher sous lequel fut déposée la dépouille du Père Durand; Guy me fait part de son désir d’y sceller une plaquette commémorative. Deux kilomètres en amont nous franchissons le fleuve. Quelques kilomètres plus loin, nous arrivons au village de Ninadang (Lintatang) près duquel, le 16 octobre 1864, fut retrouvé le corps du Pète Durand. Tard dans la soirée, dans la chapelle du hameau, en présence d’une quarantaine de fidèles et à la lueur de quelques bougies, nous célébrons la messe du dimanche.

En automne 2004, pour la troisième fois, je visite les communautés catholiques, aux portes du Thibet. Un confrère, Jean-Michel Girard, m’accompagne.
Le 29 septembre au soir, à Gongs-han, je bavarde avec Zacharie qui, malgré quelques infirmités, porte allègrement ses cent trois ans. Le premier octobre, nous montons à Bahang, où nous visitons la maison paternelle de Zacharie. Ensuite, nous nous recueillons un instant dans l’église paroissiale où Zacharie fut baptisé par le Père Genestier, il y a près de nonante ans.

Samedi 2 octobre, à midi, nous arrivons à Zhongding (Tchongteu). Les chrétiens viennent de terminer le mur de clôture qui entoure le terrain de l’église catholique, près de la route carrossable, mille mètres en-dessous de la lamaserie de Tchamoutong.

Dimanche, 3 octobre, nous poursuivons la montée vers le Thibet. La route carrossable longe le fleuve. Souvent taillée dans le rocher, nous nous lassons d’observer les blocs instables suspendus sur nos têtes! Heureusement pour nous, le poste de police qui contrôlera les entrées au Thibet n’est pas encore terminé et, pour l’instant, personne n’est là pour nous stopper! Après trois heures de route, nous arrivons à Songta. Quelques kilomètres en aval, sur une autre terrasse fluviale, se blottit le village de Longpu. Nous roulons encore durant un bon quart d’heure sur une route de moins en moins carrossable.

Peu après dix heures, nous quittons le véhicule. Trois chrétiens thibétains nous accompagnent en tant que guides et porteurs. Suivant des sentiers de chèvres, nous grimpons le coteau escarpé et semi-désertique. Six cents mètres au-dessus du fleuve, la pente s’adoucit et nous entrons dans la forêt. Après être montés de mille mètres environ, nous franchissons le col de Kudji et redescendons vers le pont d’Aben, sept cents mètres plus bas. Nous franchissons la rivière Sètché sur un élégant pont en encorbellement. Plutôt que de suivre le sentier qui s’élève jusqu’à la terrasse où se trouve le village d’Aben, nous remontons le long de la rivière, à la recherche d’un endroit propice pour déployer notre bâche, faire cuire notre souper et y passer la nuit.

Lundi 4 octobre, après un copieux petit déjeuner, nous partons en direc¬tion de Bonga. Durant plus d’une heure, nous serpentons à travers champs cultivés et espaces demi-désertiques. Ensuite, la vallée se ferme, les pentes rapides se couvrent d’arbres, le sentier muletier se fraie un passage le long de la rivière. A mi-parcours, nous quit¬tons l’embranchement principal de la Sètché qui a sa source dans le massif du Kawakarpo et remontons la rivière qui descend de Bonga. Durant près de quatre heures, nous marchons au milieu de forêts abruptes et, la plupart du temps, le long de la rivière. Nous franchissons cinq ponts en encorbellement, tous bien entretenus.

Finalement, à 2600 m. d’altitude, le vallon s’ouvre sur une largeur de deux kilomètres de long et cinq cents mètres de large. Nous sommes à Bonga, petit oasis habitable, perché en montagne, au milieu de vastes forêts originelles..

Une quinzaine de maisons au toit en terre battue constituent le village de Bonga. Sur chaque toit, on voit un ou deux fours à encens et une perche sur laquelle flottent des banderoles multi¬colores porteuses de prières. Au milieu du hameau, se trouve un terrain vague devant lequel se dressent deux mâts lamaïstes. Ici, me dit-on, il y avait autrefois un bâtiment important — probablement l’église de Bonga incendiée en 1865 -.

En fin d’après-midi, un peu au-dessus du village, assis sur un caillou, je crois entendre par-delà le temps et les montagnes, l’écho des chants et des prières des chrétiens de Bonga. Leurs faits et gestes héroïques semblent se dérouler à nouveau sous mes yeux mi- clos. Comme me le dira Jean-Michel: «Il fallait vraiment posséder un courage sans défaillance et une foi à déplacer les montagnes pour venir implanter une communauté chrétienne en de tels parages»! Nous sommes arrivés à Bonga un jour néfaste: sur l’autel domestique, l’idole familiale est placée, non pas au centre, mais vers la gauche. Nous ne pouvons donc pas dormir dans la grande salle, près du foyer. Au crépuscule, le maître du logis monte sur le toit de la maison pour mettre en tas les épis de maïs qui sèchent sous un appentis branlant et y prépare notre couche. Le repas du soir terminé, on demande aux deux étrangers de bien vouloir aller se reposer. Un bon sac de couchage et un bout de bâche me protègent du froid, du vent et de la bruine.

Mardi, 5 octobre. Hier soir, notre hôte nous a confirmé l’existence d’un sentier qui, par les hauts de Bonga, permet de rejoindre le chemin des pèlerins du Kawakarpo, au pied du Dokerla, col célèbre qui permet de passer du bassin du Salouen à celui du Mékong. De plus, notre hôte a accepté de nous accompagner. Et voici que ce matin, il s’affaire à des bricoles. En réponse à mon impatience, il me dit: «Aujourd’hui, mes deux fils s’en vont faire du commerce pour quelques jours; eux et les mulets doivent partir avant nous». Une fois les bêtes parties, notre hôte continue son manège. Avec Jean-Michel, nous commençons à nous impatienter d’attendre devant la porte, prêts au départ. Vers midi, notre hôte insiste: «Partez d’abord, j’arrive tout de suite». Finalement, nous décidons de partir, ayant toujours la possibilité de revenir sur nos pas au cas où notre guide ferait défaut.

Nous marchons dans la forêt depuis une demi-heure, lorsque notre guide nous rejoint. Sa présence nous rassure car le sentier est parfois à peine visible. Nous sommes en route depuis plus de deux heures lorsque nous rencontrons une jeune femme. Originaire de Bonga, il y a quelques années elle s’est mariée avec un thibétain de l’extérieur et elle revient rendre visite à ses parents. Elle a franchi le Dokerla déjà recouvert de vingt centimètres de neige.

Après trois heures et demie de marche, nous arrivons à Chungdjo (la rencontre de deux torrents) à 3100 mètres. Il y a un petit abri. Nous déployons notre bâche et décidons d’y passer la nuit. Un bon feu nous permet de nous réchauffer, de préparer le repas et de faire sécher nos habits mouillés.

En fin de soirée, notre guide nous donne des précisions sur sa conduite étrange. «Selon nos croyances, nous dit-il, aujourd’hui mes fils ne devaient partir qu’après dix heures du matin. Moi, je devais garder le foyer familial au moins jusqu’à midi. De plus, je ne pouvais quitter Bonga en compagnie d’étrangers».

Il pleut toute la nuit. Après le déjeuner, nous levons le camp. Nous montons dans la forêt, sous la pluie et en suivant une piste parfois à peine perceptible. A 3350 mètres, il neige à gros flocons! Nous devrions d’abord franchir un premier col qui avoisine les 4000 mètres, puis redescendre bivouaquer au pied du Kokerla qui lui, culmine à plus de 4500 mètres. Plutôt que de risquer d’être bloqués plusieurs jours dans la montagne, avec Jean- Michel, nous décidons de revenir sur nos pas. A contre-cœur, nous renonçons à notre rêve de franchir le Doker¬la.

Au retour, comme lors du départ, notre guide reste en arrière et laisse les deux étrangers rentrer seuls à Bonga. Mais, Dieu soit loué! Aujourd’hui, les divinités sont de bonne humeur et, le soir, nous pouvons veiller autour du foyer avant de nous allonger sur le plancher pour y passer la nuit.

Le lendemain, jeudi 7 octobre, mon sommeil matinal est bercé par la maîttresse de maison qui récite ses prières du matin tout en s’affairant près du foyer. Aujourd’hui, pour plus de sécurité, notre hôte nous accompagne jusqu’à mi-chemin. A neuf heures, ensemble, nous quittons Bonga. Plutôt que de redescendre le long de la rivière, nous grimpons en haut du village vers le col de Bonga qui nous permet ensuite de descendre directement au bord du Salouen, vers les villages de Longpu ou de Songta.

Nous grimpons depuis une heure déjà lorsque deux fillettes de quinze-seize ans nous rejoignent. Leurs hottes pleines de noix, elles profitent de notre passage pour aller faire un peu de commerce à Lon¬gpu. Je suis un peu triste de devoir quitter le Thibet sans avoir franchi le Dokerla. Mais en songeant que je suis le chemin qu’empruntèrent, il y a cent cinquante ans les premiers missionnaires du Thibet, je rends grâce au Seigneur qui guide nos pas. De plus, il ne pleut pas et le paysage est superbe. Vers midi, à 3550 mètres, nous franchissons le col et commençons notre longue descente.

A cinq heures, nous arrivons à Songta. Nous attendons près de la route l’arrivée éventuelle d’un véhicule. Vers six heures, un de nos compagnons se propose pour aller dans le village voir s’il y a un endroit où nous pourrions passer la nuit. Peu après, un camion pointe au loin: nous sommes sauvés!

Debout à l’arrière sur la benne, je m’accroche dur aux ridelles et essaie d’admirer le paysage afin d’oublier les secousses du camion qui avance à la vitesse d’un coureur de fond. Bientôt nous roulons dans la nuit noire. Seuls deux phares pâlots éclairent les précipices et c’est encore plus impressionnant.

Nous voyageons durant trois heures et ne rencontrons aucun véhicule. Vers neuf heures, nous nous arrêtons tous ensemble chez un de nos compagnonsde route pour y passer la nuit. C’est la première maison catholique que l’on rencontre en sortant du Tsarong tibé¬tain. Coïncidence étrange, quelques centaines de mètres seulement séparent cette habitation de l’endroit où est mort le Père Durand.

Le lendemain, je suis fort surpris de découvrir, collées dans la cabine du chauffeur, une image représentant Marie-Reine et une autre la Sainte-Famille. J’en demande la raison au conducteur qui m’explique: «Je suis catholique, originaire de Tseku. J’ai pu m’acheter un petit camion et, depuis quatre mois, je suis venu faire un peu de transport depuis Zhongding jusque dans le Tsarong. Ici, il y a moins de concurrence car la route est très dangereuse et les chinois n’osent pas s’y aventurer. J’ai confiance, car je me suis mis sous la protection de Jésus et de Marie…». Il y a 139 ans, lorsque les Pères furent expulsés du Tsarong, ils se retirèrent au bord du Mékong et fondèrent la chrétienté de Tseku. Et de nos jours, un catholique de Tseku est l’un des premiers camionneurs du Tsa¬rong!

De retour à Gongshan, je trouve Zacharie bien malade. Je prie pour lui et lui donne le sacrement des malades car Guy lui a déjà donné la communion en viatique. A la fin, Zacharie me demande: «Père, m’as-tu donné l’absolution générale?». Je lui réponds: «Sois en paix! Je t’ai donné tout ce que l’Eglise peut te donner «

Guy nous propose de célébrer la messe dans la chambre, auprès de Zacharie. Avec Jean-Michel, nous avons revêtu les vêtements liturgiques et sommes prêts à commencer la messe. Soudain, le visage de Zacharie faiblit. Immédiatement Guy et les autres personnes présentes encouragent Zacharie, récitent des prières en chinois et en thibétain, invoquent les noms de Jésus, Marie, Joseph… Paisiblement, Zacharie quitte ce monde. Comme certains se mettent à pleurer, Guy s’écrie: «Faites silence! Les Pères vont célébrer la messe et, ensemble, nous allons aider Zacharie à monter au Paradis».

Vraiment, les voies de Dieu nous dépassent! La neige sur les hauts de Bonga nous a ramenés auprès de Zacharie. Zacharie m’a accompagné durant mes premières années de mission à Hsincheng et moi, j’ai la chance d’être à Gongshan, auprès de Zacharie, afin de l’aider à déposer sa vie dans les bras miséricordieux de Jésus. Comment mieux signifier que nous sommes appelés à nous retrouver un jour tous ensemble et pour toujours auprès de l’Unique Lumière qui réjouit notre quotidien!

Père Gabriel Délèze missionaire du GSB

dmc confirmé le jour de la Saint Valentin 2017