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LE MAITRE DES CYMBALES-1

 Le lama sorcier Comme c’est curieux : de tous les tiroirs de ma mémoire, ceux qui s’ouvrent le plus facilement sont ceux qui concernent la Salouen! C’est donc dans la vallée de ce fleuve que j’aimais que je vais retourner, plus exactement au village du Peudjrong — ce qui veut dire village thibétain.Un profond ravin le sépare du village de Tchrongteu, ce qui veut dire village d’en haut.

C’est là que dans les années 1932—33, le Père Génestier réalisa un vieux rêve: construire une belle église à deux clochers, dédiée au Sacré-Coeur, une grande résidence et des bâtiments annexes. Le Père Emery en sera le dernier résident, puis les copains à Mao vont tout démolir.

A la place de la belle église il y a aujourd’hui un terrain vague… Mais mon histoire commence en 1931, deux ans même avant que la Mission du Saint-Bernard ne quitte la Suisse. A l’époque habite au Peudjrong un Thibétain d’une trentaine d’années, grand, maigre, du nom de Djidjrou. Son visage est de ceux qu’on souhaite ne jamais plus revoir!

Son expression dégage un profond dédain, voire du mépris pour ses interlocuteurs, qu’il fixe d’un regard insolent et perçant. Quand il vous pose des questions, sa moue laisse voir clairement qu’il n’a pas l’intention de croire un seul mot de la réponse que vous lui ferez. Sa démarche et ses gestes sont mesurés, étudiés, car Djidjrou est un lama du monastère établi à une demi-heure, plus haut, que la résidence de Tchrongteu. Ces moines appartiennent à une sous-secte non réformée, qui n’est pas tenue au célibat. La plupart de ses membres sont mariés et habitent dans des fermes appartenant à la lamaserie. Djidjrou est également marié. Sa femme est plutôt petite et n’a aucune chance de remporter un prix dans un concours de beauté! Leur progéniture illustre les problè¬mes de la démographie locale. Ils ont une fille de 19 ans et deux garçons de 7 et 5 ans. Pendant 12 ans, le couple a au moins perdu une demi-douzaine d’enfants, dont certainement quelques-uns à la naissance. Les lamas ne veulent pas déshonorer la dignité de leur état en travaillant. Ils ont pour cela des escla-ves ou des parents pauvres. Ils se réunissent à la lamaserie pour les prières, pour les répétitions des danses sacrées et, bien sûr, pour les fêtes. Le reste du temps, ils vont par groupes, effectuer les prières périodiques dans les familles: ils saluent la naissance des humains, célèbrent leurs noces et dirigent les âmes des défunts vers une favora¬ble réincarnation. Djidjrou pourrait donc couler des jours tranquilles, mais il est surtout le champion reconnu des cymbaliers et en est très fier. En Europe, ces plaques métalliques servent surtout à rythmer la marche des fanfares, bien qu’elles aient aussi leur place dans la grande musique. Mais les lamas parviennent à tirer de ces instru-ments des sons extraordinaires. Lorsqu’ils les frottent doucement les unes contre les autres, on croit entendre le bourdonnement de pe¬tits insectes, voire le bruit du vent dans les fougères. Mais lorsqu’au cours des grandes cérémonies, du toit plat des temples, les tambours géants, les gongs immenses, les trompes plus longues que nos cors des Alpes font descendre des avalanches de décibels, à l’intérieur du temple, les explosions métalliques des cymbales ponctuent le vacarme sacré… et les pauvres clarinettes, les flûtes taillées dans un tibia hu¬main, les clochettes furieusement agitées ont bien du mal à se faire entendre. Comment se fait-il que tous ces gens n’ont pas les tympans crevés? Je n’en sais rien… Moi-même, après chacun de ces concerts, je reste étourdi et il me faut un bon moment avant de pou-voir comprendre quelque chose si l’on me parle. Donc, Djidjrou est un virtuose, malheureusement il est craint et haï, non seulement de la popula¬tion laïque, mais même par ses confrères. C’est que Djidjrou est non seulement lama, mais aussi sorcier. Non pas un de ces sorciers, après tout, bien utiles, qui chassent les mauvais esprits, qui fabriquent des filtres d’amour, qui jettent des sorts aux ennemis. Non, Djidjrou est possesseur d’un démon. Un démon qui a été dûment examiné, classifié, décrit par les lamas magi-ciens. Il est noir, a de grandes ailes qui lui donnent l’air d’une grosse chauve-souris. Il a une sale gueule de démon avec des canines qui dépassent de 20 centimètres, signe absolument classique de vampirisme. Djidjrou et son vampire sont fortement soupçonnés d’avoir causé la maladie, voire le décès de quelques personnes, de bon nom¬bre de bovins, sans compter les co-chons, mais c’est difficile à prou-ver. Et depuis longtemps les lamas de Tchrongteu attendent une bonne occasion pour se débarrasser de ce confrère gênant.Cet heureux événement va se produire un jour de 1931. Un jour de fête, Djidjrou est pris d’un tel enthousiasme, il manipule ses cym-bales avec une telle ardeur que l’une des deux se fend sur toute sa longueur et c’est une catastrophe… c’est un présage extrêmement mau-vais pour la lamaserie, c’est quel-que chose d’abominable et les la-mas réunis décident à l’unanimité la déchéance de Djidjrou et son exclusion du monastère. Mais Djidjrou n’est pas homme à se laisser faire du tort, comme il prétend, et il décide de se venger. Il ne tarde pas à se présenter chez le Père Génestier en déclarant qu’il veut de-venir chrétien, lui avec toute sa fa-mille. Je ne sais pas si le Père Génestier était enchanté de cette con-version, mais ce qui est certain c’est que le Père n’a jamais eu peur d’une bête, ni d’un homme, ni d’un démon. Il fait donc instruire Djidjrou qui avec sa mémoire, avec son expérience de lama apprend rapidement, sans aucune difficulté, tout ce qu’un chrétien thibétain doit apprendre. Sa femme apprend à faire le signe de la croix, les enfants sont encore trop petits potin être instruits. Son savoir dépasse bientôt largement celui des paroissiens, au nombre de dix-huit. La question se pose alors de savoir ce que de-vient le démon dans tout cela. Se précipite-t-il horrifié vers l’enfer, au moment où l’eau du baptême coule sur le crâne de Djidjrou, hé-las il paraît que non. On va bientôt entendre parler de lui. C’est que sa conversion pose à Djidjrou un pro-blème gastronomique. Sa ferme nourrit la famille, comme toutes les autres, mais Djidjrou est habitué à mieux: à la lamaserie on mange bien et en allant célébrer les offices dans les familles, on reçoit ce qu’il y a de meilleur. Par ailleurs, il suffit d’entrer dans une maison, accompagné de son démon invisible, pour que l’on se hâte de lui préparer à manger et maintenant… il est au chômage! Mais il ne va pas se contenter de vivre longtemps de bouillie de maïs, de galettes, de farine grillée, de thé plus ou moins beurré avec de temps à autre un morceau de lard rance. Il ne tardera pas à fixer les gens de son air hautain et à proférer de sombres menaces. Il suffira de quelques veaux et cochons crevés par-ci, par-là, pour qu’il retrouve tout son mauvais prestige. Per-sonne n’a l’air de croire à sa conversion… Je le rencontre lors de mes visites au Père Génestier en 1934, mais sa personne et ce que le Père m’en dit ne me donnent aucune envie de faire plus ample connaissance. Je vais malheureusement avoir affaire à lui quelques années plus tard.  (A suivre)