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LE MOINE ET LE LAMA

Ce que vous venez de dire du moine rejoint ce que saint Paul écrit dans sa première lettre aux Corinthiens : “L’homme qui n’est pas marié a souci des affaires du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur. Celui qui s’est marié a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à sa femme ; et le voilà partagé.

De même, la femme sans mari, comme la jeune fille, a souci des affaires de Seigneur ; elle cherche à être sainte de corps et d’esprit, Celle qui s’est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. Je dis cela dans votre propre intérêt, non pour vous tendre un piège, mais vous porter à ce qui est digne et qui attache sans partage au Seigneur.” (I Corinthiens VII, 32-35)

Ce sont là nos modèles, à partir desquels nous essayons d’obéir dans la foi et dans l’amour, en faisant pleinement confiance au supérieur. L’obéissance, écrit saint Benoît, “caractérise ceux qui estiment n’avoir rien de plus cher que le Christ. Dès que le supérieur a donné un ordre, comme si l’ordre était de Dieu, ils ne sauraient souffrir de délais dans l’exécution. Ceux-là se conforment à la sentence du Seigneur où il dit : “Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé.” /Règle, V, 2.4.13) 

LAMA JIGME — Dans le bouddhisme, nous sommes convaincus qu’il faut changer, progresser, se fixer pour objectif de sortir des mécanismes qui nous font sans cesse, à travers d’innombrables existences, suivre nos tendances habituelles répéter les mêmes processus psychologiques et mentaux, tourner en rond et demeurer dans la souffrance. C’est ce que nous appelons le samsara, le cycle des existences. Chacun peut comprendre, à travers une réflexion personnelle, que si l’on perpétue encore et encore les mêmes comportements, il n’y aura jamais de fin aux situations et aux circonstances, que l’on rencontre. Tandis que si l’on perçoit clairement un but — nous le nommons la “réalisation”, ou la “libération” —, et si l’on acquiert la certitude qu’en empruntant un chemin approprié, ce but est accessible à condition de déployer l’énergie nécessaire, alors on peut se détourner aisément des ornières où l’on avait l’habitude de s’enliser. 

LAMA JIGME — Il existe différents niveaux de voeux, et cela varie aussi selon les traditions. Au Tibet, les voeux de base, qui peuvent être pris aussi par des laïcs, sont au nombre de quatre et représentent des engagements précis : ne pas prendre la vie (mais c’est le fait de tuer un être humain qui rompt complètement le voeu) ; ne pas voler ; ne pas mentir (il s’agit surtout du mensonge portant sur notre identité en tant qu’être spirituel: si vous tenez des discours spirituels fascinants mais que ces discours ne correspondent pas à votre réalité spirituelle, c’est typiquement un mensonge au regard des voeux) ; le quatrième voeu de base est la chasteté : ne pas avoir de relations sexuelles. Il existe plusieurs autres niveaux de voeux qui sont en quelque sorte des déclinaisons de ces voeux de base. 

Le voeu de pauvreté n’existe donc pas formellement, mais il trouve son équivalent dans le fait que le moine s’engage dans une voie de renoncement, à commencer bien sûr par les biens matériels. 

LAMA JIGME — Le Bouddha a donné des enseignements de niveaux différents qui correspondent à ce que nous appelons les “trois Véhicules” : le Hinayâna ou Petit Véhicule, le Mahâyâna ou Grand Véhicule, et le Vajrayâna ou Tantrayâna, le Véhicule des tantras, particulièrement présent dans la tradition du bouddhisme tibétain. La caractéristique du dernier Véhicule, qui constitue un prolongement du Mahâyâna, réside dans l’utilisation de méthodes de travail sur l’esprit particulièrement profondes et efficaces. Lorsqu’il a donné ces divers enseignements, le Bouddha a simplement pris en compte les degrés d’évolution variés des êtres, ainsi que la diversité de leurs aspirations et de leurs mentalités. Le Petit Véhicule est fondé sur la volonté de s’extraire de la souffrance du samsara et d’atteindre un état de bonheur individuel. Il sera donc emprunté par les êtres dont la motivation principale est de se libérer individuellement du cycle des existences. Le parcours spirituel, fondé sur le renoncement et la persévérance, mène à un certain état de libération, mais non au plein Eveil, le parfait état de Bouddha. Il manque précisément à un tel développement spirituel le plein épanouissement de la dimension d’amour et de compassion s’étendant à tous les êtres sensibles, sans laquelle on ne peut accéder à la parfaite réalisation. C’est pourquoi le Grand Véhicule (Mahâyâna), dans lequel s’inscrit le bouddhisme tibétain, met, à l’instar du christianisme, la compassion au coeur de la vie spirituelle. La motivation du pratiquant du Grand Véhicule est extrêmement vaste. Il prend conscience que sa propre situation est commune à tous, et que, tout comme lui, l’ensemble des êtres cherche à éviter la souffrance et à atteindre le bonheur.

LAMA JIGME — Dans le Grand Véhicule, un bodhisattva est un être qui a fait voeu d’aider tous les êtres. Lorsqu’il atteint l’Eveil, il ne demeure pas simplement dans la paix du nirvana, mais se consacre au bien d’autrui. On pourrait appeler bodhisattvas — ou apprentis bodhisattvas, si vous préférez — tous les êtres qui ont développé la motivation du Mahâyâna, du Grand Véhicule. Mais ce terme est plus précisément appliqué aux êtres qui ont atteint un niveau élevé de réalisation.

Nous considérons que l’un, le Petit Véhicule, s’exprime d’un point de vue relatif, et les autres, le Grand Véhicule et le Vajrayâna, d’un point de vue ultime. La première approche est celle que j’ai déjà exposée : le Bouddha est au départ un être ordinaire qui partage une vision du monde semblable à la nôtre. Il décide au cours de sa vie de se vouer à la recherche spirituelle, il s’adonne à la pratique et, finalement, atteint l’Eveil.

En revanche, du point de vue ultime qu’adopte le Grand Véhicule, le Bouddha était un être éveillé avant même de prendre forme humaine, d’entrer dans la matrice. Il est dit qu’au moment de sa naissance, il a fait sept pas sur la terre, sous ses pas ont miraculeusement fleuri des lotus, et, tout en marchant, il s’est écrié : “Je suis le Parfait parmi les hommes”, ce qui était une manière d’exprimer qu’il était déjà Bouddha. Le Bouddha Sakyamuni, le Bouddha historique , n’est pas l’unique Bouddha. Des Bouddhas sont apparus avant lui et d’autres apparaîtront après lui. Dans la tradition du Grand Véhicule, en effet, le Bouddha historique, Sakyamuni, n’est qu’une des nombreuses manifestations de l’esprit dans sa dimension fondamentale et ultime. 

FREDERIC L. — En fait, on connaît surtout en Occident la conception bouddhiste du Petit Véhicule qui ne développe pas cette théorie métaphysique des “trois corps du Bouddha”, mais considère le Bouddha historique comme un homme ayant découvert une voie de libération contre la souffrance et l’ignorance. Soulignant à juste titre l’antériorité des sources écrites de Petit Véhicule, les historiens des religions pensent que le Grand Véhicule ne s’est vraiment développé qu’au début de l’ère chrétienne, lorsque les premiers textes de cette tradition sont apparus. Mais les bouddhistes du Grand Véhicule sont convaincus, au contraire, que le Bouddha historique a lui-même révélé ces vérités ultimes sur l’Absolu à un cercle plus restreint de disciples, lesquels auraient transmis ces enseignements de manière purement orale pendant des siècles, avant qu’ils ne soient diffusés au plus grand nombre vers le début de l’ère chrétienne, soit environ cinq siècles après la mort du Bouddha historique. 

DOM ROBERT — Nous reviendrons, je pense, sur la connaissance du Vajrayâna et des divinités qui le peuplent. Ce qui est curieux, c’est que le Grand Véhicule s’est répandu pratiquement en même temps que le christianisme, et développe des idées similaires, tant sur les diverses dimensions de l’Absolu que sur la compassion ou la notion d’un messager sauveur qui annonce aux hommes la part divine qui est en eux, et qui leur montre le chemin du salut. Car, si j’ai bien compris, le Bouddha historique est venu révéler aux hommes qu’ils possédaient tous la nature du Bouddha et leur a montré le chemin pour la réaliser ? 

En général, nous n’appelons pas Bouddhas des êtres qui parviennent certes au même niveau d’accomplissement et manifestent des qualités analogues, mais dont la vocation n’est pas de qualités analogues, mais dont la vocation n’est pas de renouveler l’enseignement ; nous préférons les appeler des bodhisattvas.

Nulle part il n’est fait mention de “Dieu” dans la tradition bouddhiste. Ni pour affirmer son existence, ni pour l’infirmer. Vous aurez beau explorer tous les enseignements, nulle part vous ne trouverez non plus écrit que Dieu n’existe pas. En fait, la préoccupation du Bouddha n’était pas d’entrer dans des querelles théologiques sur l’existence ou la non-existence de Dieu, sur l’origine de l’univers, etc. Son principal objectif était d’apporter une voie de libération pour aider tous les êtres qui souffrent à sortir de l’ignorance et à atteindre l’Eveil, à réaliser la nature de Bouddha.

Je crois donc que nous disons des choses semblables, même si, dans le bouddhisme, la notion d’un Dieu unique, personnel et créateur, n’est pas présente. Mais, encore une fois, nous n’affirmons pas qu’il n’y pas de Dieu. Nous ne nous prononçons pas à ce sujet. 

Pour faire comprendre ce qu’est la véritable nature des phénomènes, la tradition utilise l’exemple du reflet de la lune sur l’eau : l’on perçoit bien l’image de la lune, qui est totalement présente, manifeste, mais cette image n’est qu’une image, elle n’a aucune consistance, elle est intangible, elle n’a pas d’existence en soi. Ainsi, vérité relative et vérité ultime sont la prajnaparamita, le “soutra du coeur”, en énonçant : “La forme est vide et le vide est forme.” 

La vision cosmologique bouddhiste est assez complexe : on enseigne qu’il existe des formes de vie consciente ailleurs que sur la Terre, que l’univers infini contient des planètes innombrables et différentes états d’existence – au moins six principaux que l’on appelle symboliquement “les six mondes”. On distingue le monde des enfers, el monde des pretas, que l’on traduit par “esprits avides”, le monde animal, le monde humain, le monde des asuras, que l’on traduit par “demi-dieux”, et le monde des dévas, que l’on traduit par “dieux” (à ne pas confondre avec “Dieu” ou avec les “déités”!). Les trois premiers de ces mondes sont très marqués par la souffrance, l’esprit des êtres y est affligé de toutes sortes de limitations et de tourments. Les deux derniers mondes sont considérés comme supérieurs, en ce sens qu’y domine un certain bonheur, toutefois relatif et transitoire. Quant au monde humain, on y expérimente un mélange de bonheur et de souffrance, et c’est ce qui caractérise cet état d’existence dominé par l’émotion du désir.

Le bouddhisme considère que, s’il convient sans doute, au cours d’une existence, d’acquérir des connaissances en plusieurs domaines, il est essentiel d’avoir la connaissance et la conscience de ce que sont la libération et le chemin susceptible d’y conduire. Il est dit que la base pour comprendre réellement la libération et ses enjeux est une réflexion en profondeur sur l’impermanence. Il s’agit là d’une notion extrêmement importante. Tout, absolument tout, change, se transforme constamment, à chaque instant. Rien n’est stable. Tous les phénomènes sont transitoires, en perpétuelle évolution, passant continuellement d’un état à un autre. Toute manifestation est dénuée de la moindre permanence. C’est aussi vrai dans la nature que pour l’être humain qui naît, ne cesse de se transformer et finit par mourir. Les enseignements sur l’impermanence sont très détaillés dans la voie bouddhiste. 

Quand on parle d’actes qui créent un karma, il faut entendre “actes” dans un sens élargi qui s’étend aussi bien aux pensées, aux paroles qu’aux actions du corps à proprement parler. Les effets du karma ne sont pas les mêmes selon qu’un acte reste au niveau de l’intention ou est accompli intentionnellement ou que la personne n’en a pas évalué toute la portée. C’est la motivation à l’origine de l’acte qui détermine la gravité et l’intensité du résultat karmique que je vais expérimenter. Par exemple, je peux avoir l’intention de faire mal, et je blesse ensuite effectivement quelqu’un : c’est un premier cas de figure. Je peux aussi commettre une faute, une erreur, une imprudence et, sans l’avoir voulu, blesser une personne : second cas de figure. Le résultat pour la personne blessée sera le même, mais l’effet karmique, pour moi, sera différent. Dans le premier, l’effet karmique sera beaucoup plus fort. Mais on ne peut cependant pas dire que, dans le second cas, il n’existe aucune conséquence karmique du fait que j’ai agi sans mauvaise intention. Le fait d’avoir blessé une personne implique nécessairement une conséquence pour moi-même, mais beaucoup moins forte que dans le premier cas de figure. 

Le karma fait partie de notre expérience du monde, nous ne pouvons échapper aux conditions propres à l’existence humaine, mais nous pouvons aussi veiller à ne pas accumuler une trop grande quantité de karma négatif. La vigilance, jointe à une purification régulière, nous évite de trop alourdir notre passif karmique. 

Le karma n’est pas figé pour toujours : on peut à chaque instant et tout au long de la vie transformer, changer le karma en fonction des attitudes que l’on adopte jour après jour. L’être humain a cette faculté de choix et la possibilité de l’exercer. La prise en compte de la loi du karma n’implique pas une vision fataliste de l’existence. Elle invite au contraire à penser, parler et agir de manière de plus en plus juste, afin de créer les causes de bonheurs futurs.

LAMA JIGME — Est-ce que vous jugeriez “scandaleux” qu’un conducteur prenant sans précaution un virage à vive allure quitte la route et ait un accident ? Témoin de la scène, vous constateriez simplement avec tristesse que, par imprudence ou manque d’attention, cette personne a violé les lois de la cinétique ! Et, mû par un sentiment naturel et spontané de fraternité et de solidarité, vous vous empresseriez de lui porter secours. Si quelqu’un expérimente des conditions difficiles, un handicap ou une grave maladie, par exemple, cela n’arrive pas sans raison, il existe une cause, et cette cause, c’est le karma négative accumulé dans le passé. 

LAMA JIGME — Le terme “coupable” que vous employez là induit déjà une certaine vision qui, selon le point de vue bouddhiste, n’est pas juste : la rétribution karmique ne fonctionne pas selon un système de récompenses et de punitions qui nous seraient imposées de l’extérieur. C’est nous-mêmes qui créons notre propre “réalité”. 

C’est une constatation d’évidence, qui vaut particulièrement — mais pas seulement — pour l’Occident, que la plupart des gens placent au premier plan de leurs préoccupations les aspects matériels, au second plan tout ce qui touche à la culture et au développement intellectuel, et relèguent à l’arrière-plan, si tant est que cet aspect ne soit pas totalement occulté, ce que je viens d’appeler l’usage de la sagesse. Il me semble que tout le inonde pourrait trouver un grand bienfait à renverser l’ordre des priorités, à mettre au premier plan la mise en oeuvre de la sagesse, et à placer la rechercher des satisfactions culturelles, intellectuelles et matérielles respectivement aux second et troisième rangs.

L’esprit est lié au corps durant le temps de l’existence esprit. L’esprit est lié au corps durant le temps de l’existence terrestre. Le corps est le médium qui permet à l’esprit d’être “opérationnel”. Cependant, vient un moment où le corps et l’esprit se séparent. C’est ce qu’on appelle la mort. Le corps n’est plus, dès lors, qu’un cadavre. Mais l’esprit, lui, continue d’exister, et la force du karma lui fait expérimenter d’autres apparences et l’entraîne vers d’autres renaissances. Ce cycle de morts et de renaissances, c’est le samsara, qui perdure tant que n’est pas réalisée la libération, l’Eveil spirituel. (p. 140)

Quelques précisions encore : lorsque, dans son état ordinaire, l’esprit expérimente les émotions perturbatrices — attachement, désir, haine, jalousie, etc. —, c’est, au sein du fonctionnement des consciences, l’expression de la dualité et de l’ignorance. Par ailleurs, procédant de la connaissance primordiale (Yéché), se manifestent des qualités spirituelles telles que l’intelligence immédiate, la compassion, l’amour et la confiance. Sur un plan plus concret, durant le temps de la vie humaine, le corps et l’esprit, je le redis, opèrent en continuité.

D’ailleurs, une des grandes objections que nous faisons à la réincarnation professée par le bouddhisme est que l’esprit humain, en soi immortel, parce qu’immatériel, se trouve ordonné à donner une “forme”, au sens philosophique de ce mot, à un corps humain précis, et non pas au corps de n’importe qui, ni de n’importe quelle espèce. L’esprit, l’âme et le corps ne sont qu’un seul être, et l’âme séparée du corps après la mort se trouve dans un état “violent” dans l’attente de la résurrection des corps. Notre difficulté sur ce point est proprement métaphysique.

Pour montrer que la vie éternelle n’est pas quelque chose de statique, pas plus que la vie des trois personnes divines, saint Grégoire de Nysse écrit cette admirable formule : “Celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement, et le commencement des biens toujours plus grands n’a jamais de fin.” 

Réincarnation n’est d’ailleurs pas le mot vraiment adéquat, l’on devrait plutôt parler de renaissances successives. L’on entend habituellement par réincarnation la renaissance dans un corps humain sur cette terre, mais les possibilités de renaissance sont infiniment plus vastes. Définissons, si vous le voulez bien, la réincarnation comme le fait pour la conscience de “reprendre forme” d’une manière ou d’une autre dans le monde manifesté. 

Après la mort, donc, dans le cas ordinaire, la conscience traverse ce que l’on appelle le barda, l’état intermédiaire, puis, sous l’influence du karma et en fonction du développement spirituel qui est le sien, elle va déboucher dans un autre état d’existence. Le “lieu” vers lequel la conscience va se diriger et le type d’existence qu’elle va expérimenter dépendent de son degré de lucidité et de l’épaisseur des voiles qui la recouvrent, de sa confiance spirituelle également.

Si l’esprit n’est pas trop sous l’influence de l’attachement, des émotions négatives, et parvient à garder une forme de contrôle et de sérénité — tout cela dépend aussi de l’orientation de la conscience à l’approche de la mort —, s’il est également empreint d’une certaine foi et confiance, il peut se rendre en déwatchen, littéralement “lieu de la félicité”, où toute souffrance a disparu. Là, symboliquement baignés dans la lumière du Bouddha, nous poursuivons de manière très aisée notre développement spirituel jusqu’au plein et parfait Eveil. Ce “lieu” me paraît correspondre au paradis des chrétiens. A l’inverse, si notre esprit est dominé par une grande confusion, si nous avons accompli des actes négatifs très nombreux ou particulièrement graves, nous pouvons nous diriger vers les enfers et y renaître. Les enseignements bouddhistes contiennent des descriptions très précises de ce que sont les enfers. En général, les gens n’aiment pas entendre ces explications, car ce sont des états d’existence difficiles et très douloureux. Les enfers sont des lieux qui correspondent à un autre état d’existence, qui appartiennent à un autre “monde de la manifestation, où les êtres expérimentent une intense souffrance.

Il est dit que notre corps subtil comprend deux principes, dits respectivement “masculin” et “féminin”, localisés au niveau de la tête pour le premier, au niveau du nombril pour le second. A la fin du processus de dissolution, ils se résorbent l’un dans l’autre au niveau du coeur. Lors de cette résorption des deux principes, l’esprit perd sa faculté de connaissance. La dissolution de la conscience est concomitante avec celle de l’ensemble des pensées qui lui sont propres (d’attraction, de répulsion ou liées à l’opacité mentale) Dans le cas ordinaire, l’esprit sombre alors dans l’obscurité. Toute cette phase de liquidation, depuis le début jusqu’à l’expérience de l’obscurité, est appelée “bardo du moment de la mort”. 

Celui qui aura accompli de nombreux actes positifs au cours de cette existence verra se manifester des phénomènes qui lui procureront de la joie ; celui qui, au contraire, aura accompli de nombreux actes négatifs éprouvera de la peur, de l’angoisse et de la souffrance. C’est la même différence qui existe entre un rêve heureux et un cauchemar. 

C’est la seconde phase du bardo du devenir. Celui-ci est normalement d’une durée totale de quarante-neuf jours, bien qu’il puisse être plus court ou plus long selon les individus.

C’est ainsi que certains lamas peuvent pendant le cours de leur bardo, choisir leurs futurs parents et les conditions précises de leur renaissance.

DOM ROBERT — Il me semble l’avoir entendu dire à propos du Dalaï-Lama…

LAMA JIGME — Oui. Il arrive même, plus exceptionnellement, que certains maîtres soient capables de prévoir les conditions de leur renaissance avant même leur mort. Ils ne connaissent pas tous les détails physiques de leur future renaissance, mais ils peuvent dire : “Je vais prendre naissance en tel endroit”, et ils le font réellement. Ce fut le cas de plusieurs Karmapas dans le passé. 

DOM ROBERT — (réincarnation) J’y vois au moins deux raisons. La première est que l’esprit, une fois qu’il est séparé de la chair, est toujours voué par nature à animer un corps, mais un corps humain bien personnalisé. Ce ne sera pas un corps de libellule, d’aigle ou d’hippopotame. L’idée d’une réincarnation possible dans un corps d’animal me semble totalement incompatible avec la réflexion philosophique issue de la foi chrétienne. La seconde raison est que la Révélation chrétienne montre que notre existence humaine est radicalement placée devant un choix entre la lumière et les ténèbres, et, pour cela, une seule vie est nécessaire et suffisante.

La doctrine de la réincarnation est d’ailleurs si étrangère au message chrétien qu’elle est toujours restée en dehors des nombreuses querelles théologiques qui ont animé deux mille ans d’histoire du christianisme. Contrairement à certaines idées reçues, elle n’a jamais été condamnée par un quelconque concile — et cela, tout simplement parce qu’elle n’était pas même débattue. 

Du point de vue individuel, nous considérons que le samsara, la “ronde des naissances et des morts”, ne prend fin que lorsque la personne, grâce à la compréhension de ses propres mécanismes et au développement d’une compassion authentique, réalise la nature illusoire de sa condition et gravit les différents degrés de l’Eveil. 

Le Bouddha représente le but du chemin spirituel, la réalisation ultime de l’esprit, et l’exemple à suivre. D’un point de vue historique, nous l’avons vu, s’est manifesté, il y a deux mille cinq cents ans, le Bouddha historique, le Bouddha Sakyamuni, qui est venu enseigner les hommes pour les aider à atteindre à leur tour l’Eveil. Le dharma désigne l’ensemble des enseignements philosophiques et des pratiques spirituelles léguées par le Bouddha, ainsi que le chemin qui conduit à l’illumination. 

A travers ma pratique spirituelle, je vais complètement “nettoyer”, purifier toutes traces d’obscurcissement de mon esprit, et je peux éventuellement réussir dès cette vie à atteindre l’Eveil. Dans cette hypothèse, je suis toujours sous la même apparence physique, car mon corps, lui, ne s’est pas transformé. C’est ce qu’on appelle quelquefois un “Bouddha vivant”. 

C’est peut-être là une importante différence entre la méditation bouddhiste et la méditation ou la prière chrétienne : le chrétien entre dans un dialogue avec Dieu bouddhiste, quant à lui, s’éveille, mais à quoi ou à qui ? 

Le Vajrayâna s’adresse à des êtres qui ont médité et assimilé le message des autres Véhicules, qui sont profondément conscients que le samsara n’a pas de fin et sont eux-mêmes fatigués d’errer d’existence en existence ; ces pratiquants, moines ou laïcs, ont développé la compassion et, à travers leur intelligence spirituelle, sont convaincus que leur nature profonde est la dimension de clarté fondamentale de l’esprit, la nature de Bouddha. Le Vajrayâna met à leur disposition de profondes méthodes de transformation qui permettent de progresser rapidement vers le terme de la voie. 

Simultanément, du point de vue physique de la continuité corps/esprit, le geste même de la prosternation agit sur la circulation des énergies subtiles dans le corps. Il a pour effet de calmer les énergies qui servent de support aux émotions perturbatrices et de permettre aux énergies positives de s’élever.

LAMA JIGME – Je précise qu’il ne s’agit pas d’une forme de compétition où le seul but serait de “boucler” le nombre à tout prix ! Simplement, tout au long de la pratique spirituelle dans laquelle on s’est engagé, et sans en faire le moins du monde une obsession, on repère, grâce à l’égrenage du rosaire (mala en tibétain), le nombre de prosternations ou de récitations qui sont partie intégrante de la pratique spirituelle désignée. C’est l’une des fonctions du rosaire, qui sert aussi à poser l’attention et qui est un support de vigilance.

Ces pratiques, au nombre de quatre, accomplies chacune cent mille fois, sont comme les fondations du Vajrayâna. Elles s’effectuent l’une après l’autre, dans une progression spirituelle. Nous trouvons d’abord la pratique de la prise de refuge et de la génération de la bodhicitta, associée aux cent mille prosternations. Ensuite vient la méditation de purification de l’esprit, par référence à la déité de méditation Dordjé Sèmpa, avec la récitation de cent mille mantras. Ensuite s’effectue la récitation de cent mille offrandes du mandala de l’univers, qui entraîne accumulation de mérite et accumulation de sagesse. Enfin intervient la pratique du Gourou Yoga, c’est-à-dire littéralement l’union de notre propre esprit avec celui du maître, du lama, associée à une prière récitée là encore cent mille fois. Ainsi le pratiquant se prépare aux pratiques ultérieures liées aux yidams et s’ouvre aux plus hautes méditations de l’esprit.

Le pape saint Grégoire le Grand, qui rapporte ce fait dans sa Vie de saint Benoît, fait ce commentaire magnifique : “Pour toute âme qui voit Dieu, le monde est bien petit.” 

LAMA JIGME – Tonglen désigne à la fois une attitude de l’esprit que l’on peut mettre en oeuvre en toutes circonstances, et une pratique spirituelle particulière. La technique est la suivante : d’abord, vous pensez que l’essence de votre esprit est inséparable de l’esprit du Bouddha, et, symboliquement, qu’un espace de lumière et de vacuité réside au niveau de votre coeur. Puis, prenant appui sur votre respiration, que vous ne modifiez en aucune façon, à l’inspir vous imaginez que vous absorbez par les narines une lumière noire qui symbolise des difficultés, les négativités, les souffrances et les causes de souffrances de la ou des très nombreuses personnes (cela peut aller jusqu’à inclure la totalité des êtres), que vous imaginez en face de vous. Vous ressentez que les êtres sont véritablement débarrassés de tout ce qui les encombrait et les faisait souffrir. Puis vous visualisez la lumière noire venant se dissoudre au niveau de votre coeur, et vous imaginez que toutes les souffrances et les difficultés ont complètement disparu, sont complètement purifiées. Puis, à l’expir, vous pensez que vous offrez complètement, sous la forme d’une lumière blanche qui émane de vous, toutes vos joies, vos réussites, votre potentiel positif, aux êtres qui font l’objet de votre compassion. 

Les dix actes nuisibles sont décrits en détail dans différents textes, mais on les résume de la manière suivante : trois concernent le corps (ôter la vie, adopter une conduite sexuelle désordonnée sans respect pour autrui), quatre concernent la parole (mentir, proférer des paroles injurieuses ou blessantes, calomnier ou créer la discorde, se livrer à des bavardages inutiles et privés de sens), trois concernent l’esprit (entretenir la convoitise, entretenir la malveillance, cultiver des vues erronées : on entend par vues erronées le fait de se fermer à toute réalité et à tout enseignement spirituel, d’en nier la validité et l’utilité, ce qui nous empêche d’évoluer vers la libération ; il ne s’agit nullement d’une question de morale, mais tout simplement d’efficacité dans le cheminement spirituel). Parallèlement, les pratiquants du bouddhisme ont toujours été encouragés à accomplir les dix actes positifs qui prennent le contrepied des actes non vertueux : protéger la vie sous toutes ses formes, être généreux, avoir une conduite sexuelle respectueuse d’autrui, parler vrai, de manière utile et à bon escient, dire des paroles aimables et apaisantes, tenir des propos qui établissent la concorde et l’harmonie, entretenir le contentement de l’esprit ainsi que la bienveillance, développer une confiance raisonnée dans les vérités spirituelles. 

Au cours des années 1960-1970, dans les pays himalayens et dans le nord de l’Inde, des Occidentaux sont entrés en contact avec les grands lamas tibétains qui, pour la plupart, avaient pris le chemin de l’exil en 1959. Parmi ces Occidentaux, beaucoup se sont montrés très intéressés par enseignements du bouddhisme tibétain et, rapidement, ont souhaité pourvoir écouter et pratiquer ces enseignements en Europe et aux Etats-Unis. C’est ainsi que des Européens, qui devaient quelques années plus tard être à l’origine de la création du centre Dhagpo Kagyu en Dordogne, ont rencontré au début des années 1970 le Gyalwa Karmapa, chef spirituel de l’école Karma Kagyu. Comme je l’ai raconté, c’est à la suite de l’invitation lancée par ce groupe d’amis européens que je me suis installé en Dordogne en 1975, après que le Gyalwa Karmapa m’y eut fortement incité. Voilà donc vingt-cinq ans que je vis en France. Le Karmapa souhaitait que je puisse déterminer en quoi et comment les représentants du bouddhisme tibétain, et particulièrement ceux de la lignée Kagyupa, pouvaient apporter une aide effective en Occident, et précisément ici en France et en Europe.

Mais ce qui m’a interpellé au fil du temps, c’est que la majorité de ceux qui venaient nous voir étaient en quête de moyens, de méthodes leur permettant de résoudre leurs problèmes personnels et relationnels dans le quotidien, de faire face à leurs responsabilités professionnelles ou familiales, bref, tout ce qui concerne les activités humaines. D’un point de vue sociologique, j’ai pu observer également une surreprésentation des soignants, infirmier(e)s, médecins, travailleurs sociaux, éducateurs, professeurs, etc. . .

Le Moine et le Lama      –  Dom Robert Le Gall et Lama Jigmé Rinpoché   –   Propos recueillis par Frédéric Lenoir Fayard 2001 (extraits-choisis par DMC en la fête de la Saint Etienne 2016)