LES LISSOUS ENTRENT DANS MA VIE
Un diction africain moderne dit qu’un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ! C’est vrai que les vieux conservent souvent dans leur mémoire des trésors de traditions orales, de souvenirs, qu’il est bon de sauver, et pas uniquement en Afrique… Mais ce dicton me fait réfléchir. Le jour où la porte de la dernière sortie se refermera sur moi, il n’y aura pas de bibliothèque qui brûlera, à peine un petit kiosque ! Et les ethno, socio et autres logues ne perdront rien ! On m’a souvent demandé pourquoi je n’écrivais pas un livre. Cela me fait rire, les rayons des librairies croulent sous des piles de bouquins sur le Thibet, la Chine. Que pourrais-je y ajouter? C’est que moi je n’ai rien exploré, rien étudié, rien fouillé, rien noté. J’ai eu un seul intérêt, une seule ambition, une seule envie, c’est de vivre avec les gens, de partager le plus près possible leurs travaux, leurs soucis, leurs joies, leurs plaisirs… leurs chagrins, leurs peines.
Cela m’a laissé, bien sûr, une masse de souvenirs et beaucoup d’histoires bonnes à raconter. Mais pas de quoi noircir des quantités de feuilles. Les Lissou qui sont-ils? On m’a aussi souvent demandé si je préférais les Chinois ou les Tibétains. Alors là je réponds : je préfère les Lissou. Ce qui provoque de l’étonnement et une question : Mais, qu’est ce que les Lissous? On n’en a jamais entendu parler ! Alors je récite ma leçon : Les Lissous sont une des nombreuses races non chinoises de la province du Yunnan, d’origine tibéto-birmane — en tous cas d’après leur langue. Ils sont d’un type qui pourrait être aryen, si leurs beaux yeux noirs n’étaient pas un peu en amande. Rarement plus grands qu’une bonne taille moyenne, jamais corpulents, la peau d’un beau brun clair, c’est une belle race, bâtie toute en souplesse. Les filles sont souvent très jolies, les enfants gracieux et familiers. Le costume traditionnel lissou consiste en une robe légère qui vient jusqu’au-dessus du genou, serrée à la taille par une ceinture de la même étoffe, une culotte courte et, en voyage, des jambières de chanvre. Les hommes portent toujours un coupe-coupe à la ceinture et quand ils sortent ils emportent une arbalète, un carquois de peau d’ours, avec des flèches empoisonnées et d’autres qui servent plutôt pour le petit gibier; une sacoche en peau de singe pour contenir leurs affaires, leur tabac, leur pipe, leur briquet, etc. Les femmes portent des jupes plissées et des blouses, le tout en chanvre. Elles aiment les bijoux d’argent ciselé, des bracelets et des coiffures cousues de petits grains blancs, qui ressemblent à des perles mais qui sont des baies, fruits d’un arbuste, de la taille d’un grain de blé. Ce chanvre de leurs vêtements est tissé sur des métiers tout à fait primitifs, mais avec une telle finesse qu’une machine européenne ne pourrait pas faire mieux ! Toa BoJ’ai fait connaissance avec des Lissou lors d’un voyage dans la vallée de la Salouen, avec le P. Coquoz, en juin 1933. Le soir, avant de passer le col de Latsa, où nous avons l’intention de construire l’hospice, nous couchons chez le chef du village de Méta-Ka. Le Père André, qui a passé quelque temps dans la région pour construire une piste muletière à travers le col, nous a parlé de Toa Bo, du chef. Toa Bo a été longtemps le chef de brigands le plus craint de toute la région. Les Chinois appliquant le bon vieux principe selon lequel chez nous, en Valais, on nomme des braconniers comme garde-chasse, parce qu’ils connaissent tous les trucs, l’ont nommé chef de la Police du district ! Et depuis lors la sécurité règne ! Il prend son titre très au sérieux et exerce ses fonctions avec autant d’énergie que d’efficacité. Il y a eu des combats, il y a eu mort d’homme, un de ses frères a été tué sur le col par des brigands, mais il n’y a pratiquement plus d’attaques dans la région et le col est sûr. C’est un homme plutôt costaud pour un Lissou : assez grand, fortement bâti, il se tient très droit, très fier avec l’air, par moments, un peu arrogant, conscient de sa force et de son autorité. Il nous reçoit très aimablement. Nous nous installons dans la longue maison. Les maisons lissou de la Salouen sont en quelque sorte suspendues à deux mètres du sol, à une charpente de grosses perches de pin. Le plancher et les parois sont en bambous tressés, le toit est couvert de chaume. C’est très agréable et c’est propre, la poussière passant à travers les trous du plancher. Les Lissous en général sont beaucoup plus propres que les Tibétains et même que les Chinois. Leur costume léger — en chanvre — et le fait qu’ils sortent par tous les temps, fait qu’ils sont régulièrement douchés par la pluie… Ils ne dégagent pas du tout d’odeur désagréable comme les Thibétains. Ils n’ont pratiquement pas de vermine, d’autant plus qu’ils peignent soigneusement leurs cheveux. Ils donnent une impres¬sion de propreté que l’on ne voit pas chez les autres races.
La conversation est évidemment impossible. On se contente de se sourire. Le P. Coquoz et moi-même essayons le peu de chinois que nous avons appris et comme Toa Bo ne parle pas chinois, cela ne sert pas à grand chose… Notre porteur ne parle pas lissou non plus… cela fait que nous restons là à boire de la bière de sorgho, pétillante, assez forte. Les villageois viennent s’installer près du feu et nous examiner… et nous avons un peu l’impression d’être des chimpanzés dans un zoo! Chimpanzés un peu éméchés… vu les nombreux bols de bière que nous absorbons. Je suis navré de ne pouvoir parler à ces gens qui me sont sympathiques et je me promets de me mettre au lissou dès que j’en aurai la possibilité.
Il y a deux dames, très aimables, dont une particulièrement élégante, avec de beaux bracelets d’argent ciselé, et des vêtements plus élégants, et une deuxième qui porte un enfant de deux ans sur sa hanche. L’ambiance est très, très bonne et nous passons une nuit agréable, couchés sur ce plancher souple de bambous tressés. Il n’y a aucune vermine… nuit excellente donc.
Et puis nous prenons congé, partant pour le col où nous voyons pour la première fois l’endroit qui semble préparé vraiment par la nature pour recevoir la future construction de l’hospice ! Puis nous regagnons notre base à Weisi.
Dès que j’en ai l’occasion, notamment quand nous allons faire du ski au col, je commence à prendre mes premières leçons de lissou et dès que je suis installé à Siao-Weisi, avec le P. Coquoz, dès 1935, j’engage un Chinois qui parle lissou, comme professeur de langue. Soit il descend de son village situé à Lampaten, à la montagne, au-dessus de Siao-Weisi, pour venir me donner sa leçon à la Mission, ou alors c’est moi qui monte, le plus souvent, et je reste la journée au village lissou de Lampaten.
C’est un petit village de quatre ou cinq familles. J’y passe pratiquement quatre jours par semaine et y apprends beaucoup de choses, notamment le lissou. Mais j’ap-prends aussi à me servir de l’arbalète, à labourer dans des pentes invraisemblables. Je vais à la chasse avec eux. J’a-prends à me contenter d’un peu de bouillie de maïs ou de popcorn pour mes repas et je m’y trouve bien. Et je fais de rapides progrès en lissou.
Aussi, lorsque je reverrai Toa Bo et le village de Méta-Ka, je serai beaucoup mieux préparé. En juillet 1935, le P. Melly et moi partons pour le col pour commencer la construction d’un abri en pierre, qui servira de logement pendant les travaux proprement dits, qui doivent commencer l’année suivante. Au col, le temps est tellement mauvais que les manoeuvres qui portent nos bagages et qui doivent rester pour travailler, lancent nos bagages dans l’herbe mouillée et s’enfuient à toutes jambes!
Nous restons seuls avec quatre tailleurs de pierre — quatre ma¬çons — et deux cuisiniers. Je construis un abri pour le P. Melly et moi-même. Les maçons construisent le leur. Mon abri coule comme une passoire et commencent pour nous des jours extrême-ment pénibles.
Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que cela représente ! Travailler et dormir dans des vêtements mouillés, dormir sous des couvertures mouillées, sans moyen de faire un feu à l’abri. Nous faisons juste un petit feu pour cuire les repas. Et malgré cela nous commençons la construction du premier refuge. Les maçons sont tout à fait héroïques. Ils ne peuvent pas s’en aller car ils ont reçu de l’avance qu’ils ne peuvent plus rendre…
Mais de ces jours-là, j’espère que le Bon Dieu tiendra compte lorsqu’Il fixera la durée de mon séjour en purgatoire ! La pluie mêlée de grêlons, de flocons de neige, le vent qui hurle… Nous sommes à 4000 mètres, exactement à 3950. Aujourd’hui je ne puis pas comprendre comment nous avons tenu.
Mais le douzième jour le P. Melly me demande de descendre dans la vallée de la Salouen pour y recruter des ouvriers, car nous n’arriverons à rien sans manoeuvres pour porter les pierres. Il n’a pas besoin de me le répéter. Je file pour le premier col. Le col de Latsa est composé de deux passages, l’un donnant sur le Mékong, l’autre sur la Salouen. Entre les deux il y a approximativement quarante-cinq minutes de marche à cinquante mètres de l’arrête.
Je pars au galop et me précipite dans la pente très raide qui descend vers la Salouen ; la Salouen est une des grandes gouttières qui viennent du Toit du Monde, les autres étant, dans cette] région, le Fleuve Bleu, le Mékong et’ l’Iraouadi, en Birmanie. Les quatre, je, les connais très bien.
TOA BO DEVIENT MON FRERE DE SANGUne heure après avoir quitté le col je suis en plein soleil, heureux comme un enfant qui a reçu un splendide cadeau ! Cela fait douze jours que je ne l’avais pas revu, ce bon vieux soleil et c’est d’excellente humeur que j’arrive chez Toa Bo. Il me reconnaît et est plutôt surpris de m’entendre parler lissou. Il en est enchanté et nous nous installons près du feu. J’explique mon problème. D’abord il n’est pas très enthousiaste. «Tu sais, dit-il, le gros prêtre de Bahang est venu construire la piste, mes gens ont dû travailler pendant un mois, sans être payés, bien sûr, puisque le Père André construit les routes au nom du Gouvernement… alors tu vois que les hommes ne seront pas tellement enchantés d’aller travailler au Col..J’explique que nous payons, même très bien. Il a du mal à y croire mais j’ai fini par le convaincre. Alors il me promet des oouvriers pour le surlendemain. Entretemps, nous finissons la fête ! On débouche une nouvelle jarre de bière, une cruche de goutte de maïs, les villageois viennent nous tenir compagnie, l’ambiance est excellente. Dans la soirée Toa Bo devient sentimental: « Tu m’es très sympathique, je t’aime bien. Je voudrais que nous soyons plus que des amis. – Mais nous sommes des amis ! – Oui, mais je voudrais que nous soyons plus. Si tu est d’accord, je voudrais que nous soyons frère de sang ! » Alors là je m’apercois combien les Lissous me sont sympathiques. J’ai entendu, j’ai lu comment se pratiquent ces cérémonies chez les Peaux-Rouges d’Amérique, dans certaines tribus d’Afrique : on se fait une entaille pour faire couler le sang … tout cela n’est pas très enthousiasmant, mais j’accepte. S’il se fut agi d’une autre race, de n’importe laquelle, j’aurais refusé … je n’avais qu’à dire que ma religion l’interdisait, quitte à offenser, mais je ne voulais pas offenser un Lissou. Alors on réclame le coq et à mon grand soulagement je m’apercois que ce ne sera pas moi qui aura à fournir du sang mais un coq noir. La pauvre bête est promptement décapitée, le sang coule dans un bol à bière et Toa Bo et moi le buvons – à la lissoute – joue contre joue (c’est la façon lissou de faire schmolitz). Alors nous sommes frères et il est content. « Je vais tirer un coup de fusil, me dit-il, pour avertir les esprits et les hommes que nous sommes frères ». Il décroche le fusil thibétain à mèche, qui pèend avec les grandes arbalètes de guerre à la paroi, le bourre jusqu’à la gueule de poudre noire et allume la mèche. Bien que mon cerveau soit un petit peu dans le brouillard à cause de tout ce que j’ai bu, je me rends compte du danger. Je dis: « Ecoute, tu as trop mis de poudre, le fusil va éclater !» — «Non, ce fusil n’a encore jamais éclaté». — Eh bien, va tirer dehors!» — «Non, par la porte !» Il s’approche de la porte, approche la mèche et le coup part, un coup de tonnerre. La maison tressaute sur ses perches, mais le fusil n’éclate pas. Cependant, à cause du recul, Toa Bo, qui n’est plus tellement stable sur ses jambes, fait une double « coupelette » en arrière et atterrit contre la paroi de la maison. Et il est content : «Ah! c’était un bon coup de fusil», dit-il. A mon tour, je vide le chargeur de mon pistolet en direction de la lune, mais avec un effet sonore beaucoup moindre, minable. Enfin, la cérémonie a eu lieu et je m’imagine qu’il s’agit d’un truc de souIons, de quelque chose qui ne tire pas à conséquence, en quoi je me trompe complètement. Pour les Lissous, c’est très sérieux. Et au cours des années que je passerai par la suite à Latsa pendant lesquelles j’aurai souvent besoin de nourriture, d’ouvriers, il suffira d’un message envoyé à Méta-Ka pour que Toa Bo arrive avec tout ce dont j’ai besoin, et plus encore. Ce soir-là, en allant me coucher, je trouve un petit gamin endormi sous ma couverture : c’est mon nouveau neveu qui, selon la coutume, partage la couche de son oncle ! Et je m’endors avec une petite tête brune au creux de mon épaule. LA REVOLTE DES LISSOUS DU SUD Je remonte au col avec une trentaine de Lissous. Nous retrouvons le P. Melly et son équipe trempés, gelés, mais vaillants. En un rien de temps des Lissous ont monté leurs abris, parfaitement étanches. Le mien les fait rigoler, mais ils ont vite fait de l’améliorer. Puis nous nous mettons au boulot, sérieusement. Dans la forêt les bois pour les échaffaudages sont coupés, les pierres arrivent en masse, les démons de Latsa n’ont pas abandonné l’espoir de nous chasser. Mais ils ont beau souffler, cracher, la mousson vider sur nous ses gros nuages noirs, rien ne nous arrête. C’est émouvant de voir ces Lissous si légèrement vêtus chanter en travaillant, les braves maçons taper stoïque-ment de leurs massettes. Le P. Melly et son contremaître trimbalent de gros troncs d’arbres pour montrer aux Lissou ce que des Valaisans sont capables de faire ! (Ce qui, à cette altitude, n’est pas très intelligent). C’est trop beau pour durer ! Une dizaine de jours passent ainsi, de façon tout à fait satisfaisante, lors-qu’un messager arrive en courant, et dix minutes plus tard nous sommes de nouveau seuls! Dans la vallée de la Salouen, les Lissou noirs de la sous-préfecture du Sud se sont, une fois de plus, révoltés contre les Chinois — ce qu’ils font régulièrement tous les quatre, cinq ans — et les hommes de Toa Bo sont mobilisés dans la milice, ou doivent protéger leur village. Le lendemain matin, je me réveille et crois rêver en entendant une voix de femme mener un dialogue avec notre chien, Bizet. La femme dit en lissou: «Oh quel beau chien!» Bizet répond «ouah». «Jamais vu un aussi beau chien !» — «Ouah ». — «Et je suis sûre qu’il est gentil, je suis même tout à fait sûre qu’il est gentil !» Je sors et jetrouve ma belle-soeur numéro un, face à Bizet qui est assis et qui regarde avidement le gros morceau de viande saignante qu’elle tient dans ses mains. Et sur la piste une longue file de gens et de bétail descendent vers la vallée du Mékong. Ce sont les réfugiés de la Salouen. La femme de Toa Bo a fait égorger au bord de la piste un cochon pour m’apporter ce gros morceau de viande en cadeau qui sera, une fois cuite à la broche, un changement bienvenu dans notre diète. Mais pour nous c’est la fin de la campagne. Nous restons encore quelques jours, nous mettons les dernières pierres au refuge qui mesure 20 mètres carrés et aura cinq mètres de haut, pour y incorporer un galetas mansardé. Bien sûr que nous ne pourrons pas faire le toit cette année, mais le mur est parfaitement bien fait. Et lorsque je le verrai pour la dernière fois, quinze ans plus tard, il n’y aura pas une fente. Le P. Melly part le premier. Je reste avec les maçons en attendant les porteurs qui doivent venir chercher nos bagages. Pendant les années qui suivront je passerai encore bien des mois sur ce col et ferai nombre de joyeuses visites à mon frère Toa Bo. Et je verrai grandir mon neveu Aqui. Avec lui et ses copains je ferai de nombreux concours de tir à l’arbalète. Le truc de Guillaume Tell et de la pomme serait une rigolade pour un Lissou. Souvent nous mettons comme cible une orange. A trente mètres je la touche assez sou-vent… mais les gamins ne la ratent jamais ! Pas plus qu’ils ne rateraient une souris ou un moineau. J’aime penser à mon neveu Aqui, me rappeler ce beau visage brun, la frange de cheveux à la Jeanne d’Arc, les yeux brillants de plaisir de vivre. J’aime parler de lui, raconter par exemple qu’il a fait d’un honnête valaisan le complice d’un bri-gandage ! Peut-être, à une autre fois. Et dire qu’il y a plus de cinquante ans de cela. BOB CHAPPELET NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc misssionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absoluement vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et paru aux éditions « MONDIALIS » Pour essayer d’en obtenir, adressez-vous à Nicolas Buttet ou Yves Sarrasin ou Jean-Pierre Voutaz