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LA LONGUE MARCHE (2) ET LES LEPREUX

Une communauté de Pères franciscains et de Soeurs .franciscaines missionnaires de Marie dirige, dans la Mission du Thibet, une léproserie de 125 malades.
Les troupes communistes de la Longue Marche, commandée par Mao Tsé-toung, envahissent la léproserie et menacent de mort les Pères et les Soeurs.

Un épisode (suite)    D’après une traduction de Mgr A. Lovey

En ce matin de l’Ascension 1935, Frère Pascal ne put se rendre à son rendez-vous quotidien avec le Seigneur, dans son petit oratoire. Il priait auprès de ses compagnons, apôtres de l’Evangile. La communauté francisciane de la léproserie de Moximian attendait à tout instant notre soeur la Mort: chacun entrevoyait le martyre tant désiré. II y avait plus de douze heures qu’ils étaient enfermés dans cet espace minuscule, sans pouvoir bouger, ni même boire quelques gouttes d’eau; seule la prière les soutenait.

Vers 3 heures du matin, une clé grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit. C’étaient les mêmes soldats commandés par un nouveau chef; ils brandissaient des torches qui illuminaient le local et les visages de tous. Les soldats portaient des casques marqués d’une étoile rouge et d’un insigne noir représentant la faucille et le marteau. Les yeux vifs et petits de Frère Pascal brillaient. Il éprouvait une paix qui l’enveloppait et l’envahissait entièrement. Il attendait la rencontre définitive avec Jésus, au-delà de la croix, en ce jour de l’Ascension, gage de sa propre ascension. Dans son adhésion à la volonté divine, il cachait une recherche inconsciente de la transcendance du martyre.

Le chef donna l’ordre de gagner le village de Moximian. Abandonnés aux mains du Seigneur, les missionnaires décidèrent de suivre les soldats. Ils étaient convaincus que leur martyre était imminent; ces sept apôtres de l’Evangile, avant-garde chrétienne, accomplissaient un pas décisif vers l’infini.

La procession des torches commença. telle une danse rituelle en ouverture du sacrifice. Ils sortirent de leur pharmacie-prison: on mit les menottes aux Frères, mais pas aux religieuses. A la lumière des torches, on distinguait les lépreux qui pleuraient derrière leurs fenêtres. Leurs pauvres mains faisaient des gestes d’adieu. Personne n’avait pu dormir. Frère Pascal était arrivé à la léproserie depuis un peu moins de cinq ans.

Comme le Jeudi-Saint, Jésus, les mains attachées, entouré de to¬ches, sortit du Jardin des oliviers par le chemin de la Tour Antonia, ainsi les missionnaires franchirent le portique de l’église où ils avaient été maltraités la veille. Les anges sculptés par Frère Pascal les virent passer; la Madone de la Consolation leur donna du courage.
D’un pas lent, solennel, avec noblesse, ils prirent le chemin du village, dans le silence de la nuit. Il pleuvait. Les montagnes donnaient l’impression de pleurer. Les torches luisaient comme des lucioles zigzaguant dans l’amphithéâtre des hautes montagnes qui cernaient la vallée. C’était le pas d’une marche héroïque semblable à l’introït du sacrifice qu’ils attendaient, tout en foulant la terre spongieuse trempée par la pluie.

Il leur fut difficile de traverser le torrent très grossi par les pluies du printemps. Ce furent sept kilomètres de difficultés et de souffrances. surtout pour les religieux qui avaient les mains attachées. Avant l’aube de ce jour de l’Ascension, ils furent contraints par les soldats d’entrer dans une maison qu’une famille chrétienne avait désertée pour fuir les exactions de la Longue Marche communiste.

Cette maison était occupée par des soldats. En voyant arriver les missionnaires, ils les couvrirent d’insultes. Puis les prisonniers fu-rent conduits au siège du com-mando communiste du village pour y subir un premier interroga¬toire; après quoi, ils furent ramenés dans cette maison, â un kilomètre du village.

Une sentinelle armée la gardait. Les soldats se partagèrent des effets des missionnaires et le butin rapporté de la léproserie. Le Père Albiero souffrait. Sa plaie à la tête et les mauvais traitements l’avaient mis dans un piteux état. Il souffrait aussi de voir ce qu’il advenait de son oeuvre missionnaire.

Sur le soir, la nouvelle se répandit que le Commandant suprême arrivait; les missionnaires furent de nouveau transférés au village. Parmi les troupes qui préparaient l’arrivée du commandant suprême se trouvait un Européen, Otto Braun, conseiller politico-militaire du Komintern au sein de l’Armée rouge de Chine.

Frère José Andreatta dira qu’il était le véritable chef de cette horde Russe communiste, il donnait des ordres et dirigeait, comme lieutenant, les opérations militaires.

Les missionnaires furent conduits devant le président communiste en personne, Mao Tsé-toung. Les pommettes larges, la figure ronde, Mao avait 42 ans. Il était dans toute sa force. Il sourit et parla avec respect en français. Dès le début, il montra qu’il était ennuyé de parler en chinois avec ces étrangers. Peut-être voulut-il que cet interrogatoire, mené devant les soldats, restât secret. Le Père Pegoraro était un bon interprète. «Que de questions! écrira plus tard Frère José Andreatta. Que d’explications demandées! Pourquoi nous trouvions-nous ici? Quel était le but de notre activité?…»

Le Père, avec un tact parfait, exposa au généralissime les bienfaits de l’Eglise catholique auprès des lépreux. Mao Tsé-toung écouta les captifs avec bienveillance. Cependant, durant ce minutieux interrogatoire, il se rendit compte que les missionnaires étaient italiens. Du coup, il changea de visage et d’attitude. Il les accabla de reproches, les accusa d’être les émissaires du fasciste Mussolini, propagandistes de l’impérialisme européen en vue de dominer la Chine…

LA PREFERE DE FRERE JOSEPH

Il déclara terminé l’interrogatoire et se retira dans son quartier. Les sept missionnaires restèrent à la porte avec la sentinelle. Une femme vêtue en officier, notera Frère Andreatta, s’approcha de nous et nous dit en français: «Que les dames n’aient aucune crainte; elles ne seront pas molestées!» (Elle faisait allusion aux trois reli-gieuses). Alors le Père Pegoraro lui raconta ce qui s’était passé à la léproserie. Emue, elle s’éloigna silencieuse; peut-être comprenait-elle la perfidie de la cause qu’elle servait et en éprouvait-elle du dégoût!

Bientôt, le général Mao apparut à nouveau. Faisant preuve d’humanité, il énonça la sentence: «Tous, à l’exception d’un seul, sont libres!»
Tous, moins un? Qui est-ce? Les religieux, à l’envi, se présentèrent volontaires. Le P. Albiero, supérieur, dit que c’était son devoir d’être le prisonnier volontaire. Frère Pascal intervint, suppliant le général de lui permettre de tenir compagnie à son supérieur blessé. Le Père Pegoraro fit valoir que lui, en sa qualité de plus jeune, devait être l’otage. Mao Tsé-toung considéra avec surprise la trempe des missionnaires qui mettaient en jeu leur propre vie: tout prisonnier tremblait devant lui et là tous revendiquaient avec sérénité et fermeté ce choix du martyr.

Alors entra en scène Otto Braun. Cet Européen. haut et blond à la barbe courte, tranchait sur les militaires chinois. I1 murmura quelque chose à l’oreille de Mao qui écrivit un papier et le remit à une ordonnance.

Les sept prisonniers furent reconduits à la maison du village. Le Père Arnaiz qui connaissait bien cette léproserie a rapporté:

«Parvenus à destination, un officier les reçut et lut l’ordre donné par Mao Tsé-toung. Cela fait, il regarda l’un après l’autre les prisonniers et demanda: – «Gancius est l’infirmier de la léproserie. Qui est-ce?» C’était évidemment Frère Andreatta; il fait un pas en avant comme pour dire: «Qu’est-ce qu’il ordonne?» L’officier reprit:
– «L’infirmier de la léproserie et sa femme restent libres pour soigner les lépreux!»
– «Que vais-je faire, moi, avec une seule femme, pour tant de malades?» répliqua le Frère, profitant de l’amélioration de la situation et de l’équivoque sur le mot «femme» qui peut signifier «épouse».

– «C’est bien! Que deux femmes aillent avec l’Etranger» poursuivit l’officier. Puis il accorda la liberté à la troisième franciscaine, ajoutant:

«Les trois autres Européens res-ent prisonniers ici et partiront avec la suite du général Mao Tsé-toung.
– «Ce n’est pas possible! s’écria, interdit, le Père supérieur devant le changement de sentence. On nous a dit que des quatre missionnaires étrangers un seul resterait prisonnier et que les trois autres seraient li¬bres…»
Le chef lut et relut le papier au milieu du plus grand silence. Puis il rugit de colère:
– «C’est clair! Trois otages et un libre!»

A cet instant arrivèrent un médecin et son épouse. Les époux reconnurent les deux Pères qu’ils avaient soignés à Hankou. Le Père Pegoraro leur exposa en anglais leur situation pour qu’ils interviennent auprès de Mao qui s’était contenté d’un seul otage. Les époux répondirent que leur affaire était très difficile car, d’après eux, Mao ne revient que très rarement sur une sentence… De fait, peu après, ces deux amis revinrent avec une réponse négative.

Les prisonniers n’avaient rien pris depuis plus de trente heures. Les soldats leur donnèrent des légumes, une ration de «morisque-ta», du riz bouilli non salé. Ce fut le seul geste humanitaire que put faire le médecin.

Le Frère José Andreatta et les trois religieuses repartirent vers la léproserie. Les deux Pères et Frère Pascal restèrent, dans l’attente d’être échangés contre d’autres prisonniers détenus dans les prisons de Nankin par l’armée de Jiang Jieshi.

«Nous partîmes, écrira Frère José, accompagnés par un officier et une bonne escorte. On nous obligea à marcher rapidement parce qu’il pleuvait; Soeur Gertrude, à cause de blessures aux pieds, ne pouvait avancer sans être aidée. Arrivés à la léproserie, l’officier donna au Frère José une feuille portant la signature du chef commu-niste, papier qui devait nous servir de sauf-conduit et nous permettre de demeurer au service des lépreux et qui devait en outre être montré à quiconque voudrait nous molester.

Un écrit semblable fut affiché sur la porte de la léproserie… Quelle désolation en ces lieux si chers! Des soldats étaient encore occupés à les saccager. La maison des religieuses était méconnaissable; l’église était un dépotoir d’immondices; une forte odeur de pétrole flottait dans l’air; on avait sans doute eu l’intention d’y mettre le feu. Par chance, l’officier qui nous accompagnait fit sortir ces soldats et fermer les portes de la léproserie pour empêcher tout dommage ultérieur.»

Et les lépreux? Comment avaient-ils survécu sans les infirmiers, sans médicaments, sans le personnel de la léproserie?… Vingt ans après ces événements, quelques notes du Père Gonsalve Valls, co¬novice de Frère Pascal, répondent à notre question.

Le soir de l’Ascension, un nouvel acteur chinois de premier plan – qui plus tard eut l’occasion de rendre beaucoup de services à cette léproserie – prit quelques notes dont voici des extraits:
«Lorsque les Rouges emmenèrent captifs le Frère Pascal, le Père Pegoraro et les autres, lui-même, l’auteur, reçut un coup de feu dans la jambe.»

C’était Antoine Yu qui resta très fidèle à la léproserie et demeura un fervent chrétien. Il fut très courageux; il aidait le Frère Pascal dans sa sculpture. Quand il vit que les soldats pointaient leurs fusils sur les missionnaires, il appela les lépreux, effrayés par les coups de feu. Peu à peu, ils se montrèrent avec leur corps difforme et s’efforcèrent de former un barrage pour défendre les détenus étrangers. Des invalides luttaient contre des gens puissants. Ils pensaient que les soldats s’amadoueraient en les voyant. Leur candeur fut vite détrompée. La réponse des soldats fut cruelle. Une fusillade s’abattit sur ces lépreux sans défense et laissa tout le monde atterré. Le jeune Antoine Yu fut blessé, tout comme le néophyte François Wang.

Antoine Yu ne se laissa pas intimider. Voyant que les missionnai¬res étaient détenus, il se chargea de la léproserie. Malgré ses quelque 15 ans, il dirigea tous les travaux. Par chance, nous avons un document qui nous parle de ce jeune tertiaire franciscain qui deviendra un bon serviteur de l’Évangile. Il s’agit des notes du Père Valls. Recueillies de la bouche du Père Foghin, dernier survivant de Moximian qui cependant n’a pas connu Frère Pascal, ces notes précisent qu’il a fortement impressionné les lépreux. Ce jeune boiteux, employé à la léproserie, avait été mis à la disposition de Frère Pascal et travaillait à son art avec lui. En l’observant, il voulut l’imiter. Frère Pascal constata qu’il avait des dispositions pour la sculpture et il lui donna des leçons qui lui firent dépasser le stade de simple apprenti.

GENEVIEVE LA LEPREUSE DE WEIXI

Aujourd’hui, père de cinq enfants, il est maçon de métier et sculpteur amateur quoique véritable artiste. En outre, c’est le catéchiste de toute cette région, mission dont il s’acquitte avec amour.

Quand on l’interroge sur le Frère Pascal, il se répand en éloges et s’émeut jusqu’aux larmes, se félicitant d’avoir vécu avec un saint. Ce qui attirait surtout son attention, c’était les pénitences, la mortification, le travail assidu du Frère. Tout en travaillant, il chantait des cantiques à la Vierge. Tout ce qui restait de lui: instruments de travail, livres de dévotions, discipline, tout cela, il le déposa comme des reliques dans une cachette, avec les ornements et les vases sacrés pour éviter leur profanation.

«Il y a toujours eu dans la léproserie l’un ou l’autre des lépreux auquel il a donné son nom, lors de leur baptême – et son souvenir s’est transmis de l’un à l’autre: ils le nommaient avec vénération.»


Texte écrit à partir de la traduction faite en français par Mgr A. Lovey, prévôt du Saint-Bernard, à Martigny (Suisse) en juin 1991.


Zhonglian N° 46  –  GSB 1994/3   (à suivre)