LES PONTS DE CORDE-1
Approche humoristique des ponts de cordes. Par M. Robert Chappelet.
Dans les récits que j’ai racontés pour les lecteurs de la revue, j’ai souvent mentionné les ponts de cordes – qui étaient les moyens que nous avions pour traverser les fleuves. Aussi, la rédaction m’a-t-elle suggéré d’y consacrer une histoire, car ils sont en voie de disparition, puisque les communistes les remplacent maintenant par des ponts. Il y en a sur la Salouen, peu sur le Mékong, mais il y en a, et à d’autres endroits ils ont placé des câbles et une poulie, à laquelle est fixé un siège, ce qui permet de traverser très rapidement; il y a aussi quelques accidents, mais enfin on ne tombe pas au fleuve.
Parlons du voyage vers la première mission, aux Marches tibétaines. Nous étions donc quatre: il y avait les chanoines Pierre-Marie Melly, Paul Coquoz, Frère Louis Duc et votre serviteur, Robert Chappelet. Le voyage nous a amenés à Marseille, puis ce fut un mois de bateau, quatre jours de train pour traverser le Vietnam et vingt-trois jours de cheval. Les deux chanoines s’étaient déjà rendus aux Marches thibétaines, en exploration, en 1931. Ils nous faisaient profiter de leurs expériences. Seulement, frère Duc et moi nous nous sommes aperçus qu’ils parlaient souvent des ponts de corde, avec l’impression qu’ils cherchaient à nous faire un peu peur, attitude courante aux Marches thibétaines à l’égard des nouveaux venus.
Ils nous racontaient qu’il s’agissait de grands câbles de bambou tendus au-dessus des fleuves et sur lesquels on glissait à l’aide d’un bout de bois creusé en forme de glissière, à laquelle on était attaché par des courroies et tout ce qui pouvait arriver comme accidents; c’était dangereux. Les poteaux où étaient attachés les câbles pouvaient casser, les câbles pouvaient casser, il y avait les courroies qui cassaient, il y avait les glissières qui tournaient, ce qui les amenait sur le câble qui sciait les courroies, alors on tombait à l’eau, ou bien on arrivait trop rapidement de l’autre côté. Il y avait toutes sortes d’incidents, c’était très impressionnant; on descendait d’abord très rapidement jusqu’à la partie de la berge qui n’était pas inondée, puis on passait au-dessus de l’eau, ce qui était assez vite fait, puisque les fleuves ne dépassaient pas de beaucoup les cent mètres de large, puis on remontait de l’autre côté, les câbles faisant une grande boucle. Quelquefois, lorsqu’il pleu-vait, on arrivait trop vite, car la glis-sière passait trop rapidement. Bon, on a écouté ça, mais avec l’impres-sion qu’ils revenaient souvent sur le sujet, qu’ils voulaient nous faire un peu peur. Un jour j’en ai eu quand même assez. Je pris un air très naïf et dis: «Mon Dieu que vous avez dû avoir peur. Ah mon Dieu! Vous avez dû arriver morts de peur!» Ce qui les a calmés passablement. Je crois qu’ils ont compris que je les faisais marcher et on n’en parla plus beaucoup. Enfin, une fois arrivés à Weisi, le village où la mission allait établir sa base, son quartier général, nous avons été accueillis par deux Pères français des Missions étrangères: le Père Goré, qui était sur place depuis trente ans ou plus, et le Père Bonnemin, arrivé après lui, mais qui avait passé les ponts de corde évidemment. J’ai profité d’un moment de solitude avec le Père Goré, un homme absolument charmant, pour lui demander: «Mon Père, dites-moi voir, est-ce vraiment tellement dangereux les ponts de cor-des?» Il a éclaté de rire et répondu: «Je crois qu’il est plus dangereux de rouler en voiture en Suisse que de passer ces ponts de cordes. Moi, ça fait trente ans que je suis par là. J’ai passé ces ponts je ne sais combien de fois. Il arrive des accidents, c’est certain. Mais vous savez, surtout les nôtres, les ponts thibétains, on y passe des chevaux, des mulets, on y passe des taureaux, des vaches. Oui, il faut faire attention à la glissière, c’est sûr, mais ce n’est pas compliqué du tout, vous verrez, c’est presque amusant.» Alors j’ai rassuré Frère Duc et on n’en a plus parlé. Et pour la première fois nous avons passé le pont de Tsechung en allant apprendre le chinois chez le Père Goré. Le père a passé, et vint notre tour. J’ai demandé: «Les mulets vont passer aussi?». «Oui ils vont passer.» C’étaient de gros mulets. Alors je me suis laissé attacher par les chrétiens et le Père m’avait bien expliqué de tenir les deux mains sur la glissière pour l’empêcher de tourner, et je me suis laissé partir. La descente en direction de l’eau est assez impressionnante si l’on veut et en même temps passablement amusante. Je suis arrivé de l’autre côté, on avait tendu une courroie à travers le câble pour freiner éventuellement ma glissière si j’arrivais trop vite. Je suis arrivé en beauté. Depuis cette première, j’ai dû franchir ce pont trente à quarante fois, sans parler des ponts de la Salouen. On passait pour aller à la messe à Kinonatong, pour aller dîner chez des amis de l’autre côté, pour des mariages, des visites aux malades. J’ai dû passer ces ponts de cordes une centaine de fois. Evidemment, lorsque les nouveaux arrivaient, on leur faisait peur aussi. Je me souviens de Frère Nestor; on avait passé toute une soirée à lui faire peur. J’avais même composé une chanson qui décrivait la peur de Nestor, etc. Mais avant d’aller nous coucher je le pris à part et lui déclarai: «On vous a fait un peu marcher, au fond ce n’est pas vraiment dangereux.» Je les ai passés au moins trente à quarante fois. Il y a eu des accidents. Un de mes porteurs que j’aimais beaucoup est mort au pont de Dara, la corde a cassé. Mais c’est extrêmement rare et les accidents sont causés par la négligence des gens du village qui ne changent pas les amarres lorsqu’elles sont un peu pourries à cause des intempéries. Et mon Nestor que je voulais rassurer me répondit: «Tant pis, s’il faut crever, on crèvera.». Et il avait encore plus peur qu’auparavant, car il croyait que je lui avais dit tout cela pour le tromper. Bon, il n’est pas tombé au fleuve, mais probablement il a eu assez peur la première fois. ROBERT CHAPPELET (GSB 1996) (A suivre)