EPOPEE FERROVIAIRE – CHINE-VIETNAM
L’ancien «train des Français» donne aux voyageurs téméraires l’occasion d’une plongée insolite parmi les ethnies aborigènes. Inconfort garanti, mais paysages spectaculaires pour amateurs d’authenticité et de littérature.
Quand on préfère être «voyageur» plutôt que «touriste», mieux vaut choisir la Chine du Sud-Ouest plutôt que Pékin, pour découvrir l’Empire du Milieu. Non loin des frontières birmane, laotienne ou vietnamienne, cette Chine méridionale est celle des ethnies, des deltas, des contrastes. Jungle tropicale vers Jinghong, montagnes tibétaines enneigées autour de Wang… Une Chine où l’on va à la rencontre des peuples et des paysages plutôt qu’à la découverte de monu¬ments. Et qui a pour centre névralgique Kun¬ ming, dite «la ville de l’éternel printemps», ou la «ville au-dessus des nuages».
Vous êtes donc à Kunming, au Yunnan. Grâce à un tour-opérateur efficace, vous avez une chambre avec eau chaude tous les jours. Vous n’avez jamais à utiliser les toilettes publiques qui se résument à une tranchée où chacun se soulage en contemplant, à un mètre sous lui, les excréments de ses prédécesseurs. Vos bus sont climatisés et les suspensions en bon état, Vous n’avez pas as¬sisté au spectacle de l’abattage des chiens sur les marchés. Et vous avez même pu donner de vos nouvelles grâce à un e-mail mis parfois à votre disposition par votre hôtel. Exceptionnel? Oui. Mais possible, puisque la spectaculaire province du Yunnan a choisi d’être une vitrine pour les étrangers et qu’elle fait des efforts énormes en matière de tourisme.
Comme tout voyageur digne de ce nom, vous avez mis dans vos bagages quelques ouvrages avant de partir. Dont ceux de Lucien Bodard sur son père, vice-consul de France à Kunming dans les années vingt. Un Bodard flamboyant, cynique, cru, passionné par une Chine violente, bruyante, imprévisible, colorée et sale que vous avez à peine côtoyée.
D’où l’envie de monter dans ce train qui va mettre deux à trois longs jours pour parcourir 900 km et arriver au Vietnam par une frontière hautement chargée d’histoire. Certes, depuis un peu plus d’un an, il existe un train «direct» qui rallie deux fois par semaine la Chine au Vietnam, mais il traverse de nuit la partie la plus spectaculaire du trajet, entre Kayuan, au sud de Kunming, et LaoCai, à la frontière du Vietnam. Or, pour rien au monde, vous ne voudriez rater la «beauté du paysage (…), une incohérence de préci¬pices et de montagnes ce défi permanent au vertige», décrit par Bodard dans son Vice- Consul. Vous rejoignez donc Kayuan en bus, puis, un oeil à la fenêtre, un autre sur le livre de Bodard, entre réalité d’aujourd’hui et romanesque d’hier, vous voilà en route pour une aventure à 30 km/h.
Un train chargé d’histoire
Bodard raconte dans son livre comment les colons français, installés confortablement au Tonkin au début du siècle, rêvaient secrètement de faire subir à la Chine le même sort qu’au Vietnam. Sans parler de leurs ambitions d’exploiter une région ou l’étain et le pavot semblaient assurer un avenir commercial facile. La construction du train entre Kunming et Hanoi, achevée en 1910 au prix d’efforts surhumains, fut donc l’heure de gloire de Monsieur le Vice-Consul. Mais elle ne dura pas. L’étain se révéla de piètre qualité. Le pavot fut interdit par la Société des Nations. Mao entama sa Longue Marche. Et la présence française dans la région se limita à des parades dans des gares. Pis: ce chemin de fer fut utilisé contre les Français pour ravitailler Hô Chi Minh pendant la guerre d’Indochine!
Reste que le train a toujours une importance stratégique aux yeux des Chinois. La frontière avec le Vietnam reste très contrôlée. Elle fut un lieu décisif lors de l’invasion japonaise de 1939 et, plus récemment, lors du conflit sino-vietnamien de 1979. A la gare de Kayuan, devant un personnel pléthorique, les bagages sont donc passés dans un sas de contrôle. Et des policiers montent à bord, chargés de surveiller les voyageurs. Et d’empêcher les (très rares) touristes de prendre des photos de lieux encore considérés comme stratégiques. La Chine communiste veut bien s’ouvrir à l’économie de marché. Mais pas à ses traditionnels frères ennemis voisins.
Le train s’ébranle. Et les étrangers se débrouillent pour oublier qu’il y avait, jadis, non pas une, mais quatre classes dans ce train colonial. De celle où «s’entasse la gueuserie asiatique, une couche de haillonsmêlée de cochons» à celle des «wagons antiques au luxe de l’Orient-Express pour Mes¬sieurs les Blancs, tous en tenue coloniale (…), avec parfois un itnportantissime personnage chinois entouré de soldats.»
Les ventilateurs vont brasser de l’air chaud et des mouches pendant des heures. Sans jamais rafraîchir la température qui, aux abords de la frontière vietnamienne, grimpe à près de 40 degrés au printemps et en été. Cela dit, en dehors de visiteurs étran¬gers intrépides, personne ne songe à passer de longues heures dans ce train de commis voyageurs. On monte et on descend à chaque gare pour rallier de petits villages où l’on va échanger de quoi survivre.
Avec tes canards etlLes poules
Selon les arrêts et les jours de marché correspondants, les wagons de tête sont simultanément envahis de sacs de riz, d’ananas ou de gingembre. Des dizaines de canards ou de poules compressés dans des paniers en osier prennent la place de fagots de bois ou de tissus colorés. Pendant quelques heures, vous croulez sous les poteries que votre voisin amène au marché. Plus tard, il vous faut éviter de glisser sur des anguilles qui ont sauté d’un seau en émail qu’on va troquer contre un venin de serpent aux ver- tus thérapeutiques. Ailleurs, des sacs d’ail disparaissent sous les sièges.
«A chaque convoi surgit la Chine sous forme de la foule», écrivait déjà Lucien Bodard. Rien n’a changé de ce côté-là. Qu’importe, puisque «la Chine sous forme de la foule», cela veut dire aujourd’hui une fête folklorique chatoyante, un incessant ballet, là sous vos yeux. Des Miao, des Hui ou des Yao rivalisant d’inventivité dans leurs coiffes ou leurs costumes ethniques. La Chine des gardes rouges a bien tenté de nier cette réalité- là. Mais le pays est grand, le Sud-Ouest lointain, et les cou¬tumes si fortes. Résultat, dès que la bande des quatre a été chassée, toutes les ethnies — elles représentent plus d’un tiers de la population du Yunnan (16 millions) — ont ressorti leurs costumes traditionnels. Et les portent jour et nuit avec fierté.
Vous observez de près «la jupe aux cent plis» des femmes miao: des dizaines de mètres de tissu que l’on a brodé puis plongé dans l’eau et séché au soleil pour en assurer la tenue. En guise de pantalon, on noue des mètres de bandelettes brodées autour des jambes. Pas de bouton ni de couture et un tablier en guise de cache-sexe. Beaucoup de couleur, peu de bijoux mais aussi une odeur de crasse parfois insupportable. Mais comment faire dans ces régions où quasiment personne ne connaît l’électricité ou l’eau courante? Les porte-bébés font aussi la fierté des Miao. Dragon, papillon, buffle ou pois- son brodés sont symbole de succès, de fertilité ou de pluie.
On dit qu’autrefois les Miao avaient une écriture qu’ils ont perdue en se déplaçant et que la broderie remplace leur langage.
Dormir, rêver, manger… Tout au long du parcours, chacun cherche à oublier l’inconfort du train, indifférent souvent à la beauté des paysages. Car on est là pour faire du commerce, par nécessité, pour survivre. On somnole, on joue aux cartes. Personne n’ouvre un livre ni un journal. Entre les difficultés de communication dans ces hauts plateaux et la Révolution culturelle qui envoyait les intellectuels aux champs, qui aurait pu apprendre à lire ici?
Mais manger est un sport que les Chinois aiment pratiquer. Manger tout le temps, manger parce qu’on craint d’avoir faim, manger de tout. Dans les wagons, des hô¬tesses proposent continuellement des fruits secs, des galettes, du riz trempé dans un peu d’alcool blanc. Et puis, à chaque arrêt, de véritables petits restaurants surgissent de nulle part. On vient pour le train. Il y a si peu de commerce à faire dans la région. Et on plie bagage dès son départ.
Comme partout en Chine, des reliefs de repas jonchent donc le sol à intervalles réguliers. Mais, à la différence de bien d’autres lieux publics, ici, on fait le ménage. Toutes les deux heures, une employée passe donc balai et serpillière. Tandis qu’une de ses collègues se charge de remplir votre bouilloire d’eau chaude. Non sans avoir pris le risque de se brûler à l’immense chaudière à charbon qui se trouve au milieu d’un train cahotant parfois comme un navire pris dans une tempête.
D’improbables gares à la française ont survécu malgré le temps. On se frotte les yeux devant de petits bâtiments du début des chemins de fer de la vieille France pro¬vinciale. On tente, vainement, de com¬prendre le moindre panneau d’information. Dépité, on se replonge alors avec curiosité dans les souvenirs de Bodard. «A chaque ar¬rêt, le chef de gare venait saluer mon père, lui rapportant toujours les mêmes bruits sinistres sur des bandes armées… Que de fois chacun d’eux n’a-t-il été assiégé, soumis à des ultimatums à la chinoise, terribles. Les brigands demandaient une rançon proportion¬nelle au rang des otages (…). Mais tout cela entrait parmi les fiais généraux de la Compa¬gnie! Parfois on restait longtemps (.,.) à at-tendre le convoi venant en. sens inverse. Alors se pointait quelque curé et ses ouailles qui criaient: «Vive Jésus et vive la France!» Tou¬jours ce burlesque mêlé à cette Chine, sur fond de tragédie.»
Une tragédie humaine
Le vrai tragique de l’histoire de ce train, on n’en prend conscience qu’à la hauteur de la région de Namty, là ou le fameux pont en arbalé¬trier enjambe une passe impressionnante. 12 000 personnes ont trouvé la mort entre 1903 et 1910 pendant la construction de la ligne. Et nombre d’entre eux périrent à construire les 107 viaducs et 155 tunnels de la section Kayuan-Lao Cai. Les travaux furent pharao¬niques. Il fallait faire sauter la montagne à la dynamite, enlever les débris à la main, creuser des tunnels infinis. Les matériaux arrivaient en jonque sur les fleuves, étaient transportés à dos d’âne ou d’homme. Et le comportement des colons fut sans vergogne.
«On s’adressa à des jauniers (…) des fournisseurs de viande humaine, pour recevoir finalement des coolies qui refusaient d’atta¬quer le roc car ils craignaient de blesser le gé¬nie de la montagne et préféraient s’échapper et finir dévorés par les fauves. (…) Dix ans d’enfer (..). Au bout de tout cela, quand la ligne a été achevée, il y eut des repas d’amitié franco-chinoise entre les petits Français secs qui étaient les directeurs et des mandarins vê¬tus de soie (…). Et les milliers de morts ne fai¬saient que quelques mots dans les journaux anglais de Shanghai.»
On atteint Lao Cai à la nuit tombée. Le personnel chinois ne va pas plus loin, mais se réjouit de cette nuit d’escale dans cette ville frontière pleine de lumière, de bars et de trafiquants en tout genre. A moins d’un kilomètre de la gare, au-delà de la rivière, c’est le Vietnam. On choisit de franchir le pont et la frontière à pied, et dans une cohue indescriptible entre vélos et charrettes chargées de marchandises. Le lendemain, le train est toujours aussi lent, le confort toujours aussi sommaire. En se rapprochant de Hanoi, jeans et minijupes rempla¬cent les costumes des ethnies cousines du Tonkin. Mais de nombreux passagers ten¬tent de communiquer avec vous. Et tous vous félicitent d’avoir choisi d’être des «voyageurs» plutôt que des «touristes». Le temps d’une épopée ferroviaire.
n°23 • 10.06 2001
Christine Saramito (n°23 • 10.06 2001)
dmc