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DICK LE PROVIDENTIEL (2)

DICK, LE PROVIDENTIEL (2)  l (suite) Je vous ai raconté comment, grâce à mon chien Dick, j’ai sauvé deux adolescents au col de Latsa; comment, six ans plus tard, j’en ai retrouvé un, le dénommé Ho-Koue Fang, installé comme maître d’école à la Mission de Siao Weisi, très apprécié du P. Coquoz. Mais tout cela ne suffit cependant pas pour prétendre que Dick était un instrument de la Providence.  

C’est pourquoi je continue l’histoire, en sautant 2 années pleines d’aventures, pour me retrouver, un jour de septembre 1949, dans la vallée de la Salouen, au village de Dara, devant le prétoire du Mandarin chinois. La raison de ma présence en ce lieu est la rencontre, qui a eu lieu 5 jours auparavant, dans la région du Sud, de la pre-mière unité de communistes étrangers arrivés dans la vallée.

Avec le colonel, nous avions convenu de tenir ici, à Dara; en ce jour, une conférence de réconciliation et de paix, à laquelle je devrais amener 12 notables thibétains, me portant garant de la sécurité de tous les participants. C’est d’autant plus facile que tous les hommes valides sont partis se cacher à la montagne. Je suis donc là, avec mes 12 vieux tibétains. Et je suis assez étonné de voir déboucher, au fond de la petite plaine, une dizaine d’hommes en bleus délavés, sans armes, comme convenu ; mais je ne reconnais pas du tout les beaux uniformes des officiers avec lesquels j’avais parlementé à Liou-Ra-Gan. Ils approchent d’un pas rapide, décidé, et au moment où ils parviennent à notre hauteur je reconnais l’homme de tête et ressens comme un bon coup de poing au creux de l’estomac: C’est Ho-Koue Fang, mon co-pain ! Je me dis: «Espèce d’idiot, tu as tressé toi-même la corde avec laquelle tu seras pendu. Voilà le gars auquel tu as raconté toute ta carrière d’officier américain, y compris tes activités anti-communistes au Ho-Nan… ». 

Déjà, j’imagine qu’il se précipite sur moi, qu’il m’agresse, m’empoigne… non, non, son visage est rayonnant, il arbore un beau sourire, des yeux chaleureux, tout à la joie de me retrouver. «Je savais que tu serais là, dit-il, je suis le nouveau sous-préfet. Viens, j’ai beaucoup de choses à te dire.» Il donne quelques ordres brefs à ses compagnons et sans même regarder les 12 notables respectueusement inclinés, il m’entraîne vers le grand escalier qui monte au Yamen. Nous nous installons dans la chambre du Mandarin et il me raconte, dans les grandes lignes, sa vie depuis le jour où il est arrivé au collège de Li-Kiang. Entré presqu’immédiate-ment dans la Jeunesse communiste, il a commis son premier assassinat politique deux ans après, tuant un soi-disant espion de la police. Réfugié à Tali dans la cellule locale communiste, il tue un deuxième policier, puis descend à Kunming capitale de la province du Yunnan et commence une longue pérégrination à travers plusieurs provinces, toujours au service du Parti communiste. Il rencontre quelques personnages assez importants du Parti, puis il revient à Kunming d’où il est envoyé dans les Marches thibétaines pour étudier la situation et préparer le plan d’occupation. Là, un peu coincé, il se réfugie à la mission catholique ! Il y reste jusqu’à la fin de l’année scolaire, redescend à Kunming et est finalement nommé sous-préfet de Kungshon, notre sous-préfecture, avec l’ordre de préparer le passage des unités de l’Armée Rouge qui vont monter au Tsarong et de surveiller la frontière avec la Birmanie, plutôt les sorties que les entrées. Et donc, le revoilà. Il me dit : «Maintenant j’ai besoin de toi. Il faut que tu me rendes service». Je rentre la tête entre les épaules pour mieux recevoir la tuile que je sens venir! Il me dit : «Le Mandarin et sa femme, ainsi que le chef de district chinois Yang-Tchen Pao (un de mes amis) se sont enfuis au Thibet. C’est inutile. Nous y allons aussi et très bientôt. Le chef de district thibétain est à la montagne et nous l’attraperons facilement. Mais je veux que le Mandarin et Yang-Tchen Pao reviennent. Si je leur écris, ils ne reviendront pas. Mais si tu leur écris, ils reviendront. A toi, tout le monde fait confiance ! — «Tu veux que je les fasse revenir pour que tu puisses leur faire un procès!» — «Non, non, pas du tout : le Mandarin est tout jeune, il n’y a pas longtemps qu’il est en place, il n’a rien fait de mal. Yang-Tchen Pao est, après tout, presqu’un enfant du pays. Non ! je veux qu’on me livre les sceaux. Après quoi, je renverrai le Mandarin à Kunming. Mais je veux qu’il me livre les sceaux.» Il faut dire qu’en Chine les sceaux sont LA CHOSE vraiment importante, c’est la preuve, le signe du pouvoir, ces sceaux en cristal ! Et même les communistes y tiennent… ils sont bien chinois en cela ! Je suis très ennuyé. Je ne veux pas me brouiller avec mon ami dès le premier jour et, par ailleurs, il a l’air sincère. Je lui réponds: «Je n’écris pas le chinois.» — «Qu’à cela ne tienne, tu me dictes et j’écrirai». Bien sûr, de cette façon, il pourra écrire tout ce qu’il voudra. Mais je ne veux pas vraiment refuser. Je vais tâcher de trouver un truc. «Oui, d’accord» lui dis-je. Il fait apporter du papier, de l’encre et il se met à écrire au Mandarin. Je lui dis : «Ecris ce que tu m’as dit, c’est-à-dire qu’il peut revenir sans méfiance, qu’il ne lui sera fait aucun mal, que tu m’en as informé et que je te crois! Et je signerai.» – «Oui, très bien». Mais je ne saurai jamais ce qu’il a vraiment écrit. Je signe en français et appose mon petit sceau de poche chinois à l’encre rouge sur la signature. Il appelle un homme et donne l’ordre de faire partir la lettre immédiatement. Comment peut-elle partir? Je n’en ai aucune idée. Décidément, il se passe autour de moi des choses dont je ne me rends absolument pas compte. Puis il dit: «Maintenant, allons souper!» Nous soupons en compagnie de son second, un petit homme du nom de Wang. Il veut que je reste pour dormir, je proteste : «Non, j’aimon cheval qui m’attend». Alors il ajoute : «Lorsque le Mandarin et Yang-Tchen Pao arriveront, amène-les toi-même à Sekkim comme cela ils auront moins peur». Sur ces paroles je prends congé et je rentre. Quatre ou cinq jours plus tard, le Mandarin, sa femme et Yang Tchen Pao arrivent à la résidence de Tchrong-Teu. Le lendemain, nous partons pour Sekkim. Madame la Mandarine, une très jolie et jeune chinoise, perchée sur ma mule, malgré ses protestations… le Mandarin et moi-même à pied. Je n’ai qu’un seul cheval de selle et ni lui, ni moi ne pouvons monter à cheval en laissant l’autre aller à pied. C’est contre le principe de toute politesse en Chine. Donc, nous ferons la route à pied. Pour moi, ce n’est rien, mais le Mandarin arrivera passablement éreinté. Il lui a fallu beaucoup de courage pour marcher autant. Nous arrivons sans incident à Sekkim et je remets mes compagnons à Ho-Koue Fang qui les reçoit poliment puis je me rends à la résidence, car nous avons une maison à Sekkim. Le village est plein de monde. Comment a-t-on pu, en si peu de temps, mobiliser autant de monde? Je n’en sais rien. Toujours est-il que je reçois à la résidence plusieurs de mes amis chinois marchands. Presque tous les marchands, chinois, mossos et autres de la vallée sont présents. Il n’y a parmi eux que trois ou quatre Tibétains et des Lissous. Avant que nous nous quittions le soir, Ho-Koue Fang m’invite: «Viens au meeting demain matin». Le lendemain matin a lieu un important meeting dans une grande salle aménagée de bancs, de tabourets et surmontée d’un espèce de podium. Nous prenons place et au bout d’un moment Ho-Koue Fang apparaît sur le podium, souriant, détendu, sympathique. Il fait un discours chaleureux sur le communisme, en démontre la beauté, l’avenir idéal qu’il prépare : plus d’impôts, plus de corvées, plus d’amendes, plus de différences de classe. Ce sera vraiment la liberté, l’égalité et la fraternité ! Tout le monde écoute attentivement. Mais voilà qu’au bout d’un moment Ho-Koue Fang que j’observe sur le podium change complètement, radicalement d’aspect : le visage et la voix se durcissent, il commence à s’exciter, de l’écume apparaît aux commissures de ses lèvres, il hurle: «Il y a les traîtres, les exploiteurs, les tyrans, les criminels qui seront punis et aujourd’hui nous commencerons par en liquider quatre ! Et il prononce quatre condamnations à mort : un chrétien du nom d’Atun (de Kio Na Tong), un Chinois dont le nom m’échappe et que j’ai du reste peu connu, car il n’habite plus la vallée depuis longtemps ; le chef de district Yang Tchen Pao. Quand j’entends son nom, je suis pris d’une rage froide (cela m’arrive très rarement de me mettre en colère, mais quand ça m’arrive, c’est très sérieux). L’orateur s’est précipité dehors pour prendre l’air, se calmer. Je bouscule quelques voisins pour sortir à mon tour et pense en songeant à mon chien : «Ce gars-là, j’aurais mieux fait de le laisser crever au bas du rocher à Lat-sa ». Il est à l’autre extrémité de la cour, appuyé à la grande porte. Je m’efforce de marcher posément, tranquillement, dans sa direction. Je m’arrête devant lui et aussi calmement que je peux, je dis: «Si tous les communistes sont aussi menteurs que toi, nous sommes fichus!» Il se dresse menaçant : «Tu me traites de menteur? — «Oui, et comment! Tu te souviens du soir à Dara au prétoire, où tu as écris en me promettant qu’aucun mal ne serait fait à Yang-Tchen Pao. J’ai signé la lettre. Tu lui as menti et tu m’as menti. Qu’est-ce qu’il te faut de plus?» Nous nous fixons dans les yeux un court instant et il baisse la tête. Et d’une voix basse et rauque il articule: «C’est bon, on ne te le tuera pas». Nous retournons dans la salle. Il remonte sur le podium ; je regagne ma place et il déclare : «J’ai changé une des condamnations: Yang-Tchen Pao ne sera pas fusillé, mais il sera dépouillé de tous ses biens». En entendant cela, je pense : «Je serai encore là». Puis les soldats détachent Yang-Tchen Pao qu’ils avaient déjà ligoté. Quant à l’orateur, il lève son poing droit et invite l’assistance à en faire autant et à répéter des slogans. Tout le monde lève le poing – sauf moi qui essaie de prendre l’attitude la plus relaxe possible en laissant pendre mes bras – mais tous les participants ont le bras en l’air et répètent les slogans en hurlant : «En l’hon-neur du Parti communiste, de Mao Tsé Toung, de son grand chef, du grand-frère soviétique, etc.» Et j’observe la foule parmi laquelle je compte de très bons copains, des gens que je connais depuis des années… et qui ne sont pas plus communistes que moi! De fait, personne ne l’est vraiment, car personne ne sait ce qu’est le communisme. Cependant, tous ont le poing levé et hurlent à tue-tête. Et je comprends alors que «mon monde» a basculé. On emmène Atun… A un moment donné, j’avais songé à protester; Atun est chrétien, mais c’est un très mauvais chrétien ; c’est la bête noire du Père Li, un très mauvais mari et il a fait la bêtise de se mettre à la tête de l’une des bandes qui était descendue dans le bas, piller les Lissous. Je ne pense pas que pour lui il y ait une grâce à obtenir et pour le chef thibétain encore beaucoup moins. Quant au troisième condamné, je ne le connais pas et donc je m’abstiens de faire quoi que ce soit. On emmène les deux personnages, le Chinois et Atun, au bord du fleuve sur un banc de sable et on les abat. On les enterre dans le sable. Le chef de district thibétain, qui est un gros fumeur d’opium et qui ne peut pas marcher jusque-là, passe devant moi, m’interpelle d’une voix larmoyante. Ce type-là a été mon ennemi pendant des années. On s’est fait tout le mal qu’on a pu, surtout moi. A ce moment-là, si j’avais pu le sauver je l’aurais fait, mais il n’y avait aucune chance. Ils le plaquent contre un noyer, à quelques pas de moi et lui tirent cinq balles dans la peau. Je me retire à la résidence. Ce même soir, je suis invité à souper avec Ho-Koue Fang. Il continue à raconter, à vanter les charmes du communisme, à tirer des plans pour l’avenir. Je me tais. Il me dit : «Je vais repartir. J’ai répertorié les armes que nous possédons ici, il n’y a pas un fusil valable… ce ne sont que de vieux clous. Je vais descendre moi-même à Kunming. chercher des fusils et des hommes sachant s’en servir. Je laisse M. Wang pour me remplacer comme sous-préfet et je compte sur toi pour que les Thibétains du haut se tiennent tranquilles.» Je dis simplement : «Je suppose que le haut sera tranquille» et en cela je me fourre le doigt dans l’oeil jusqu’à l’omoplate. J’ignore par qui et comment il était protégé ce gars-là, mais à peine avait-il quitté la vallée qu’un beau ma-tin, vers quatre heures, une bande de Tibétains entre dans le prétoire et M. Wang et tous ses compagnons communistes se trouvent morts avant d’être bien réveillés ! Puis la vallée va rester sans autorités, livrée à des bandes thibétaines, à de petites ou de grandes bandes, à l’invasion des Lissous du Sud — les Lissous noirs ; des communistes étrangers viendront aussi et feront fusiller des gens. Mais le jour où Ho-Koue Fang reviendra, le pays connaîtra à nouveau la paix. Du reste, l’Armée Rouge arrivera sans tarder et rétablira définitivement la paix. Je crois que tous ces événements ne suffisent pas pour prouver que mon chien Dick était vraiment l’instrument de la Providence. C’est pourquoi, au risque de lasser votre patience, je vais continuer mon histoire dans le pro¬chain numéro !   ROBERT CHEPPELET   (GSB 1988/1) (à suivre)

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