Enfin la sécurité
La maison du chef est très vaste, entourée d’annexes, d’écuries et de cours et il y a suffisamment de place pour nos bêtes et nos hommes. Le Père Goré et moi sommes installés dans une belle chambre dans laquelle brûle – à ma grande joie – un beau feu de bois. Deux des invités sont restés pour aider le chef à régler nos problèmes.
L’un est un docteur en théologie de la lamaserie de Sogun que nous connaissons bien ; l’autre est l’un des trois roitelets de la frontière, le Kangonpun. Le Père Goré le reçoit visiblement avec déplaisir. Cet aristocrate thibétain avait, il y a quelques années déjà, séduit la fille de l’un des principaux notables chrétiens de Yerkalo, qui s’était enfuie de chez elle pour l’épouser.
Et le Père ne semble pas avoir tout à fait pardonné. Le procès a lieu devant une nombreuse assistance. Tout le monde a la gueule de bois, sauf le chef des brigands, ses deux gardes du corps, le Père Goré, le lama et moi, ce qui ne facilite pas les discussions. Je vous épargne la relation des plaidoiries et en viens au résultat. C’est la signature d’un traité de paix entre les brigands et nous qui stipule, par ailleurs, qu’en cas de nouvelles hostilités, les villageois de Tchiong prendraient parti contre l’agresseur. Au bas du long document, paraphé par le lama, chacun appose sa signature ou l’empreinte de son pouce, puis tout le monde s’en va boire un coup pour fêter l’heureuse issue. Je retiens l’oncle Hala, le chef boiteux de notre caravane, pour l’avertir que les hommes doivent rester en état pour pouvoir partir demain matin. Il me répond qu’ils ne partiraient que si le chef nous donne une escorte suffisante pour nous protéger des brigands. Quand je lui fais remarquer que nous avons signé un traité de paix, il me dit en semblant regretter ma naïveté : «Tu crois que ce papier sert à quelque chose? Cela n’empêchera pas du tout les brigands de nous surprendre le long de la piste…» Nous adressons donc une demande d’escorte au chef qui répond que cela ne dépend pas entièrement de lui, qu’il ne peut pas obliger les villageois à nous escorter et qu’il va convoquer l’assemblée communale le lendemain. L’assemblée refuse unanimement de nous accompagner. Les gens de Tchiong sont en guerre avec la garnison, la lamaserie et les gens d’Atundze ; ils ont attaqué le bourg à plusieurs reprises au cours des années précédentes, en faisant force dégâts et victimes et ils craignent de rencontrer des soldats chinois qui pourraient venir à notre rescousse. J’ai beau affirmer que je serai présent, que je me charge d’éviter tout incident… ils ne veulent rien entendre. Furieux, les chrétiens menacent de retourner à Yerkalo, de vendre leurs bêtes pour acheter des fusils et se livrer à leur tour au brigandage ! L’autorité du roitelet est nulle ici et pour une fois le Père Goré est découragé. Il me vient alors une idée parfaitement stupide : celle de me lier d’amitié avec le chef de Tchiong. Je commence par lui offrir une belle photo encadrée du petit dalaï-lama, ce qui lui fait grand plaisir. Puis nous entamons une orgie à deux, qui durera trois jours pendant lesquels je boirai plus d’alcool que je n’en absorbe habituellement en six mois! Mais ça marche ! Au soir du troisième jour, je lui déclare que je suis tellement bien chez lui que j’aimerais bien y finir mes jours, mais que je dois reconduire le Père Goré à Tsechung, pour Noël, la grande fête des chrétiens et je le supplie de me dépanner. D’un air hautain il me déclare alors que ses villageois ne sont que des pleutres, des bons à rien… mais qu’il me donnera ses mûletiers. Ils ne sont que cinq, mais qui donc oserait attaquer ces hommes? Nous partons en effet accompagnés de cinq gaillards insouciants, armés de fusils militaires anglais et de pistolets Mauser. En bavardant avec leur chef, je découvre que nous sommes nés la même année sous le signe du singe. En Chine et au Thibet, cela représente un lien, une espèce de parenté. Aussi, en arrivant au village de Kochu, où nous devons changer d’escorte, nous sommes des frères. Hélas, les hommes de Kochu, avertis sans doute, ont disparu. Seuls restent les vieillards, les femmes et les enfants. C’est un rude coup. Nous voilà sans protection pour la nuit et la journée du lendemain, jusqu’à Dong. Les fusils des brigands ont bien sûr été rendus et je suis le seul homme armé de la caravane. J’explique la situation à mon nouvel ami, en lui déclarant qu’il ne peut pas m’abandonner, vu que nous sommes nés sous le même signe astral. Il consulte ses camarades puis déclare qu’ils sont d’accord de rester avec nous, sous condition que les gens de Kochu soient frappés d’une amende consistant en un cochon et suffisamment de riz et de boissons pour un copieux festin ! Cela est accepté et j’en suis fort soulagé. L’idée que les neuf bandits sont à notre poursuite n’est pas invraisemblable du tout. Ils doivent à l’heure actuelle être animés d’une haine féroce contre nous. A la fin du procès à Tchiong, leur chef m’avait demandé de venir soigner les blessés. Le Père Goré m’avait prié de n’en rien faire. Il m’avait dit que les Thibétains ne connaissant pas la charité, soigner un blessé c’est avouer qu’on a eu tort et que le procès recommencerait à notre désavantage. J’ai donc refusé. J’aurais pu recoudre le front du premier, amputer le bras du deuxième, donner de l’opium au troisième pour soulager ses souffrances mais je suis presque content de ne pas avoir à le faire. Après avoir festoyé tard dans la nuit, je ne dors que d’un oeil. Finalement, nous arrivons sans incident à la grande maison du Kangonpun de Dong. La maîtresse de maison se jette aux pieds du Père Goré en pleurant et en jurant qu’au fond du coeur elle était toujours restée chrétienne et qu’elle disait régulièrement son chapelet! Quelque peu réconcilié, le Père la relève paternellement. Le roitelet nous déclare qu’il a préparé une fête pour le lendemain et qu’il nous donnerait une escorte de vingt hommes armés d’une mitrailleuse pour nous conduire à travers le mauvais vallon de Dong jusqu’à Atundze. Le Père Goré est sceptique… mais enfin nous passons encore une journée à boire et à manger, du mouton cette fois-ci. Le lendemain, nous partons. L’escorte nous attend, paraît-il, au village situé plus haut dans la pente. Nous y trouvons deux hommes; un vieux ayant pour seule arme une grande boîte à amulettes et son compagnon, aussi pittoresque qu’inutile: c’est un grand jeune homme vêtu d’une longue robe crasseuse, qui lui descend presque à la cheville, sans ceinture, ses longs cheveux retenus par une ficelle. Ce doit être un esclave. Il est armé d’un petit fusil thibétain à mèche d’amadou. Je demande au vieux où est l’escorte : «C’est nous, me dit-il fièrement!» — «Mais tu n’as même pas de fusil!» — «Je n’ai pas de fusil, mais j’ai une bouche, répond-il. Si nous rencontrons des brigands je leur dirai que vous êtes de braves gens, qu’il ne faut pas vous faire du mal…» Je ne sais pas si je dois éclater de fureur ou de rire. Quant au Père Goré, il est franchement furieux. «Le sale menteur, me dit-il… Eh bien, une fois de plus nous allons nous confier au Saint-Esprit.» Pour mon compte. i’aurais préféré quelques hommes bien armés pour traverser le vallon de Dong, mais comme je n’ai pas envie de revoir le Kangonpun, nous nous mettons en route. Parvenus à l’entrée du vallon, je propose au Père Goré de me laisser prendre 100 mètres d’avance et au cas où il entendrait des coups de feu, de retourner à Dong. Je pars donc en avant, descends de cheval car je me sens plus sûr à pied, en cas de fusillade. Au bout d’un moment, les deux hommes de notre escorte me rattrapent en courant et le vieux me met en garde, me disant qu’il ne faut pas aller ainsi tout seul, que c’est dangereux. Je lui fait remarquer qu’eux – chargés de notre sécurité – se tiennent prudemment à la queue de la caravane. – «Eh bien, dit-il après un moment de réflexion, nous irons en avant les trois.» Alors nous voilà repartis. Le jeune homme qui a allumé la mèche de son fusil souffle dessus de temps à autre pour la tenir bien allumée, fouillant de son regard les ro-chers. Il semble vraiment bien décidé à se battre. J’ai le parabellum à la ceinture, à portée de la main. Des tombes disposées le long de la route rendent le lieu plus sinistre, malgré la beauté du paysage. Nous sommes séparés du fleuve Mékong par une arrête rocheuse : la pente est douce et un torrent coule lentement. Sur ses rives croissent quelques buissons et de rares arbres.Je n’oublierai jamais le moment où, arrivés au col, je vois à mes pieds la vallée d’Atundze, le bourg, la caserne rleç soldats. la lamaserie, la sécurité. Quelques jours plus tard, dans la belle église de Tsechung, devant la crèche, le Père Goré et moi avions à remercier un Enfant de nous avoir permis de venir assister à son anniversaire. Robert Chappelet NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc misssionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absoluement vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et paru aux éditions « MONDIALIS » www.editionsmondialis.com