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LA VENUE DES INNOCENTS-1

Une fois de plus, je me penche sur mon passé. Et une fois de plus, nous nous retrouvons dans la vallée de la Salouen, à la résidence de Tchrongteu. Nous sommes en janvier 1950. M. Emery est à Bahang, chez le Père André. Je suis seul, assis dans ma chambre à l’étage, j’examine notre situation. Pour le moment, cela ne va pas trop mal. Après le massacre à Seking du mandarin communiste et de ses camarades, en novembre passé, par la bande de «l’immortel» Lozong et de ses 150 brigands thibétains, le communisme a pratiquement cessé d’exister dans la vallée.

Ce sont les bandes de bandits thibétains qui sont restées maîtres du terrain.  Puis Lozong a eu la mauvaise idée de partir en expédition de pillage dans le Sud. Au village de Pou-ladi, il a pillé et brûlé l’une des résidences des missionnaires protestants. Puis il a continué vers le Sud, oubliant qu’il se trouvait en territoire de Lissous Noirs. Au bout d’une dizaine de kilomètres, sa bande a été arrosée de flèches empoisonnées, par des tireurs invisibles, qui poussaient des hurlements sauvages. Epouvantés, paniqués, les Thibétains se sont enfuis vers le Nord et n’ont pas beaucoup tardé avant de repasser dans la vallée du Mékong. Les petites bandes qui parcouraient le pays, pillant, volant, molestant la population, n’ont pas tardé à le suivre, les cols risquant à tout moment d’être fermés par la neige. Il n’y a que la bande du Lama qui reste. Le nom du chef de ces treize brigands ne me revient pas… du reste tout le monde l’appelait «Lama». Il se disait Lama de la lamaserie de Chiatchrine dans la vallée du Fleuve Bleu. Avec ses douze compagnons, il s’est installé dans trois maisons, toutes proches de la résidence. Il pourrait quitter la vallée par la piste des gorges de la Salouen, mais pas son butin constitué d’un troupeau d’une trentaine de pièces de bétail, volées bien sûr, qu’il n’a pas l’intention d’abandonner. Alors il a tout simplement décidé d’attendre le printemps. Après tout il n’est pas mal loti : une vie sur le dos de la population et il y a toujours des coins à explorer encore, quelque chose à piller, à voler. Il vient souvent nous voir. C’est un beau jeune homme, qui serait même sympathique sans son mauvais regard, méchant, de ses yeux noirs. Il se montre très amical, souriant, mais ne m’inspire pas la moindre confiance. Côté communiste, cela va aussi. La résidence de Seking est restée longtemps déserte après le grand massacre. Puis, il n’y a pas longtemps, un groupe est venu du Sud : quatre fonctionnaires au rang indécis, une douzaine de soldats et un capitaine. Je suis descendu les voir. Ils ne se sentaient pas du tout en sécurité en pays thibétain et ma présence les a rassurés. Ils m’ont invité à dîner. Ils ne savent pas que faire, ne voulant pas remonter vers le Nord — le Thibet n’est pas encore occupé. Ils ne veulent pas retourner vers le Sud ; ils restent donc là.  Sur les sentiers de la Haute Salouen Leur chef, un nommé Wouang, un homme d’une quarantaine d’années, est très sympathique et agréable. Nous nous quittons dans les meilleurs termes.Le plus jeune — et, d’après le dire des gens, le plus vicieux de la bande du Lama — passe ses jours à l’intérieur de la grande porte de la résidence, peut-être pour nous espionner. Il s’amuse avec son fusil, charge, décharge, nettoie. Ce qui devait arriver arrive : un coup part, traverse le plancher de notre salon-bibliothèque, le plafond et transperse une ardoise du toit. Les chrétiens le mettent en garde : c’est très dangereux de tirer dans la maison de Dieu. Un Thibétain du Mékong l’a fait et il y a quelques années, il a été assassiné en rentrant chez lui. Cela n’impressionne pas notre jeune bandit. Cependant, trois à quatre jours plus tard, il trouve moyen de se loger une balle dans le genou. Sans beaucoup de conviction je parviens à extraire la balle. Pansement fait, je l’abandonne dans son logis. Au fond, je ne suis pas mécontent qu’il y ait au moins l’un de ces bandits hors d’état de nuire ! J’en suis là de mes réflexions lorsque j’entends un pas rapide sur la galerie, et un Thibétain de haute stature s’encadre dans la porte de ma chambre. Il me tend une lettre en disant : «Ce sont les deux étrangers qui m’envoient». Je suis plutôt surpris, car à part les deux Pères, je ne connais pas d’étrangers dans les environs. Je me hâte de prendre connaissance du message en anglais, qui dit : «Nous serons chez vous dans quatre à cinq jours. Nous venons pour contacter nos chrétiens protestants, examiner nos résidences et récupérer des objets de valeur. Nous espérons pouvoir compter sur votre hospitalité et votre assistance.» Signé : Laverne Morse et Francis Bayers. J’ai rencontré le plus jeune des fils de la famille Morse, Laverne, il y a environ six ans, avant qu’il ne parte pour les Etats-Unis pour y faire des études. Il doit avoir 18 ans maintenant. Quant à son compagnon, Bayers, je n’en ai jamais entendu parler. Je m’empresse de leur écrire, leur expliquant que la situation dans la vallée est mauvaise, qu’il y a des brigands thibétains, des communistes, que leurs résidences sont détruites après avoir été pillées et que ce qu’ils ont de mieux à faire est de s’en retourner par le chemin par lequel ils sont venus… Mais je doute fort qu’ils m’écouteront. Je connais les Morse, ils ont une telle confiance dans la Providence, en la protection divine qu’ils n’ont pratiquement peur de rien. Et cinq jours plus tard, je me retrouve dans ma chambre avec les deux yankees autour d’une théière. Laverne n’a pas beaucoup changé : cheveux bruns bouclés, c’est un assez joli garçon, sympathique. Son compagnon est typiquement américain : yeux bleus, cheveux blonds, taches de rousseur. Ils me racontent leur voyage. Le papa Morse est en prison à Kunming, dans une prison communiste, ayant raté le dernier avion qui a quitté la Chine. Ses deux frères sont partis pour la Birmanie du Nord. Bayers et lui sont chargés d’établir la liaison. Ils ont pris l’avion pour Calcutta, puis le train jusqu’à la frontière thibétaine. Et ils se sont embarqués avec une cara-vane partant dans la bonne direction, campant avec les caravaniers, buvant le thé beurré. Laverne parle assez couramment le lissou, mais pas le thibétain. Son compagnon ne connaît que l’anglais… mais enfin ils se débrouillent pas mal. Ils sont arrivés à la frontière thibétaine chez notre voisin, le chef Potzou, qui les a renvoyés au Père Ly. Ce dernier leur a donné quatre porteurs pour leurs bagages et ils sont arrivés chez moi.  Eire armés, aussi important qu’être vivants… Le fait que leurs résidences soient réduites à l’état de tas de cendres ne les impressionne pas beaucoup. Ce sont de parfaits innocents. Il y a des gens qui, après avoir fait un tel voyage, écriraient un livre… Eux n’ont pratiquement rien à raconter : il ne s’est rien passé de grave et ils veulent continuer, aller contacter leurs chrétiens et établir une liaison avec la Birmanie du Nord, c’est certainement faisable. Maintenant, je me trouve devant le problème de l’achemine-ment de leurs bagages. Parmi les gens de Tchrongteu, je sais que personne ne voudra aller vers le Sud à cause des communistes, des brigands. Une rumeur circule sur la venue éventuelle des Lissous Noirs. Non, à n’importe quel prix, personne ne descendra, du reste les hommes valides sont cachés dans la montagne. Alors, ma foi il ne reste que mes deux petites juments — les seules bêtes qui me restent après la tourmente où mes autres bêtes ont disparu — qui devront se charger du transport. Parmi les bagages se trouve une grosse caisse noire, qui m’intrigue. Je finis par apprendre qu’elle contient un grand accordéon-piano dont M. Bayers va nous jouer durant la soirée. Ma foi, il en joue fort bien et les caravaniers thibétains ont dû avoir du plaisir… Le lendemain nous partons de bonne heure. J’emmène Aqui, l’aîné de mes deux garçons Lissous, âgé maintenant de près de 14 ans et comme la route se rétrécit de plus en plus, je l’envoie en avant, pour avertir les voyageurs venant en sens contraire de s’arrêter à des points où il est encore possible de se croiser. Au bout d’une demi-heure environ, il tombe sur le Lama et six hommes de sa bande, qui reviennent d’une expédition dans le Sud. Le Lama lui demande ce qu’il fait là, où il va. Aqui ré-pond qu’il précède deux Américains. Le Lama sursaute violemment. «Des Américains ! Où vont-ils? – Dans le bas.» Le Lama se tourne vers ses hom-mes: «Chargez vos fusils, ils ne passeront pas. Ils ne doivent pas passer. »Il a de bonnes raisons pour cela: c’est lui qui a pillé et brûlé la seconde résidence protestante à Se-king et il craint qu’en apercevant les ruines, les Américains apprennent le nom de l’auteur… Alors les culasses sont tirées, les cartouches poussées à leur place et lorsque j’arrive, un moment plus tard, avec mes deux Américains et mes deux juments, le Lama et sa bande me barrent le passage.«- Ce sont des Américains, demande-t-il? – Oui.- Où vont-ils? – Dans le bas, voir leurs chrétiens et leurs résidences. Je dis cela exprès, avec une certaine ironie.- Ils n’iront pas, dit-il brutalement, ils ne le peuvent pas. – Pourquoi?- Parce que je le leur interdis.» La moutarde me monte au nez :«- Pour qui te prends-tu ? en fin de compte ! Tu prétends être un allié de Chang Kai-chek, tu te bats contre les communistes. Cela c’était le refrain de tous les brigands thibétains à l’époque. Est-ce que tu ignores que les Américains sont les meilleurs alliés de Chang Kai-chek. Ce sont eux qui lui fournissent armes et argent ; et tu veux interdire à deux de ces précieux alliés de voyager librement dans cette vallée ! Tu te prends pour qui?» Il était impressionné… et il ré-pond : «Il y a des communistes là-bas… – Oui, ils le savent, aussi n’iront-ils pas à Seking mais resteront-ils sur la rive gauche.»Cette affirmation le rassure quelque peu, car la résidence qu’il a brûlée se trouve sur la rive droite. Je fais signe à Aqui de continuer avec les juments. Le Lama après avoir tenté de s’y opposer, se ravise. Nous nous asseyons au bord de la piste pour bavarder un moment. Les deux innocents sont enchantés de la rencontre!… Ils sortent leurs appareils de photo, nous mitraillent. Le Lama est tout fier de se faire photographier !Puis, nous continuons. Les deux innocents ne sauront jamais que c’est grâce à ma présence qu’ils n’auront pas poursuivi leur voyage vers le Sud dans les eaux de la Salouen… Le Lama ne les a pas tués parce qu’il aurait dû me tuer aussi. Et pourquoi ne m’a-t-il pas tué ? I1 y a longtemps que je suis dans le pays, je suis devenu une sorte de notable… Enfin, nous arrivons à Pondang où une vingtaine de chrétiens qui ont été avertis attendent le fils de leur pasteur. Je leur remets les deux jeunes gens et leurs bagages, je prends congé et je retourne dans le Nord. Ce qui va se passer, je l’apprendrai plus tard. Les deux Américains et leurs Lissous décident de faire encore un bout de route ce jour-là, jusqu’au village de Liouragang, à deux petites heures de Pondang. Ils s’instal-lent dans la maison d’un marchand sétchouanais, chinois, du nom de Lieou. C’est un homme très aimable, un ami, l’un de mes amis. Il y a plusieurs familles de colons chinois installés à Liouragang. Mais il y a également les cinq brigands, compagnons du Lama, qui sont restés là. Les Lissous, très inquiets, viennent avertir les deux jeunes inno-cents qu’il y a des brigands dans le village et qu’ils viendront certainement les attaquer dès la nuit tom-bée. Bayers, en digne descendant des pionniers de l’Ouest, décide de prendre les devants. Il y a M. Lieou comme interprète et ils sont conduits à la maison où logent les cinq Thibétains, qui les reçoivent aimablement, les font asseoir et leur offrent du thé beurré. Leurs fusils sont appuyés contre la paroi. Avec l’aide de Laverne et M. Lieou, Bayers demande la permission d’examiner une de leurs armes. L’un des Thibétains lui tend son Mànnlischer — fusil allemand — avec le sourire. Bayers fait semblant d’admirer le fusil, ouvre la culasse, glisse une cartouche dans le canon et pointe l’arme sur les cinq Thibétains ébahis en criant : «Hands up». Ils n’ont pas le temps de chercher à comprendre ce que cela signifie… car les Lissous avertis par Laverne se précipitent et les cinq Thibétains se retrouvent ficelés comme des saucissons ! Les deux jeunes sont très fiers de leur coup. Mais ils sont embarrassés de leurs prisonniers, dont ils ne savent que faire : ils en seront débarrassés la nuit même par l’arrivée des Lissous Noirs, auxquels les congénères protestants livrent les cinq prisonniers, ce qui équivaut à une condamnation à mort. Et quelle mort! A Tchrongteu, j’ai retrouvé le Père Emery, qui vient de rentrer de Bahang. Nous ignorons tout des événements du bas jusqu’au moment où, dans l’après-midi, le Lama fait irruption dans le bureau où nous fumons la pipe en échangeant les nouvelles. Il est dans une rage folle, à tel point qu’il a du mal à m’expliquer que ses cinq compa-gnons ont été fait prisonniers par les deux maudits Américains, que j’avais amenés et il me donne l’ordre de descendre immédiatement pour les faire libérer. Je dois d’abord lutter contre le fou-rire, imaginant les deux innocents, armés de leurs seuls petits poignards de boy-scout, faisant prisonniers cinq Thibétains armés de fusils mo-dernes. Puis la colère m’envahit. Il y a longtemps que cela m’énerve, il y a longtemps ! Alors j’éclate en lui disant que je m’en fiche complètement de ce qui arrive à ses compagnons, que les Américains peuvent en faire ce qu’ils veulent, que je ne ferai pas un pas pour les faire libérer, et le Lama repart furieux. Un moment plus tard, le propriétaire de la maison où il loge, qui est un catéchumène, vient m’avertir que les Thibétains préparent une attaque contre moi, car ils sont tellement furieux de mon refus de descendre pour libérer leurs compagnons. Le Lama va donc m’attaquer. Mais comme je ne désire pas que le Père Emery soit mêlé à une bagarre entre les Thibétains et moi, je décide de me retirer dans ma petite ferme du village thibétain, où j’ai l’intention de me rendre seul. Mais j’ai compté sans l’affec-tion d’Aqui, le plus jeune de mes garçons, fils de Lissou, âgé de 10 ans. J’ai beau me fâcher, tempêter, ordonner, gronder… il refuse de rester à la résidence et part avec moi. Au bout de 10 minutes, un Thibétain nous rattrape en courant et m’intime l’ordre de retourner à la résidence, le Lama ayant à me par-ler. Je réponds que le Lama sait où j’habite et que s’il désire me parler, il n’a qu’à venir. Le Thibétain furieux tripote son fusil, mais j’ai la main sur la crosse de mon revolver P-38, ce qui l’empêche visiblement de devenir agressif. Aqui ramasse un joli caillou bien rond et bien plat, décroche la fronde pendue à sa ceinture et me demande poliment :«- Est-ce que -tu permets que je casse la tête à ce vieux chien ? ».J’ai beaucoup de mal à lutter contre le fou-rire, mais je fais semblant d’examiner la question et je réponds :  «- Non, laisse-le aller». Le Thibétain repart en courant. Nous nous installons à la ferme. Rien ne se passe jusque vers minuit, où les chiens se mettent à aboyer furieusement. Je sors pour connaître la raison de ce vacarme et j’aperçois des porteurs de torche qui montent depuis le sentier à travers champs. Je suppose que ce sont les brigands. Je choisis une position stratégique, mon revolver à la main. Aqui a saisi sa petite arbalète, car il est prêt à se battre. Etant un peu endormi, je n’avais pas bien compté les porteurs de torche qui se révèlent être plus nombreux que les brigands, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans la cour, se mettent à crier mon nom et je m’aperçois que ce sont les … notables du pays, tous des vieux. Je les vois tout d’un coup à plat ventre devant moi qui me font la grande révérence. Je suis plutôt surpris ! Et ils m’expliquent: Les Lissous Noirs sont arrivés dans la vallée, dans le bas, et ils vont monter pour brûler les villages, tuer tout le monde. Cela va être une terrible catastrophe et ils me supplient de descendre pour les arrêter. Cela peut paraître ridicule de vouloir envoyer un homme pour en arrêter cinq cents. Mais il y a quelque temps, ils m’avaient supplié de descendre pour arrêter une compagnie de communistes étrangers arrivés dans la vallée. J’étais descendu… Je n’avais pas arrêté les communistes, mais ils ne sont pas montés ! pour d’autres raisons et depuis lors j’ai la réputation d’être capable d’arrêter une armée, au besoin. ROBERT CHAPPELET   (à suivre)