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LE MAITRE DES CYMBALES-2

Le sorcier chrétien Nous voilà en 1938. A mon re-tour du Vietnam, je décide d’instal-ler un dispensaire au Peudjrong, afin de faire profiter les habitants de ma chère vallée de mes connais-sances fraîchement acquises à l’hô-pital militaire français d’Hanoï.

A la Mission de Tchrongteu, le Père Li, notre unique prêtre chinois, s’est installé et a remplacé le Père Génestier mort un an auparavant. La famille qui a servi le Père Gé-nestier, notre patriarche, au cours de ces dernières années — un couple tibétain, quatre garçons et trois fil-les — s’est installée dans une ferme au bas du village tibétain.

C’est auprès de ces braves gens que j’ins-talle mon établissement, composé d’une maisonnette en terre battue et d’un raccard. Un fait échappe à mon attention: je vais vivre à quelque 250 mètres de la ferme de Djidjrou. Cela va m’empoisonner la vie pendant trois mois…Le sorcier Djidjrou n’a pas changé: grand, maigre, antipathique.

Par contre, sa femme est devenue une petite vieille ratatinée. Je ne suis qu’à moitié surpris lorsqu’on m’annonce qu’elle est sorcière, ce qui est prouvé sans erreur possible par le fait que lorsqu’elle entre dans une maison, où l’on est en train de distiller des graines fermentées, l’alcool cesse de couler. Mes gens m’affirment qu’ils ont observé ce phénomène dans notre cuisine. Grâce à quelle obscure hérédité ce couple a-t-il eu de beaux enfants? La fille baptisée Marie est devenue une belle jeune femme, costaude, agréable. Pour résoudre le pro¬blème de la main-d’oeuvre, Djid¬jrou l’a mariée à un jeune géant, fort comme un boeuf, sympathique et silencieux. L’aîné des garçons, Joseph, ne serait pas mal du tout s’il n’avait emprunté la mine et la façon de parler de son père. Le plus jeune, âgé d’environ treize ans, baptisé André, est l’un des plus beaux gamins tibétains qu’il m’a été donné de rencontrer: des yeux brillants d’intelligence dans un beau visage au sourire éclatant. C’est un garçon amical, gai, servia¬ble, le meilleur copain de mes gar¬çons. Il ne doit pas être très heureux chez lui car il arrive chez nous de bonne heure le matin et il repart le soir, le plus tard possible. Pour le Père Li, tout Thibétain est un barbare. Au cours de longues années passées en pays tibétain, il a fait suffisamment de mauvaises expériences pour en être intimement convaincu. Pour lui, Djidjrou est un spécimen particulièrement indésirable de l’homo tibetanus! Djidjrou, pour sa part, ne parle jamais du Père qu’en employant le terme de diago, «mauvais Chinois», que les Thibétains utilisent volontiers en parlant des habitants de l’Empire du Milieu. L’ex-lama n’est donc pas reçu à la résidence, ce qui ne l’empêche pas d’assister à la messe tous les dimanches, en compagnie de sa famille. Pour ma plus grande colère, il prend l’habitude de venir assister à mes consultations, la mine scepti-que et en émettant des opinions pessimistes. Pour bien des mala¬des, il suffit de le voir debout dans ma cour pour leur faire tourner les talons. Il exerce sur les gens l’effet d’un épouvantail sur des merles. J’admire encore aujourd’hui ce qui m’a retenu de l’expédier à coups de bottes dans l’arrière-train. Tout cela va changer la veille de Noël 1938. Vers 5 heures du soir mes gens partent pour la Mission, accompagnés de Djidjrou et de sa famille. Ils vont décorer l’église, préparer la Messe de minuit. J’ai la main droite inutilisable et doulou-reuse à la suite d’un stupide acci-dent de chasse. Je décide de les sui-vre plus tard et me promène devant la maison, lorsque j’entends s’ap-procher des pas rapides; je vois un homme se précipiter vers moi en hurlant et en brandissant un sabre ensanglanté. Je m’apprête déjà à lui envoyer mon poing gauche dans la figure, quand je reconnais, sous ce masque de fureur meurtrière, le vi-sage habituellement souriant, bien-veillant, agréable du lama Lozong. Il continue à. brandir son épée et à crier: «Où est-il? où est-il?» Non sans peine, je parviens à compren-dre les raisons de cet étrange com-portement. Il vient de perdre son fils unique, âgé de 12 ans et les lamas magiciens lui ont affirmé que c’était bien Djidjrou et son dé-mon qui étaient les assassins. Lo¬zong est donc parti pour la ferme de Djidjrou avec l’intention de venger son fils, mais n’y a trouvé que des bêtes à massacrer, d’où le sang sur l’épée. Je suis pris d’une violente colère contre cet imbécile qui a laissé mourir son garçon charmant, gen¬til, sans même venir me chercher, sans m’appeler au secours. Mais je ne veux ni le brutaliser, ni le laisser semer la terreur à la Mission. Alors je lui indique la direction opposée à celle prise par Djidjrou et il s’élance de toute la vitesse de ses jambes en direction du village de Dara, qui est à 4 km en aval et où se trouve le prétoire du mandarin chinois. Je suis sûr qu’il n’ira pas très loin, qu’il se fatiguera et puis se calmera; mais je me trompe com¬plètement. Il court avec une telle ardeur qu’il atterrit bel et bien de¬vant le prétoire du mandarin. La sentinelle donne l’alarme, les mili¬ciens le désarment, le traînent devant Monsieur Jen — le mandarin chinois. Celui-ci se fait traduire la triste histoire et, flairant un procès profitable, décide que le cas mérite d’être jugé en public et en fixe la date au surlendemain. Le lendemain, Lozong reçoit la convocation et je suis invité, puis-que Djidjrou est chrétien. Le lende-main de Noël, en arrivant au pré-toire, je trouve l’économe de la la-maserie, le lama Kieuzong, à la tête d’une dizaine de lamas venus sou-tenir l’accusation de Lozong. Ils prennent l’affaire au sérieux, appa-remment, puisque Kieuzong est le maître tout-puissant de la lamase-rie. Le bouddha vivant est un ivro-gne complètement abruti par l’al-cool de maïs, l’abbé un vieillard bienveillant, mais sans aucune in-fluence. C’est donc Kieuzong qui gère la fortune de la lamaserie qu’il a toute remontée, rétablie, etc., et le fait qu’il soit venu montre que c’est serieux.Monsieur Jen me reçoit pour une tasse de thé, nous bavardons, nous parlons de l’affaire. Puis le mandarin prend place dans son fauteuil officiel. Lozong est seul. Quelques habitants de Dara sont venus en spectateurs, deux soldats montent la garde. Lozong est invité à déposer: il raconte sa triste his-toire ponctuée de soupirs de dou-leur, de gestes dramatiques, ap-prouvés par le murmure des lamas. Puis c’est le tour de Djidjrou. Sans quitter son air de souverain mé¬pris, il déclare qu’il est chrétien, qu’il a été baptisé, qu’il pratique fidèlement sa religion et que les chrétiens n’ont pas l’habitude de fréquenter les démons! Monsieur Jen prend la parole: il regrette que les affaires concernant des diables, des démons, des vam-pires soient très difficiles à traiter, puisqu’il est impossible de prouver les faits. Donc, il ne sait pas trop quoi penser. Alors, à mon grand étonnement, Kieuzong prend la parole. Il fait dire par l’interprète, au mandarin, que dans la tradition lamaïste il existe des procédés qui permettent de désigner les coupables dans des cas semblables, entre autres, et sur-tout, l’épreuve par le jaune d’oeuf. Le mandarin demande des explica-tions et Kieuzong explique: on place quelques personnes — y compris le suspect — en cercle et au milieu un gros bol d’eau posé sur un tabouret ou une petite table. Puis on casse un oeuf dans le bol, le jaune flotte et fait le tour du bol et s’arrête devant le coupable. Le mandarin se tourne vers moi, disant: «Hum… c’est assez rigolo ce truc-là, tu n’aurais pas envie de voir ça? Je préférerais qu’il renvoie tout le monde à la maison mais j’avoue être aussi curieux. Alors on met Kieuzong et quatre de ses la-mas en cercle, on place au milieu un -tabouret avec un grand bol d’eau et l’un des lainas casse l’œuf. Je suis sûr qu’il doit donner une certaine impulsion au contenu puisque le jaune d’œuf non seule-ment flotte, mais tourne deux, trois fois dans le bol et s’arrête pile de-vant Kieuzong. Alors là Djidjrou rigole carrément, le mandarin étouffe difficilement une crise de fou-rire, moi-même ne voulant pas offenser Kieuzong, je secoue la tête d’un air surpris. Le mandarin natu-rellement ne peut pas accuser Kieuzong d’être l’assassin, mais fait tout de même une ou deux remarques un peu ironiques, puis renvoie tout le monde à la maison, disant à Kieuzong de revenir le lendemain. (à suivre)