LA LONGUE MARCHE (1) ET LES LEPREUX
LA «LONGUE MARCHE» ET LES LEPREUX – UN ÉPISODE D’après une traduction de Mgr A. Lovey
C’était le 29 mai 1935, mercredi des Rogations, veille de l’Ascension. «Nous sommes entourés de communistes qui battent en retraite» avait écrit à sa mère, en Italie, le Père Epiphane Pegoraro. Et c’était vrai!
La communauté franciscaine de Moximian (Xikang), malgré la menace toute proche, suivait son horaire habituel en toute sérénité. La léproserie, qui était l’objet de tous ses soins, entretenait sève et énergie et maintenait chacun dans son idéal évangélique. Les quatre missionnaires Franciscains récitèrent les Laudes dans leur petit oratoire, les prêtres les lisant dans leur bréviaire, les frères laïcs récitant des Pater. Puis, après leur méditation, à l’aube, ils se rendirent à la léproserie.
Les Franciscaines Missionnaires de Marie y avaient déjà réuni les cent-vingt-cinq lépreux qui priaient devant l’image du Christ-Roi. On y célébra la messe de la vigile de l’Ascension. Le prêtre prononça l’oraison qui semblait avoir été composée pour l’heure: «… vu que, dans nos afflictions, nous nous confions à Toi, puissions-nous être toujours défendus sous Ta protection…»
Le symbolisme liturgique était d’une réalité étonnante avec une dimension transcendante. Les assistants, plongés dans le sacrifice non sanglant du Christ, demeuraient dans une tension spirituelle et se remplissaient de force. Ils revivaient la solennité de l’Ascension du Seigneur, sur le Mont des Oliviers: «Moi, je m’en vais… Père, l’heure est arrivée… Garde en Ton nom ceux que Tu m’as donnés afin que tous soient un comme nous… Moi, je viens à Toi!»
«Ite, missa est!» L’assemblée se sépara et chacun partit à ses occupations. Ce fut la dernière Eucharistie à laquelle participa le Frère Pascal. Ce missionnaire ignorait que cette communion était son Viatique. Sa propre messe, son sacrifice commençait, ou plutôt allait continuer.
L’infirmier franciscain, le Frère José Andreatta, note spécialement dans sa déclaration: «Les religieux, les religieuses et les lépreux s’approchèrent avec une grande ferveur de la sainte Communion, demandant à Jésus force et courage en cette heure grave. C’était, en effet, l’heure où nous fûmes appelés à affirmer notre fidélité au Seigneur, non par des paroles, mais par des actes…»
Et la tragédie frappa à la porte de la léproserie, à neuf heures. C’était la dernière étape de la vie de notre Frère Pascal; elle commençait dans une violente frayeur.
On entendit des coups de feu et des cris qui profanaient le silence sacré de notre vallée. Les détonations se répercutaient contre les rochers des hautes montagnes provoquant des échos, tels des soupirs plaintifs, dans le calme harmonieux de la nature majestueuse. Les hurlements des soldats se mêlaient à ce tintamarre. Les coups de crosse des fusils communistes brisèrent la porte du petit couvent franciscain. Ses montants volèrent en éclats. Les Pères Albiero et Pegoraro se présentèrent à la grille; le Père gardien, comme Jésus, demanda: «Qui cherchez-vous?»
Les soldats, pointant leurs fusils avec un air menaçant, entrèrent, et se dispersèrent. Seuls les deux prêtres se trouvaient au couvent tandis que les deux Frères étaient à la léproserie; tous deux furent arrêtés dans leur modeste demeure et emmenés par des miliciens maoïstes à la résidence des Soeurs, à 500 mètres de là, 500 m d’incertitude et de frayeur.
Et les tirs reprirent, et les portes de la résidence des Franciscaines sautèrent pareillement. A l’intérieur de la léproserie, on vaquait aux occupations habituelles quoi-qu’avec méfiance. Le personnel du sanatorium, en fuite ou caché dans la montagne, était absent. Il ne restait là que trois religieuses et le Frère infirmier pour prendre soin des 125 lépreux.
Le Frère Pascal, artiste sculpteur, aidé par le jeune Antoine Yu, travaillait de son côté. Les ordres du chef de la milice étaient catégoriques: tous les missionnaires de-vaient être interpellés et ils devaient se réunir devant le porche de l’église. Les soldats pointaient fusils et pistolets. Il ne manquait que Frère Pascal. Que faisait-il? Il res-tait tout à fait étranger à ce vacarme, concentré sur sa sculpture, sa «dernière oeuvre», comme il l’avait dit peu auparavant à son Supérieur. Monté sur un échafaudage, il faisait quelques retouches à sa «Madone de la Consolation» qui portait déjà sa signature.
Pourquoi «la Vierge de la Consolation»? Avait-il besoin de «consolation»? Peut-être que, dans cette phase au sein de sa vie spiri-tuelle, se retirait-il dans l’unique refuge, l’unique remède, l’unique consolation: la Mère. Sa mère selon la chair avait été la source de sa vocation missionnaire parmi les lépreux; la Mère de Dieu était aujourd’hui son ultime refuge.
En dépit des bruits et des menaces de ces dernières heures, il conservait, comme à l’accoutumée, un esprit parfaitement serein, une simplicité naturelle et une résolu-tion ferme quant à ses projets.
D’une modestie très franciscaine, son visage reflétait une certaine timidité, mêlée à une aisance spontanée. Sûr de Dieu, il ne craignait rien. Il descendit posément de son échafaudage et se présenta devant son Supérieur comme s’il ne se passait rien: «Me voici!» dira-t-il comme Jésus au moment de se livrer aux soldats.
Les communistes volèrent les montres et autres objets que les missionnaires avaient sur eux… et leur chef exigea des captifs qu’ils abandonnent la léproserie. Les missionnaires s’y refusèrent catégoriquement. Comment laisser les lépreux sans la moindre assistance? Comment déserter la mission à eux confiée? Les soldats insistèrent et finirent par perdre leurs bonnes manières. Ils menacèrent, lancèrent des défis agrémentés d’insultes grossières. Et, des paroles, ils passèrent aux actes. Ils frappèrent certains, crièrent des sarcasmes, puis envahirent les dépendances du cabinet médical, l’église, la pharmacie, les magasins, l’infirmerie: «Tout fut envahi par une horde de barbares qui volaient et cassaient tout» comme en témoignera le Frère infirmier, José Andreatta.
Les insultes les plus grossières furent pour Soeur Gertrude, religieuse de nationalité chinoise; elle fut même frappée «parce que, selon le même témoin, elle s’était engagée à servir des étrangers et des gens d’une autre religion que la sienne». Elle fut profondément humiliée; les yeux du chef communiste brillèrent de convoitise; sa bouche haletait. Le P. Placide Albiero, Supérieur de la communauté, voulut la défendre. A sa hardiesse répondit un coup de crosse sur la tête qui l’étendit brutalement sur le sol. Le Père saignait. Ce fut le premier sang versé. Tous furent frappés d’une façon ou de l’autre. Soeur Gertrude, blessée à un pied, tomba à terre et le sang de la missionnaire chinoise se mit à couler aussi.
Les soldats essayèrent de séparer les missionnaires, mais la communauté franciscaine fit corps. Les religieuses, craignant le pire, s’agrippèrent fortement à leurs frères en religion. Tous les sept ne formèrent qu’un seul bloc: «Père qu’ils soient un!» avait dit Jésus. Tous crurent que l’heure du sacrifice était arrivée. Les deux prêtres donnèrent l’absolution générale devant l’imminence du sacrifice.
Cette scène se déroula sous le porche de l’église de la léproserie; à l’intérieur, les anges sculptés par Frère Pascal furent témoins de ces violences.
Petit à petit, en raison des cris et des coups de feu, les 125 lépreux sortirent de leur retraite; les plus jeunes se précipitèrent pour défendre leurs bienfaiteurs. Un cri sec, impérieux, résonna et une décharge de fusil s’abattit sur les lépreux sans défense. Il n’y eut que des blessés; deux jeunes tombèrent dans leur sang: Antoine Yu, tertiaire franciscain, et François Wang; le premier n’avait que 15 ans et le second avait été baptisé un mois auparavant. Les soldats furent vaincus par la fermeté des missionnaires et le courage des lépreux.
Aussi décidèrent-ils d’enfermer Frères et religieuses. Ils choisirent un petit local qu’ils venaient de saccager, à une vingtaine de mètres de l’église: la pharmacie. Cette pièce était d’ailleurs plus une grande armoire qu’un véritable local. La communauté était prisonnière; portes et fenêtres furent clouées et les soldats montèrent la garde devant les défenseurs de la foi, prisonniers chez eux. Il était midi, la veille de l’Ascension. Les lépreux se réfugièrent dans l’église sans que personne s’en souciât.
Pendant la nuit, dans les ténèbres, les missionnaires entendirent fréquemment «Yao sha!», c’est-à-dire: «Il faut les tuer!»
(à suivre)
(Texte écrit à partir de la traduction de l’espagnol par Mgr A. Lovey, prévôt du Grand-Saint-Bernard, à Martigny, en juin 1991)
Zhonglian No 46 – GSB 1994/2