DICK LE PROVIDENTIEL (1)
Nous sommes en 1941 et je constate que le Père Lattion, supérieur des chanoines du Grand-Saint-Bernard dans les Marches Thibétaines, est un optimiste. La caisse de la Mission est presque vide. Nous n’avons aucune relation avec la Suisse; ni nouvelles, ni argent à espérer pour le moment. Malgré cela le P. Lattion me propose de rouvrir le chantier de l’Hospice avec une équipe réduite.
Je remonte avec les cinq maçons et les tailleurs de pierre, que nous avions en 1935 avec M. Melly, lors du début des travaux ; plus le cuisinier bègue, mon cuisinier Ami Ache-eul et un de mes garçons, tibétain du Peudjrong! Le travail va gentiment mais le temps est toujours le même, donc mauvais!
Et voilà que nous arrivons au jour J. Ver la mi-août environ, il fait tellement mauvais qu’il n’est pas question de travailler, même sous les abris que j’ai fait dresser. Tout le monde reste bien au chaud dans les refuges. Quelle tempête ! Mais rester toute la journée enfermé dans le refuge… ça ne va pas. De plus je me demande s’il ne pouvait pas y avoir des voyageurs. en difficulté par un temps pareil, entre les deux cols. Je décide de sortir. J’enfile mon manteau de léopard – câdeau d’une bienfaitrice anonyme suisse, un manteau de dame — mais qui me protège parfaitement contre les intempéries. Je prends mon fusil et m’en vais avec Dick.
Dick, c’est mon chien. Il n’est pas du tout troublé par le mauvais temps, pourvu qu’il puisse rôder !
Nous montons au col et là je suis tenté de rebrousser chemin. Le vent, chargé d’eau sous toutes les formes, arrive avec une telle violence qu’il est difficile d’avancer. Je suis vraiment tenté de revenir en arrière, mais voyant Dick trottiner paisiblement devant moi, j’ai honte et je le suis. Nous arrivons à la descente sur la vallée Salouen, au bout d’une bonne heure et même davantage, au lieu des trois quarts d’heure habituels, car nous avons le vent de face.
J’essaie de discerner quelque chose de ma chère vallée, mais tout est caché sous les nuages noirs, gris sombre et je m’apprête à prendre le chemin du retour lorsque Dick commence à aboyer furieusement, tourné vers l’arrête. Ce n’est pas son habitude de faire des démonstrations pareilles! .Donc il doit y avoir quelque chose qui l’excite là-haut dans les rochers. Mais je ne puis pas imaginer de quoi il s’agit… les panthères ne montent jamais aussi haut, les ours n’ont rien à faire par là non plus… s’il s’agissait d’un gibier pacifique quelconque, il serait déjà parti au grand galop pour essayer de le rattraper.
La façon dont Dick aboie m’intrigue et je vais voir. Je décroche mon fusil en lui disant d’avancer et nous commençons à monter dans les rochers. Dick s’arrête de temps en temps, aboyant toujours dans la même direction. J’essaie désespérément de discerner quelque chose, mais ayant les yeux pleins d’eau je n’aperçois rien. Alors nous montons, peut-être trente à quarante mètres de cette manière et arrivons pas loin du sommet qui est à cinquante mètres.
A ce moment il me semble apercevoir quelque chose de sombre, au pied d’un gros bloc. J’avance encore et lorsque je suis vraiment assez près je distingue que cette masse sombre n’est pas noire, mais bleue. Et lorsque je m’en suis complètement approché je m’aperçois que ce sont deux garçons, deux adolescents en uniforme bleu à boutons dorés de l’école officielle de Sekim dans la vallée de la Salouen.
La première chose est de constater s’ils sont morts, car ils ne bougent absolument pas, ils sont complètement raides… leur pouls bat faiblement, donc ils sont vivants. Que faut-il faire? Retourner au chantier pour chercher de l’aide me prendra au maximum une heure et demie, même en me dépêchant, sinon plus et d’ici là ils pourront bien avoir cessé de vivre.
Je prends le fusil en bandouillère, fourre les deux casquettes plates dans mes poches, j’empoigne sous chaque bras un garçon et me mets en route, leurs pieds traî-nant par terre, bien sûr. Mais cette fois-ci heureusement, j’ai le vent dans le dos, qui me pousse. Je dois avouer que ce n’est pas facile. Parvenu à la descente sur le versant Mekong je tire deux coups de fusil pour alerter mes hommes qui viennent et transportent les garçons au refuge, car j’ai les bras complètement raidis par la crampe.
Ces adolescents de 15—16 ans, pas mal bâtis, constituaient un poids considérable tout de même. Au refuge nous entreprenons de les réanimer. Ils sont déshabillés, frictionnés à l’alcool. On parvient à leur faire ingurgiter un peu d’alcool de riz, du thé beurré chaud ; on les enveloppe dans des couvertures. Ils respirent mieux, leur coeur bat plus régulièrement, mais ce n’est que vers mi-nuit qu’ils commencent à donner des signes de vie et qu’enfin rassuré je parviens à m’endormir au coin du feu, protégé par mon manteau.
Le lendemain matin ils sont pressés de m’expliquer ce qui s’est passé : le Gouvernement offre des études gratuites, au collège de Li-Kiang, aux deux meilleurs élèves sortant de l’école de Sekim et pour le voyage vers Li-Kiang ils ont droit à la corvée, c’est-à-dire que les chefs des villages qu’ils traversent doivent les nourrir, les héberger et leur procurer un porteur pour leurs petits bagages, jusqu’au village suivant.
Parvenus au village de Métaka ils rencontrent deux Lissous étrangers, retournant dans la vallée du Mékong et qui offrent au chef du village, Tao-Bo d’emmener les deux garçons moyennant un petit cadeau. Cela évite à deux personnes du village d’aller jusqu’à Kiadze et d’en revenir, leur faisant ainsi perdre trois à quatre jours… si bien qu’ils sont tout contents.
Ils paient les deux Lissous, leur confient les deux garçons. – Seulement voilà que mes deux Lissous, arrivés au sommet du col par vent de tempête, emmènent les deux garçons hors de la route en haut du col, dans les rochers, et après les avoir dépouillés de tout ce qu’ils possédaient s’enfuient. Cela a dû se produire au moins une heure avant mon arrivée puisque je n’ai rencontré personne en route !
Je dois prendre une décision : si je les renvoie chez eux leurs parents – père chinois et maman lissoute – ne voudront plus risquer une nouvelle aventure et renonceront à les envoyer à LiKiang et ils rateront leurs études. Et je me dis que c’est dommage: ils donnent l’impression d’être intelligents. Je les avais repérés à Sekim mais sans leur avoir jamais parlé.
L’un se nomme Ho Koué-Fang et l’autre je ne m’en souviens plus! C’est le Ho qui nous importe. Alors je les laisse bien se remettre pendant deux, trois jours et j’envoie le cuisinier des maçons les conduire à Siao-Weisi, au Père Coquoz qui, lui, se charge de les faire parvenir en bonne forme chez le mandarin de Weisi qui, à son tour, se charge du voyage jusqu’à Li-Kiang.
Un mois plus tard environ, le rideau se ferme définitivement sur le chantier de Latsa. Il fera peut-être le bonheur des archéologues dans un lointain futur. Sur le moment, je ne le sais évidemment pas : c’est la dernière fois que je travaille à Latsa. Et à Siao-Weisi le P. Coquoz me confirme que tout s’est bien passé, les deux garçons sont partis pour Li-Kiang.
Ce n’est que six ans plus tard qu’il me fut donné de revoir Ho Koué-Fang, l’un des deux. Entre temps j’ai sillonné un peu l’Asie, me suis rendu en Inde, à Ceylan, en Chine du Nord, en Birmanie du Nord et le grand chat a terminé la guerre sur une des grandes gouttières du Toit du Monde : le Fleuve Jaune, en tant que commandant des guérillas chinois.
De retour dans les Marches Thibétaines en 1946, je prépare une expédition en Birmanie du Nord avec une caravane de chevaux. Cela ne s’est encore jamais fait et c’est la raison pour la-quelle l’expédition me tente, beaucoup plus que l’éventuel bénéfice. Seulement voilà que je rate le coup en 1947, surpris par la neige et je dois faire vivre la caravane avant de pouvoir repartir en automne-hiver 1948.
Entre temps je fais donc le marchand de sel entre la frontière thibétaine et Weisi. Je descends avec du sel, remonte avec du riz, du fer, redescends avec du beurre… enfin je fais vivre ma petite caravane.
Juste avant Pâques j’ai fait une mauvaise chute à Kitchra et suis obligé de me faire transporter à Siao-Weisi chez le Père Coquoz, en attendant de pouvoir me resservir de mon bras et de ma jambe gauches ! Et c’est chez lui que je retrouve Ho Koué-Fang installé comme maître d’école. Le Père Coquoz a été très heureux de trouver ce jeune homme qui cherchait une place et il est d’autant plus enchanté que ce jeune maître d’école est le meilleur qu’il ait jamais eu !
Extrêmement aimé par les élèves, très intelligent, enseignant le catéchisme à merveille, bien qu’il ne soit pas chrétien. Mais lorsque je le revois pour la première fois, il a fallu ses démonstrations de reconnaissance, sa joie de me revoir pour que je le reconnaisse. Pensez donc, je ne l’ai pas revu depuis six ans! C’est toujours un très beau garçon avec un sourire chaleureux et de beaux yeux noirs pétillants d’intelligence.
Et comme je suis souvent bloqué à Siao-Weisi nous passons des heures ensemble à causer. Et surtout il me fait parler, me demandant mes aventures de la guerre. En pleine confiance je lui raconte tout, y compris tout ce que j’ai fait contre les communistes dans la province du Ho-Nang. Tout a l’air de beaucoup l’intéresser. Ses yeux brillent de plaisir, il pose des questions pertinentes… mon Dieu si j’avais su… mais enfin. Cette chute m’avait fait un peu tomber sur la tête car si j’avais eu tout mon bon sens je me serais tout de même un peu méfié.
Chaque jour, en guise de gymnastique, les élèves dansent dans la cour, dessinant des rondes variées, notamment celles où ils imitent les gestes du forgeron, du menuisier, les différents gestes du paysan. C’est assez curieux car aucun autre maître d’école de la région n’a fait ainsi. Le tribunal du samedi surtout aurait dû me mettre un peu la puce à l’oreille.
Le samedi donc, dans la salle de classe les bancs sont disposés en rond, un banc servant de siège à trois juges, avec un siège pour l’accusé, un autre pour le plaignant et on liquide toutes les disputes de la semaine. Par exemple, un garçon s’avancera en déclarant: il m’a donné un coup de pied. Le maître d’école assiste à la scène mais n’intervient pas, sauf pour un petit conseil. «Pourquoi t’a-t-il donné un coup de pied? – Parce qu’il m’a traité de « fils de chienne » – et pourquoi l’as-tu traité ainsi?». Ainsi de suite, jusqu’à la fin, le jugement se terminant toujours par une réconciliation entre les deux adversaires qui se serrent la main et on n’en parle plus.
Le Père Coquoz trouve cela formidable, conforme à la charité chrétienne, très juste et très beau. Tout en trouvant cette façon d’agir sympathique, je me tiens sur la réserve mais j’avais toujours un bandeau sur les yeux. Bientôt je vais donner encore à Ho Koué-Fang l’occasion de m’être encore plus reconnaissant.
Le chef du village voisin de Pé-ta arrive un jour dans le village de Siao-Weisi avec deux hommes armés de fusils. Il se rend dans chaque maison pour annoncer que les enfants, dorénavant, n’ont plus le droit de se rendre à l’école de la Mission mais qu’ils doivent aller à l’école officielle, dans son village, sinon ils seront sévèrement punis.
Les élèves du village, entièrement chrétien, sont consternés. Le P. Coquoz est perplexe. Je parviens déjà à marcher assez péniblement avec une canne mais suis tellement furieux que je déclare que je vais régler le problème moi-même, une fois de plus. Ma hanche me faisant encore trop mal, je ne puis monter à cheval. Je pars donc à pied, mais au lieu des 20 minutes que j’aurais employées en temps normal je parcours le trajet en une heure, en boitillant. Plus je souffre au cours de la marche, plus ma colère s’enfle et lorsque j’arrive chez le président de Pé-ta il attrape une dégelée inhabituelle. Ordinairement je reste courtois avec les chinois car, après tout, nous sommes chez eux. Mais cette fois-ci je perds patience et lui déclare que s’il revenait à Siao-Weisi avec des hommes armés, je lui casserais les fusils sur la tête et que si j’entendais encore parler une fois de son école, je descendrais personnellement à Kunming pour la faire liquider par les soins du Ministère de l’Instruction publique.
On n’a donc plus jamais entendu parler de l’école de Pé-ta et non seulement les enfants chrétiens fréquentaient l’école de Siao-Weisi mais même des enfants païens des villages voisins, tant la réputation du maître était fameuse. C’était merveilleux. Bien sûr que Ho Koué-Fang était heureux d’avoir conservé sa place. Il eût été très ennuyé de devoir partir et en chercher une autre, d’autant plus que la police le recherchait partout pour deux assassinats politiques.
Ils n’ont jamais songé à aller chercher dans une Mission catholique, évidemment. Il avait trouvé la cachette la plus sûre. Comme il faisait bien réciter le catéchisme, Monsieur Coquoz leur donnait les cours, mais c’est surtout Ho Koué-Fang qui expliquait, faisait apprendre la doctrine chrétienne, lui qui savait probablement «le Petit livre rouge» de Mao-Tsé-Toung par coeur!
Ce n’est que des années plus tard que j’aurai le fin mot de l’histoire et vous aussi ; c’est dans la prochaine histoire que vous saurez comment Dick est vraiment un chien providentiel !
ROBERT CHAPPELET (GSB 1987/4)
(à suivre)