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  • Traversée d'une rivière vers le col du Choula

    Traversée d'une rivière vers le col du Choula

  • PELERINS ET PAROISSIENS AU COL DU CHOULA

    PELERINS ET PAROISSIENS AU COL DU CHOULA

  • PAYSAGE LUNAIRE DU CHOULA

    PAYSAGE LUNAIRE DU CHOULA

LE PASSAGE DU CHOULA

Raconté par l’explorateur André Guibaut

Il y a 34 ans, le 11 août 1949, le P. Maurice Tornay et son domestique Doci trouvèrent la mort sur le versant oriental de ce même col dans une embuscade tendue par les lamas de Karmda. Ils n’ont pu nous faire le récit de leur passage de ce col. Nous pensons que les lecteurs de notre revue auront grand intérêt à lire le récit du passage du Choula par l’explorateur André Guibaut et ses compagnons. C’était en mars 1937. En raison du froid et de la neige, le passage du col fut certainement plus rude qu’au mois d’août; mais un col de 5000 m. reste difficile. Voici donc ce récit, tiré de Missions perdues au Tibet, éd. André Bonne, Paris 1967.

Un matin Azong (le chef caravanier) fit donner des boules de tsampa aux bêtes en prévision de l’effort qu’elles allaient avoir à fournir. L’avant-veille nous avions franchi un col de trois mille cinq cents mètres pour redescendre tout aussitôt de plus de mille mètres; le lendemain on s’était élevé au-dessus de quatre mille, à la passe de Ouabo, pour redescendre à deux mille six cents, et la caravane s’en ressentait. Elle était maintenant engagée dans l’ascension de la grande chaîne et l’on avait dépassé le dernier village. On ne voyait qu’un fouillis d’arbustes sous la futaie, il n’était pas possible d’apercevoir le col du Choula que nous avions repéré hier du rebord du Ouabo, échancrure à peine remarquable de la crête en dents de scie.

La caravane s’élevait, au pas, dans une sorte de recueillement inquiet et déférent, le long de l’échine d’un contrefort que d’autres contreforts devaient dominer, vers le Khaoua¬karpo que les Thibétains croyaient être la demeure des dieux. Longtemps la noire forêt de sapins lui fit cortège, beaucoup plus dense que partout ailleurs au Tsarong, encore assombrie par l’éclat des tapis de neige qui subsistaient de place en place dans les creux abrités des vents d’ouest. Après de mornes cheminements, très haut, plus haut que tous les cols que nous avions franchis, à l’heure où le soleil effleurait déjà le sombre dos d’âne du Ouabo, elle commença à se clairsemer; sa lisière s’effilocha dans les clairières et bientôt il n’y eut plus que les bosquets comme les derniers carrés d’une armée vaincue, puis des arbres isolés, tourmentés et échevelés à la manière de guerriers à l’extrémité ; et quand les derniers rhododendrons disparurent, que les arbrisseaux des cimes réduits à ramper sur le sol eurent eux-mêmes renoncé, la caravane ralentie s’étira dans un univers de pierre marbré de plaques de glace, où s’affirmait jusqu’à l’angoisse l’anomalie de sa présence.

Derrière nous, la forêt avait glissé; on la découvrait parfois d’un promontoire, basculant en nappe bleu foncé dans l’abîme déjà comblé de nuit d’où montaient les vapeurs du soir. Sur ce crépuscule sans vie soufflait le vent, assourdissant, un ouragan qui vous tirait l’air de la bouche, vous emportait l’âme on ne sait où. On campa dans les décombres d’une moraine, à côté d’une source dont l’eau était prise jusqu’au fond. L’aiguille de l’altimètre marquait 4.500. Avec des branchages qu’ils avaient récoltés plus bas, les caravaniers allumèrent un brasier; on y fit griller un peu de lard et chauffer du thé beurré. Puis, ayant enfilé tous les vêtements qu’on possédait, on essaya de dormir à même le sol cimenté par le gel; malgré l’abri des charges, des harnais empilés à notre chevet, ce n’était pas chose aisée par une température qui devait avoisiner — 20° et dans cet air qui fonçait à la vitesse d’un avion. A peine plus couverts que d’habitude, nos compagnons poussaient des gémissements dans leur sommeil; Azong égrenait son rosaire; Peuguin qui n’avait pas le coeur à plaisanter buvait en silence; les bêtes restaient parfaitement immobiles, comme pétrifiées. Trois fois dans la nuit je faillis m’asphyxier pour avoir rabattu instinctivement sur mon visage le capuchon de mon sac de couchage; si le bruit extraordinaire de ma respiration ne m’avait pas réveillé, je serais passé de vie à trépas sans m’en apercevoir.

A l’aube il fallut du courage pour s’arracher à ses couvertures avant que le soleil eût illuminé la tête des colosses de six mille mètres qui dominent le Choula. La tempête ne s’était pas calmée, les nuages défilaient à grande allure par-dessus nos têtes. Quand les bêtes furent bâtées, le chef prit la tête de la caravane. Il montait à grandes enjambées, la bride de son cheval au bras, tête nue par révérence, comme s’il eût conduit quelque procession solennelle au porche d’un temple rupestre, dont les pilliers surgissaient en falaises, teintées curieusement de vert et de rose par quelque action de l’altitude et du froid. Chrétiens ou lamaïstes, les Thibétains priaient pour conjurer les esprits qui hantaient ce portique du ciel ; Peuguin vomissait, mais ce n’était peut-être pas du mal des montagnes; les chevaux s’arrêtaient tous les dix pas pour s’emplir comme des outres de l’air qu’ils aspiraient en un bruit de soufflet de forge ; Liotard et moi nous claquions des dents et grelottions, le coeur battant, le souffle court.

Arrivés au couronnement, bêtes et hommes, dans leur impatience d’en finir, se ruèrent sur la crête comme à l’assaut d’une redoute. Et alors on émergea dans le vide du ciel pour voir que de tous côtés, du haut des cinq mille mètres du col, il n’y avait que des monts, des monts innombrables, et de la neige, des neiges, aussi loin que portait le regard. L’arête en lame de couteau était sous un effroyable courant d’air qui nous faisait vaciller, transperçait nos vêtements, qui semblait avoir la volonté de balayer de ces hauteurs mortes la vermine animale. Azong n’en avait cure et seul un cataclysme de fin du monde eût pu l’empêcher de sacrifier aux divinités de ce lieu intenable. Par miracle, il avait réussi â enflammer des branches de genévriers apportées de la vallée, qui s’en allaient en fumée dans le cortège des nuées effilochées rasant le col. Cheveux au vent, son jeune visage rayonnant d’exaltation, il avait tions que personne ne pouvait entendre dans le vacarme de l’atmosphère. Il ne rejoignit la caravane que lorsqu’il eut ajouté une bannière de plus au faisceau que l’ouragan courbait, et posé une pierre à la pyramide de celles que depuis des centaines d’années les voyageurs accumulaient.

Le contraste était saisissant entre le versant que nous venions d’escalader, tout en saillies géométriques de rocs bariolés, et le molletonnage incolore de la pente orientale, où, à l’abri du vent d’ouest, la neige avait pu s’accumuler en nappes épaisses, noyant les formes, offrant à nos pieds son inconsistance périlleuse. L’air immobile s’était fait subitement tiède, tous bruits s’étaient tus. Dans cette paix recouvrée, la caravane redevenue insouciante dévalait la pente; les rires et les chants avaient remplacé les oraisons. De nouveau, la voix de rogomme de Peuguin se faisait entendre, et Azong le brocardait sur ses malaises. La glissade d’un cheval qu’il fallut aller secourir comme un navire en détresse, n’altéra pas la bonne humeur générale, la joie physique qui nous envahissait grâce a l’air qui se faisait plus riche à chaque pas de l’immense descente. Elle nous aida à supporter l’abominable sentier qu’on trouva à la limite des neiges, sorte d’escalier pour titans aux marches inégales, qui nous démolit les genoux et martyrisa les chevaux.

Au soir de la dégringolade de plus de deux mille mètres, on campa dans une gorge, auprès d’un torrent et la nuit nous fit l’effet d’être exquisement printanière au souvenir de la précédente. Mais, à deux heures du matin, il prit à Azong la fantaisie de lever le camp, sous prétexte qu’il voulait traverser sous le couvert de l’obscurité une région où l’on risquait, disait-il, d’être attaqués par des bandits. Je refusai tout net de l’accompagner, préférant l’éventualité d’une mauvaise rencontre à la certitude d’une chute. Il fut convenu qu’on se retrouverait le soir à un village nommé Horeli, et ma foi, Liotard et moi nous nous rendormîmes. On fit même la grasse matinée, puis l’on se remit à descendre, sans se presser, le long du torrent qui grossissait. De brigands, il n’y en eut point dans ce défilé où vivotaient quelques pins et des arbustes fleuris. Vers le milieu du jour, le vallon s’ouvrit et déboucha enfin sur une vallée, celle du grand Mékong.»

GUIBAUT André

PELE 2016