LA LONGUE MARCHE (4) ET LES LEPREUX
La «longue marche» – un épisode (suite)
D’après une traduction de Mgr A. Lovey
L’automne arriva, un automne gris et orageux. Sous ces latitudes, le mois d’octobre est toujours froid. Frère Pascal pensait aux calmes soirées d’automne en son pays natal, Pègo, si lointain et où cette saison est un prolongement enchanteur de l’été, sans en avoir la rigueur. Pour faire face à la dureté des premiers frimas, la soldatesque arracha tous les bois d’oeuvre trouvés dans l’église; les religieux souffraient de cette profanation du sanctuaire qui tombait en ruine.
Les pieds nus de nos missionnaires s’enfonçaient dans la neige ou s’écorchaient en écrasant les glaçons du sol gelé. Dans leur coeur, jaillissait une prière; une force intérieure leur donnait courage pour la montée ardue de leur calvaire. Dans leur dénuement, ils se sentaient immensément heureux. Toujours en alerte, ils étaient animés par l’espérance de la victoire, résistant pour le triomphe de l’esprit, résolus à conquérir les lauriers du martyre.
De nouvelles aurores unissaient leur prière à la première musique du matin. Les couchers de soleil successifs leur annonçaient l’écoulement des jours avant les derniers rayons sur les cimes neigeuses. Leur esprit, et non plus leurs forces, si faibles!, les soutenait. La prière les maintenait dans la foi. Ils regardaient bien au-delà de ces sommets, avec la force de leur abandon total, avec la bravoure de leur héroïque sacrifice qu’ils pressentaient tout proche. Et ils se prodiguaient en attentions envers les communistes, leurs bourreaux.
Mao Zedong savait qu’il ne pourrait pas tenir tout l’hiver dans ces parages, avec ce froid glacial. Il mit en oeuvre ses facultés de stratège. Il décida de s’orienter vers le nord-est. Il occupa la ville de Yenan dont le vicaire apostolique était un évêque espagnol, le franciscain Célestin Ibanez… L’Armée rouge organisa sa retraite stratégique qui, pour des impératifs topographiques, devait être lente. Mao divisa ses troupes en sections et bataillons qui se dispersèrent dans différentes directions. La Grande Marche se poursuivait en forme de guérilla. Mao, pour sa sécurité personnelle, marchait toujours avec l’arrière-garde.
On mit un jeune officier à la tête d’un des bataillons d’arrière-garde. C’était un bataillon de choc, composé de jeunes recrues inexpérimentées et fanatiques. Son com-mandant était un homme violent et agressif, marxiste maoïste exalté, révolutionnaire au plein sens du terme et bien connu pour sa haine antireligieuse.
Ce jeune officier ne comprenait pas pourquoi le général Mao pouvait respecter la vie des missionnaires qui demeuraient sous sa vigilance directe, en vue d’un éventuel échange ou d’une rançon avantageuse. L’attitude du «Président Communiste» le déconcertait. Comment laissait-on en vie des religieux qui étaient une tare pour l’Armée rouge, ces étrangers qui prêchaient une religion européenne? Sa haine s’accentuait à la pensée qu’il devait les garder dans son bataillon pour un temps indéfini. Il attendait donc une occasion propice pour se défaire des missionnaires, dans le dos du général Mao.
Le moment de l’holocauste arriva dans les environs d’un petit village situé entre deux montagnes et deux rivières, à Liang Hekou. Eux, missionnaires franciscains captifs des communistes de la Grande Marche allaient être sacrifiés par un bourreau cruel, poussé par sa haine de la religion.
Ils se trouvaient là, très loin, bien qu’à vol d’oiseau Liang Hekou fie fût qu’à une soixantaine de kilomètres de la léproserie de Moximian; ils avaient parcouru un long chemin entre marches et contremarches. Les missionnaires étaient parvenus au bout de leur rêve du martyre. Les traces de leurs pieds nus pouvaient rester marquées sur ces kilomètres de misère engendrée par la captivité…
Le moment décisif arriva… et tout fut très simple?… L’officier choisit un piquet de communistes. Entourés de leurs propres bourreaux, les missionnaires avancèrent d’un pas lent, solennel, comme l’adagio d’une symphonie héroïque ou une procession sur une voie sacrée. A leurs pieds, tout là-bas au fond du précipice, bouillonnaient les eaux sauvages de la rivière. De l’autre côté et un peu plus haut, les yeux de quelques rares habitants observaient de chez eux la danse rituelle du sacrifice. Ils seront les témoins oculaires de la scène sacrilège qui allait se dérouler.
Un cri de commandement, tel un rugissement, rompit le silence sacré des hauts sommets. Tous s’arrêtèrent. L’officier fixa son regard furibond sur la pupille brillante et limpide des yeux petits et profonds de Frère Pascal. Le missionnaire de Pègo se mit à genoux; les bras ouverts, dans une attitude suppliante, le religieux regardait vers le ciel bleu. L’officier dégaina son épée courbe et, rompant l’air froid, brandit son arme sur le missionnaire. La tête fut coupée à la racine. Le corps tomba sur la neige blanche, tandis que la tête, sous son propre poids, roula, roula dans le vide jusqu’aux eaux du Dadu.
Le Père Epiphane Pegoraro – a-t-il béni son confrère? – subit le même sort. Il se mit à genoux et très dignement il se prosterna devant le Créateur dans une attitude d’adoration. Le sabre du jeune officier, trempé du sang du premier martyr, coupa la tête du missionnaire de Montecchio Maggiore en Italie.
La tête du religieux, séparée du tronc, saignait sur la neige, à côté du corps du Frère Pascal. Le corps élancé et maigre du Père Pegoraro tomba dans la rivière, suivant la même trajectoire que la tête de son frère dans le martyre. C’était comme s’ils avaient cherché à se réunir à nouveau. Oh! demeurer unis! Voyez! Il est doux, il est bon pour des frères de vivre unis! C’était le 4 décembre 1935.
L’officier barbare abandonna les corps de ses victimes et partit vers une autre destination avec son bataillon. Les martyrs sans sépulture restaient sur place… Un chrétien, témoin de la décapitation sacrilège, tel Joseph d’Arimathie, se hasarda à sortir de chez lui. Il se rendit sur les lieux du martyre et descendit jusqu’à la rivière à la recherche de la tête de Frère Pascal et du corps du Père Pegoraro. Il chargea sur son dos ces saintes dépouilles et les transporta jusqu’à l’autel de l’église pour les réunir de nouveau. Ces corps paraissaient plus âgés qu’ils ne l’étaient en réalité. C’était le résultat de leurs mois de captivité. Le Père Pegoraro n’avait que 37 ans et le Frère Pascal 51 ans.
Puis ce chrétien creusa une fosse, y déposa les pauvres restes et les recouvrit d’un tumulus de terre, selon la coutume chinoise.
La Grande Marche de Mao Ze-dong se termina en décembre 1936. Les missionnaires regagnèrent leurs postes d’évangélisation et les chrétiens sortirent de leurs cata-combes et échangèrent entre eux les nouvelles de leurs expériences de la persécution.
A la léproserie de Moximian parvinrent des rumeurs sur le martyre des deux Franciscains. La nouvelle avait couru de bouche en bouche:
Le 4 décembre 1935, deux missionnaires de la léproserie de Moximian avaient été décapités…
Mais ce ne fut qu’en septembre 1940 que l’annonce officielle en parvint à la léproserie. C’est Mgr Valentin, vicaire apostolique de Kangding, qui l’envoyait, suite à un rapport de son provicaire, le Père Charrier, des Missions étran¬gères de Paris. Le Père Charrier était en effet chargé de l’évangélisation de cette région de l’immense diocèse du Thibet, dont le siège apostolique était à Kangding.
(Texte écrit à partir de la traduction faite en français par Mgr A. Lovey, prévôt du Saint-Bernard, à Martigny (Suisse) en juin 1991.)
Zhonglian N0 46 (fin) (GSB 1995/2)