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LA VIE ET LA MORT DE CHICHI POLO-2

En novembre 48, je me trouve au village de Nong-Mong, en Birmanie du Nord, où je suis venu vendre des chevaux. Le voyage serait trop long à raconter, mais enfin nous avons, pour la première fois, réussi à faire passer la chaîne de séparation entre la vallée de la Salouen et le bassin de l’Irravouaddi à une petite caravane de neuf chevaux. Les indigènes Roans, du côté birman, n’ont jamais vu de chevaux, les éléphants non plus…

Nous en rencontrons un petit troupeau qui après nous avoir soigneusement examinés se remettent à arracher les branches aux arbres, à mon grand soulagement.  Maintenant, les chevaux sont vendus. Les roupies sont transformées en marchandises légères à transporter, faciles à vendre en Chine. Je suis l’hôte du préfet, Don-hoc en birman. Un soir à souper il me dit: «Ecoute, j’ai en prison un garçon de chez toi, c’est un voleur.

Je devrais l’envoyer à Phoutao, où la police birmane l’enverrait aux travaux forcés pour un an ou deux. Ce qui m’ennuie, c’est qu’il a sa jeune femme avec lui. Elle est mignonne et je ne sais pas ce qu’elle deviendrait si j’envoyais son mari au bagne… Alors si tu es d’accord, je te le donne, si tu me promets de l’emmener avec toi en Chine.» Je réponds que j’aimerais voir de qui il s’agit. Devant la cabane qui sert de prison, je trouve Amo assise, en train de filer du chanvre. A l’intérieur, il y a Polo, comme toujours très poli, très digne et, pour une fois, calme. Je crains que le passage des montagnes dans la neige ne soit trop dur pour la jeune femme mais Polo me rassure. Et une fois de plus, je change de métier. Je me fais cordonnier: avec des plaques de feutre et de cuir des tapis de selle, je fabrique des bottes pour mes compagnons. Amo m’est d’un grand secours. Elle manie avec adresse ma grosse aiguille de matelassier que j’emporte toujours en caravane. Puis, ayant pris congé des gentils Roans — protestants — et du préfet, nous prenons la route du retour, vers l’Est. Il y a avec moi mon chef muletier Apao, un Thibétain de Tsechong, trois hommes, paroissiens de Bahang: Cyrille, Benoît et Polo, un jeune garçon de Tsechong, Aqui, âgé de 14 ans, et Amo. Tout va bien jusqu’au village de Banangdoum, à mi-chemin. Là, à ma grande stupeur, j’apprends que règne la famine, la récolte de riz a été mauvaise et il ne reste à manger que de la farine de palmier. Comme on ne nous a rien dit lors de notre voyage d’aller, cela m’étonne beaucoup, mais enfin c’est un fait que les gens semblent vivre de cette farine; il s’agit d’un palmier dont l’intérieur du tronc est composé par une masse grisâtre, qui se pulvérise très facilement et dont on peut fabriquer des galettes qui sont loin d’être bonnes, ça ressemble un peu à du caoutchouc… mais ça nourrit. Au dernier village, au pied de la montagne Mongdi, nous passerons la dernière des cinq branches de l’Irravouaddi et là il y aura au moins du poisson. Grande déception: en arrivant au village, nous constatons qu’il est abandonné. Comme les Lissous, en cas de famine, les Roans déménagent avec femmes et enfants dans la forêt, pour y trouver des racines, des tubercules comestibles, qu’ils mangent sur place. Nous sommes dans une très, très mauvaise situation… il y a deux jours que nous n’avons rien mangé, absolument rien. Retourner sur nos pas est exclu, aller à la recherche des habitants de Mongdi, aussi; il ne reste qu’une solution qui consiste à passer la montagne le ventre vide. En arrivant dans la neige, je relève Amo de sa petite charge d’environ 20 kilos et l’ajoute à la mienne, malgré ses protestations. Les hommes portent environ une trentaine de kilos. Moi, j’en avais environ une vingtaine au départ, mais ma charge ira en augmentant. Après avoir franchi une première arête, à environ trois mille mètres d’altitude, nous descendons dans un vallon sauvage où nous allons passer la nuit. En descendant, notre benjamin glisse sur une plaque de glace, fait une chute de quelques mètres et se démet le coude qui est déboîté. Je parviens à le remettre en place; le pauvre garçon souffre passablement, alors je prends sa charge aussi avec les autres hommes; il avait environ 20 kilos. Mais il insiste pour porter au moins le fusil anglais que nous avons acheté. Nous nous installons pour la nuit. La forêt est toute proche, nous faisons un bon feu et à 7 heures du soir il se met à neiger. C’est une catastrophe… s’il continue à neiger un peu fort, nous sommes fichus. Il ne sera pas possible de retourner sur nos pas, ni d’avancer, dans la neige fraîche et sans vivres! Alors nous prions. Nous récitons les prières thibétaines, puis nous promettons sept messes aux âmes du purgatoire. Au bout de deux heures, il arrête de neiger et le lendemain matin le ciel est clair. Nous nous mettons en route vers les trois heures du matin pour une journée qui sera – certainement pour moi et probablement aussi pour mes compagnons – la plus dure peut-être de notre vie: grimper avec de la neige jusqu’au ventre, par un troisième jour sans nourriture. Puis le soleil apparaît et avec lui un nouveau problème pour mes compagnons qui n’ont pas de lunettes filmées, comme moi. Ils s’attachent à la thibétaine de la mousse sur les yeux, qui leur permet de voir au travers, mais ce n’est pas très pratique. Je me fais du souci pour Amo, mais je constate avec admiration qu’elle avance très, très bravement, sans la moindre plainte. Nous nous arrêtons souvent pour souffler, les charges sont terriblement lourdes. Aqui avec son bras enflé fait preuve de beaucoup de courage. Nous atteignons l’arête vers les trois heures de l’après-midi, après avoir creusé un tunnel dans la neige de la corniche. Puis la descente est tout de même beaucoup plus facile; nous nous laissons plus ou moins glisser, notre espoir est d’arriver à la grotte, une grotte que nous connaissons, nous l’avons vue en venant, elle est là à la limite de la neige. C’est une très longue descente. Arrivés à la grotte, nous aurons un abri et du bois. Nous y arrivons finalement vers les sept heures du soir, une journée très, très longue et très, très dure, est derrière nous. Mais nous sommes à l’abri dans une grande grotte, avec du bois tout prêt. Comme c’est le 24 décembre, pour fêter la nuit de Noël, nous allumons un grand feu. J’ai dans les charges un litre d’alcool à 90° que le Père André m’a commandé. J’en verse une tombée dans les bols de thé noir, ce sera notre souper de Noël. L’alcool nous rend joyeux, malgré la fatigue qui est proche de l’épuisement. Nous décidons de monter une crèche: je suis saint Joseph, Amo est la Sainte Vierge, Aqui l’Enfant-Jésus, les quatre autres sont l’âne, le boeuf et deux moutons! Le 25, le jour de Noël, après une descente facilitée par la diminution de la neige, nous arrivons vers deux heures de l’après-midi au premier village Lissou. Comme c’est notre cinquième jour de jeûne, nous nous jetons avec avidité et enthousiasme sur notre repas de Noël, consistant en une énorme polenta accompagnée de courges bouillies.Le 26, j’engage des Lissous pour porter les charges, mes hommes étant très fatigués et nous arrivons à la résidence de Sekkine. L’aventure est terminée, sans les résultats que j’escomptais. Je pensais remonter mes finances, mais il y a eu trop de bonnes volontés à récompenser, trop de cadeaux à faire, mes compagnons sont largement payés. Arno reçoit à sa grande joie une belle casserole en aluminium et une veste de satinette. Bénéfice donc nul, mais j’ai récolté de l’expérience, des souvenirs et j’ai une énorme sympathie et reconnais¬sance pour ces gens Lissous, Roans, Tibétains qui se sont dévoués jus-qu’à l’extrême pour que cette aven¬ture finisse bien.Il me reste à raconter la fin tragique de Polo…  (A SUIVRE…)