LES LEPREUX DES BORDS DU MEKONG – 2
Comme je le disais (voir les lépreux des bords du Mekong – 1), on emploie parfois des méthodes plus radicales.
A Lomélo, ainsi qu’en plusieurs autres lieux lissous, tout le village s’arme de bambous effilés, cerne les lépreux dont on veut se débarrasser et, avec des cris épouvantables, on les pousse vers le torrent en crue. Les victimes titubent-elles en route ou hésitent-elles devant les flots impétueux ? les bambous entrent en danse et c’est le corps criblé de blessures que, bon gré nial gré, les malheureux subissent le sort que la tradition du village leur réserve : sort que, d’ailleurs, ils ont probablement fait subir, naguère, à l’un ou l’autre de leurs infortunés compatriotes !
Personne n’y voit de mal ; on raconte ces horreurs comme on boit de l’eau, sans y attacher autrement de l’importance. Les autorités, non seulement n’empêchent ni ne punissent de tels excès, mais habituellement en sont directement cause ; les ordres émanent d’elles ! Le menu peuple craintif tient, en effet, à se mettre à l’abri d’une vengeance possible de la part d’un parent des victimes. Mais à qui se plaindra-t-on de l’autorité ?
D’ailleurs, d’une façon générale, ni les intéressés ni leur parenté n’opposent de sérieuse résistance à ceux qui veulent se débarrasser de leur présence importune. C’est l’habitude ! Et puis, leur propre conscience les convainc de la nécessité d’une telle mesure. Eux-mêmes ont agi ainsi, ou n’agiraient pas autrement, en pareille occurrence. Alors ?
A Lomélo encore. une jeune femme atteinte du terrible mal, n’ayant le courage ni de mener une vie de Juive errante, ni de se jeter à l’eau, prie une compagne de l’y jeter, et pour vaincre sa répugnance, lui lègue l’unique brebis qui lui restait. Sa sinistre besogne accomplie, le cœur joyeux, elle s’en va réclamer son salaire qu’on donne avec satisfaction. . .
Ce cas m’a particulièrement frappé. Voici pourquoi. Cette personne, chassée de sa famille, était venue demander asile à la Mission de Tsechung. Cachant la nature de son mal et sa situation de proscrite : « Je suis la propre fille de l’hôte du Père à Lomélo, dit-elle : je viens chez le Père pour manger des remèdes. Aujourd’hui, j’arrive les mains vides, mais, plus tard, mon mari viendra avec des cadeaux pour témoigner sa reconnaissance envers le Père. » Tout cela est bien beau, dis-je. Mais, ce qui m’étonne, c’est que je ne t’ai jamais vue chez ton Père à Lomélo. et puis, ce n’est pas l’habitude qu’une femme voyage si loin, de village en village, par monts et par vaux, sans être accompagnée de son père ou de son frère.
C’est vrai. dit-elle. Père n’a pu me voir à la maison, parce que je suis entrée comme bru dans tel village voilà tant d’années. Et si je viens seule. c’est que les hommes sont retenus par les travaux ; plus tard, si je guéris, mon mari apportera des cadeaux au Père. Que le Père ne se fâche pas et me permette de rester à la Mission. Bon. bon, maintenant dis-moi de quoi tu souffres et je verrai si j’ai des remèdes pour toi. Il m’est venu un ulcère à la main, il y a quelques années, et aucun remède n’y a rien pu. Mais les remèdes du Père, dit-on, guérissent toutes les maladies.
Un rapide examen de la plaie, un coup d’œil sur son visage à la physionomie caractéristique et aux cils et sourcils absents. me renseignent sur la nature du mal et m’expliquent la situation particulière de cette femme. D’ailleurs. aurais-je hésité dans mon diagnostic que je n’aurais pas été long à être fixé. Un domestique me tira à l’écart et me dit en chuchotant : « Que le Père se garde bien d’admettre cette personne chez nous, elle est atteinte d’une mauvaise maladie… » Il a raison. La Mission. ouverte à tout le monde. chrétiens et païens. n’est pas une léproserie, et, sous prétexte de charité, on ne peut mécontenter tout le inonde ni surtout l’exposer à la contagion.
Tu peux passer la nuit ici, lui dis-je. Demain. je te donnerai des remèdes pour ta plaie et de la nourriture pour rentrer chez toi. Tu peux laver toi-même la plaie à la maison. Il est inutile de perdre ton temps ici : tes enfants et ta famille ont besoin de toi.
Se sentant découverte, elle ne pouvait plus insister. Elle partit donc. Mais j’ignorais alors qu’elle avait été chassée de sa famille et qu’elle nourrissait ces idées de suicide. Quelque temps plus tard, des gens de son village à qui je demandais de ses nouvelles m’apprirent sa fin tragique. Une léproserie l’eût sauvée.
Au village de Lampanten, où le P. Coquoz missionne avec succès chez les Lissou, il s’est passé, il y a des années, un cas plus épouvantable encore. Les voisins voulaient se débarrasser d’un lépreux spécialement répugnant. Deux solutions possibles. Tout le village émigre, cela se voit, lors d’épidémie de typhoïde ou de dysenteries, notamment, ou bien c’est le malade qui s’en va. On opta pour cette dernière solution.
Le village fit un festin d’adieux au malheureux. On le gava de viandes et des mets les plus succulents, on l’abreuva littéralement d’arack, de ce bon arack qu’un Lissou, même lépreux, ne saurait refuser. Le malade en oublie son mal. Au moment où ses jambes vont l’abandonner, on lui persuade de se coucher. . . dans un cercueil que la charité du village avait fourni… Voilà, c’est fait, et sans trop de difficulté encore… encore un bol d’arack, le meilleur, parce que le dernier. Les paupières s’affaissent, le sommeil s’empare du malheureux… Vite on cloue le couvercle et on le porte tout chaud, c’est le cas de le dire, à sa dernière demeure. Les gens affirment que le lendemain on entendit frapper dans le cercueil…
A Weisi même et sur l’ordre des autorités, à ce qu’on m’affirme, il vient de se passer un crime qui détient le record par son cynisme et sa cruauté particulière. Un jeune homme, fils unique d’une malheureuse veuve, était atteint de lèpre. Cordonnier de son métier et habitant la ville à l’inverse de ceux qui ont la chance d’habiter dans un coin retiré de la campagne, c’est certain qu’il constituait une gêne et un réel danger pour la population du voisinage. Il fallait l’éloigner à tout prix. Un soir donc, quelques personnes désignées à cet effet persuadent au malheureux jeune homme de se rendre en dehors des remparts de la ville, sous un noyer, où l’on avait découvert des racines propres à guérir son mal.
En approchant de l’arbre en question, il reconnaît l’une après l’autre les personnes de son quartier. Des parents, des amis, des compagnons de ses jeux d’enfance s’y trouvent réunis. La confiance l’anime, il va guérir. A son arrivée, le cercle s’élargit et laisse ainsi entrevoir une large fosse fraîchement ouverte. Sans doute, il a fallu creuser profondément pour découvrir les racines miraculeuses. Avidement, il se penche sur la fosse pour voir le remède merveilleux. Il ne voit rien. Mais il n’a pas le temps de s’étonner, car d’un coup brusque, quelqu’un l’a envoyé au fond de la fosse, une grêle de cailloux s’abat sur lui et la terre le recouvre tandis qu’il palpite encore !
Faits isolés, exceptionnels, direz-vous. Pas si rares que ça ! Et puis, il y a ceux qu’on laisse mourir chez eux ou dans le fond d’une grotte, ceux qu’on brûle vivants, avec leur maison, parce qu’ils font trop long feu. Ecoutez encore une histoire authentique, et non un conte de Barbe-Bleue.
Pour vous la raconter, je dois remonter aux origines de la République chinoise et sortir du cadre de notre Mission. La Mission du Kuangsi, confiée aux Pères des Missions Etrangères de Paris avait réussi à mettre sur pied un embryon de léproserie. Durant les six ou sept ans de son existence, l’oeuvre avait attiré un bon nombre de malheureux, qui y trouvaient, avec un baume à leurs misères, le salut éternel.
Or, un triste matin, les autorités de Nanning firent s’aligner tous les lépreux au bord d’une fosse remplie de chaux vive. Une salve de la milice locale envoie le misérable troupeau dans le fossé et voilà le pays débarrassé de ses indésirables hôtes. Cure instantanée, radicale, qui n’a guère été dépassée par les méthodes dernier cri de Dachau, Buchenwald et autres hontes engendrées par la putréfaction et la puanteur de ce renégat de XXe siècle. O progrès, où nous entraînes-tu ?
Cependant, les lépreux n’ont pas disparu du Kouang-si et l’Eglise, cette perpétuelle recommenceuse, dans sa pitié maternelle, édifie une léproserie digne de ce nom pour recueillir les plus pitoyables de ses enfants. Le R. P. Maillot s’est mis au travail et, cette fois, il faut le reconnaître, au su, au gré et avec l’appui des autorités supérieures. Cette revanche les honore, mais elle est surtout une preuve de plus que les Missions catholiques, par leur patience, leur charité et leur dévouement aux véritables intérêts du peuple, ont su se concilier la sympathie des païens eux-mêmes et acquis définitivement le droit de cité en Chine.
Au Yunnan, dans la Mission de Chaotong, un fait très caractéristique du nouvel esprit des relations entre l’Eglise et l’Etat s’est produit au cours de l’année dernière. La léproserie qui, durant 36 ans, s’était tirée d’affaires tant bien que mal, grâce aux subsides du Gouvernement et à des secours venus de l’étranger, périclitait sérieuse-ment. Les autorités eurent recours à la Mission catholique et lui confièrent non seulement le soin des lépreux, mais encore l’entière administration, avec pleine propriété, de la léproserie.
Les Pères de St-Camille, qui en reçurent la charge, ont réussi à infuser un esprit nouveau à cette maison de douleur, l’esprit de la patience et de la joie chrétiennes. Les lépreux sont bien logés, mieux nourris et chaudement vêtus. Ils ont appris l’ordre et la propreté, la charité et l’entraide fleurissent parmi eux. Plus d’une cinquantaine ont reçu le baptême à Noël.
Le journal chinois qui rapporte ces faits ajoute : « Heureux lépreux ! Oui, sans doute. Mais plus heureux, pouvons-nous affirmer, ceux qui sont cause de leur bonheur actuel et éternel. Car ces deshérités de la nature, sont d’autant plus sensibles à l’affection de leurs nouveaux bienfaiteurs qu’ils avaient été davantage délaissés par leurs coreligionnaires païens. Ils se donnent de grand coeur à Dieu et à son Eglise et meurent dans d’admirables sentiments !
« Faites-vous des amis qui vous recevront dans les tabernacles éternels, nous exhorte Notre-Seigneur Jésus-Christ, en vous servant du Mammon d’iniquité », c’est-à-dire des biens de ce monde pour faire la charité, pour réparer, par l’aumône, l’injustice qui s’est peut-être glissée dans leur acquisition ! Voilà un placement assuré et de bon rapport, voilà de l’argent que ni les voleurs, ni les nazis, ni les communistes ne voleront.
Avis à ceux qui tremblent pour leurs sous, petits ou grands, avis, surtout, à ceux qui ont le coeur bien placé et qui n’oublient pas que donner aux pauvres c’est prêter à Dieu. La charité catholique a édifié en Chine une dizaine de léproseries. Le nombre des hospitalisés va sans cesse croissant et il ne doit pas être loin de deux mille.
Quelle somme de peines et de sacrifices de tout genre cela suppose. Quel héroïsme chez les missionnaires, les religieux et religieuses qui se vouent, corps et âme, au soulagement et au salut des lépreux. La Mission du Thibet n’est pas restée en retard sur ce chapitre. Le zèle de Mgr Valentin, alors coadjuteur de Mgr Giraudeau, n’eut de cesse avant d’avoir mis sur pied une léproserie digne de ce nom : deux hôpitaux pour les tout à fait invalides, un pour les hommes, l’autre pour les femmes ; trois « cités » pour ceux qui peuvent encore travailler : hommes, femmes et enfants ; le couvent des religieuses, comprenant un quartier séparé, mais cependant dans la même enceinte ; et, pour couronner l’ensemble, une belle chapelle où malades et infirmiers prient fraternellement.
La maison de l’aumônerie, abritant aussi les Frères infirmiers. s’élève en dehors de l’enceinte et est accessible à tout venant. La propriété comprend 8 ha., enclos d’un grand mur de plus de 2 km. de pourtour. Les lépreux se livrent à l’agriculture dans les jardins et les champs de l’enceinte, ce qui, outre le bienfait moral du travail, apporte un appoint non négligeable à l’entretien de la communauté. Ils ont leur moulin propre, actionné par le ruisseau voisin.
Les travaux, commencés en 1930, furent achevés en 1934 par la bénédiction de la chapelle. A ce moment, plus de cent lépreux y étaient déjà hospitalisés. Actuellement, ils sont 250. Les traverses ne manquèrent pas. Les dépenses furent généreusement couvertes par la charité catholique et par la Mission. Mais les anciens propriétaires ou les voisins cherchèrent noise plus d’une fois à la léproserie.
Mais le coup le plus rude fut le passage des communistes chinois, ces amis du peuple (!). en 1936. Tout fut pillé, du grenier à la misérable literie des malades. Les Soeurs et les Frères infirmiers furent relâchés assez rapidement. Deux prêtres et un Frère, tous les trois Franciscains, furent emmenés pour en tirer une rançon. L’un d’eux, trop âgé pour suivre la colonne. fut bientôt relâché, mais l’on n’a plus jamais revu les deux autres.
Les lépreux du Mékong, toutefois, ne peuvent guère jouir des bienfaits de la léproserie de Mosimien, à cause de son trop grand éloignement. A ma connaissance, six malades seulement de notre région. ont été dirigés du côté de Tatsienlou et sa léproserie modèle. Ils ont mis près de trois mois à l’atteindre. Eloignement, dangers de la route. difficultés provenant de la différence de langues, pour les Lissou et les Thibétains spécialement, tout contribue à retenir chez eux les pauvres lépreux du Mékong ou de la Salouen. Le problème reste donc entier pour nous. Avec mes confrères, nous y pensons avec angoisse. Nous espérons, toutefois, que la Providence nous donnera de la résoudre un jour, grâce à l’aide de nos généreux bienfaiteurs !
Tsechung, 1948.
A. Lovey C.R. missionnaire