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DICK, LE PROVIDENTIEL (3) (suite et fin)

 s derniers brigands thibétains sont repartis au Nord, les Lissous noirs au Sud. Au début avril, je fais une rapide visite, dans la vallée du Mékong, à Siao Weisi, où je trouve le Père Coquoz et ses chrétiens, n’ayant pas trop souffert, mais étant plutôt inquiets, pessimistes.  Au retour, toujours par le col de Lat-sa, je vois, une dernière fois, le chantier de l’hospice, encore sous la neige.

Je passe au-dessus de l’endroit où, en 1941, mon chien Dick a découvert deux garçons à moitié congelés. La vallée est en paix. Le Père Emery a bien organisé la paroisse, la petite paroisse de Tchrong-Teu, l’école est ouverte… des conversions s’annoncent – celle d’un sorcier thibétain fait sensation ! – Ho-Koue Fang revient avec armes et munitions.

La première conséquence pour moi de sa visite à Kunming est l’arrivée d’un délégué du ministère de la Santé publique, qui m’annonce que je suis nommé médecin officiel du district de Kungshan. Je lui réponds que je ne suis pas médecin, mais qu’avec mes faibles moyens je suis à disposition des malades et des blessés, quelles que soient leur race, leur religion ou leurs opinions politiques. Sur ce, je parcours de nombreuses fois la distance de deux jours entre Tchrong-Teu et Sekkim pour aller soigner des membres de la famille de Ho-Koue Fang, des fonctionnaires et même des soldats de l’Armée rouge, après l’arrivée de leurs premiers éléments. 

Vers la mi-août, je pars pour la vallée du Mékong, empruntant cette fois-ci les deux cols derrière Bahang pour aller voir le Père Goré et le Père Lovey à Tsechung. Le soir de l’Assomption, à 20 h 20, la terre commence à trembler. Nous sommes habitués aux tremblements de terre, dans les Marches thibé-taines, mais cette fois-ci c’est plus grave et nous allons nous réfugier dans la cour. J’ai l’impression d’être debout sur un matelas pneumatique, qui flotterait sur l’eau… ça tremble terriblement, le ciel est ébranlé par des explosions ressemblant à des coups de canon et l’on entend rouler les rochers dans la montagne ! Pendant neuf nuits la terre tremblera, beaucoup moins fort ; mais nous préférons camper au jardin, parmi les choux! II n’y a pas trop de dégâts à Tsechung. Mais à Bahang l’étage de l’aile gauche de la mission s’est écroulé ; au centre, l’appartement du Père André est inhabitable. A Tchrong-Teu la maison d’habitation n’a pas trop souffert, mais la belle église — le rêve du Père Genestier réalisé à la fin de sa vie — est en ruines. Les deux clochers sont irrémédiablement fissurés et la toiture s’est écroulée à l’intérieur. Donc la salle de classe servira, dorénavant, de lieu de culte, de chapelle. Par ailleurs, la vie reprend, presque sans changements. Le commissaire Ho continue ses tournées de propagande, ses discours contre les étrangers qui sont en guerre en Corée. La Suisse est toujours épargnée, jusqu’à un soir d’octobre où notre cuisinier et sa femme reviennent de l’un des inévitables meetings politiques, en larmes. Cette fois-ci il n’y a plus d’exception — pas de Suis-ses qui fassent — tous les étrangers des pays occidentaux sont de sales capitalistes ennemis du peuple. Notre cuisinier et sa femme ont reçu l’ordre de quitter la mission le soir même. Défense est faite, sous peine de mort, d’entrer dans les missions, de regarder les étrangers, de leur parler ou d’enterrer leurs cadavres, s’ils meurent. Tout d’un coup nous nous retrouvons seuls, il n’y a que le chien de la mission qui soit resté à son poste. A l’animation habituelle du lieu succède un silence de mort… nous tenons pendant deux jours, mangeant notre polenta. Mais le Père André, étant pratiquement impotent, ne peut pas rester seul, à Bahang. Donc nous décidons de nous rendre chez lui ; nous lâchons nos bêtes (un mulet, deux chevaux) dans la nature, nous emballons les objets dont nous croyons ne pas pouvoir nous passer… et nous partons de bonne heure le matin, sous la pluie. Nous glissons à travers le fleuve sur le câble de bambou — le pont de cordes — et parvenu de l’autre côté je me trouve dans une situation particulièrement humiliante: le petit sentier taillé dans la pente raide, dans la terre glaise, conduisant jusqu’au village d’où part la piste muletière, est glissant comme un savon mouillé. Je n’ose pas avancer d’un pas… Et c’est grâce à la poigne vigoureuse du Père Emery, mieux chaussé — il n’est pas pour rien chanoine du Grand-St-Bernard — que j’arrive à la piste. Nous parvenons de nuit à Bahang chez un Père André qui est d’une humeur massacrante… humeur qui ne changera pas au fil des mois à venir. Ce n’est que des années plus tard, en me promenant avec lui sur les boulevards de Paname, que je le verrai plus souriant! Les deux soeurs thibétaines — Mana et Poli — sont restées fidèlement à leur poste faisant le ménage. Le Père Emery et moi-même scions du bois, pendant quinze jours. Et puis je décide que j’en ai assez ! J’annonce au Père Emery que je vais descendre à Sekkim, pour m’expliquer avec Ho-Koue-Fang et il décide de m’accompagner. Nous partons pendant la nuit, nous passons la Salouen à l’aube, à Pondang et nous empruntons la piste de la rive droite du fleuve. Nous rencontrons des gens qui reviennent d’un meeting politique et nous supplient de ne pas aller à Sekkim, nous certifiant que là-bas on a encore tonitrué contre nous, contre moi surtout, que nous allons être enfermés, fusillés, torturés, battus… Cependant, nous avons pris notre décision et nous poursuivons notre route, sans être très sûrs de la réception qui nous attend. Aussi sommes-nous d’autant plus surpris, en entrant dans la cour du prétoire de voir M. Ho-Koue Fang se précipiter à notre rencontre, avec un large sourire, les deux mains tendues et s’écriant : «Quelle chance que vous soyez venus, je voulais justement monter vous trouver!» Nous nous installons avec thé et cigarettes et je lui fais mon discours: nous sommes Suisses, notre Gouvernement a reconnu le Gouvernement de la Chine populaire ; nous n’avons jamais été condamnés par un tribunal du peuple et nous voulons savoir pourquoi nous sommes mis au ban de la société d’une pareille façon, et que je me réserve le droit d’écrire à notre ambassadeur à Pékin. Notre hôte, très relaxe, répond que toute la faute est imputable à Monsieur Ho (l’autre Ho), le petit commissaire du peuple qui a tout confondu, mal interprété ses instructions… Il allait justement monter pour nous rassurer, tout remettre en ordre, faire rouvrir l’école, célébrer la messe à laquelle les chrétiens peuvent participer… Nos ser-viteurs peuvent regagner la mission et il donnera l’ordre au peuple de nous vendre ce dont nous avons besoin. Mais, ajoute-t-il, le Père André étant français est un ennemi et il sera traité comme tel. Je réponds que le Père André et nous-mêmes sommes les frères d’une même famille et que nous exigeons d’être traités lui comme nous et nous comme lui. Il sourit, dit que le Père n’a pas commis de grands crimes, qu’on pourra éventuellement le laisser tranquille. Nous sommes plutôt interloqués… enfin nous dînons avec ces messieurs. Ho-Koue Fang nous fait écouter de très beaux disques russes sur son gramophone, nous buvons le thé, nous fumons… puis le deuxième garçon découvert par mon chien Dick au col de Latsa, nous accompagne jusqu’à la grande porte et me glisse à l’oreille: «Attention, il a donné l’ordre de laisser partir les deux Suisses et il a ajouté : nous irons à Bahang nous occuper du vieux Français.» Bon, nous arrivons de nuit à Bahang. ce qui est tout de même un petit exploit sportif… car parcourir la distance de Sekkim à Bahang dans les vingt-quatre heures n’est pas à la portée de tous. Le Père Emery décide de regagner son poste. Quant à moi, je lui explique que le drapeau à croix blanche doit continuer à flotter sur Ba-hang et que je dois rester pour protéger le Père André, qui d’ailleurs est furieux de cette aide. «Suisse… ah! comme si la France n’était pas assez forte pour se défendre elle-même.» Mais il finit tout de même par comprendre que, vu les circonstances, ma présence lui évitera beaucoup de tracas. Donc, le Père Emery part et je reste. Nouveau séjour à la montagne, coupé du bas, avec un copain. Au début de janvier, un messager m’apprend que le Père Emery est gravement malade. Je rentre en vitesse. Je le trouve en effet assez mal en point. Il souffre évidemment de la typhoïde qui a fait tant de victimes parmi nos missionnaires, autant que les balles thibétaines. Moi-même j’ai tout juste survécu à son atteinte. Vingt jours de grande fièvre, de délires pendant lesquels la colonne de mercure essaie de défoncer le sommet du thermomètre. Le malade fait des discours en thibétain, en français et en patois de Lens… puis la fièvre retombe et l’esprit revient aux réalités de ce monde. Je peux enfin souffler un petit peu après avoir passé vingt-cinq jours vraiment angoissants, je dois le reconnaître… La convalescence est longue et difficile, par manque de nourriture adéquate. Puis le Père se remet sur pied et reprend ses activités. On le laisse tranquille. Le commissaire du peuple refait bien des discours, moi-même je suis toujours menacé, mais, en attendant, je soigne les malades, j’entreprends même une tournée de vaccinations avec cette fois-ci de bons vaccins envoyés par le président Mao, en personne ! Nous sommes sans nouvelles de l’extérieur, jusqu’à la mi-avril: un Thibétain qui a fait le tour par les cols du Nord descend du Tsarong pour nous dire que les Pères du Mékong ont été expulsés. Ils ont quitté le pays en janvier. Nous sommes donc les trois derniers étrangers dans les Marches thibé-taines et même dans toute la province du Yunnan come nous l’apprendrons plus tard. Dans ces circonstances, nous nous préparons au pire. Nous dénichons des cachettes pour déposer des objets que nous espérons retrouver un jour… nous croyons un peu au Père Noël ! Nous préparons les chrétiens à la séparation. Nous distribuons tout ce que nous pouvons, si bien que lorsque ces messieurs viendront pour nous expulser, ils seront très étonnés de ne trouver aucun butin valable. I1 n’y aura que des tiroirs et des armoires vides. Et nous atten-dons… jusqu’au 13 mai, le jour de la Saint-Robert, ma fête ! où l’ordre du départ nous parvient. Quand je réfléchis, maintenant, à ces dernières années de mission, je dois reconnaître que la venue de Ho-Koue Fang, sauvé grâce à mon chien Dieck en 1941, comme préfet communiste, a été un bienfait pour le peuple. Etant un enfant du pays, de mère lissoute, il a certainement été plus compréhensif, plus généreux que ne l’aurait été un Chinois communiste, étranger, quelconque. Les Pères André et Emery ont aussi, indirectement, bénéficié de sa relative gentillesse. Un jour, c’était le dernier printemps, il m’écrivit une lettre qui m’a beaucoup surpris. Il me disait: Tu te fais du sou-ci, tu es inquiet à cause de ton passé militaire avec les Américains, ne te fais aucun souci, j’ai tout arrangé en haut lieu. A l’époque, je ne l’avais pas cru et j’ai eu tort. Il m’a très probablement sauvé la vie ou, du moins, épargné des années de prison et si quelqu’un voulait me convaincre que mon chien Dick n’a pas été un instrument de la divine Providence, il aurait beaucoup de mal à le faire ! ROBERT CHAPPELET   (GSB 1988/2) NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc misssionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absoluement vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et paru aux éditions « MONDIALIS » www.editionsmondialis.com