LES PONTS DE CORDE-2
Approche humoristique des ponts de cordes par M. Robert Chappelet.
C’est toute une histoire. Certains câbles en bambou sont à peu près de la grosseur de mon bras. Ils sont attachés, de chaque côté, à des poteaux bien ancrés dans des tas de grosses pierres. Quand arrive le moment de changer le pont, les gens du village s’en vont à la montagne, les hommes principalement mais aussi quelques femmes.
Les hommes sont armés de leur coupe-coupe et d’un petit couteau en forme de croissant, servant à détacher l’écorce ou fibre du bambou, car évidemment on n’utilise que cette partie. On ne peut pas tresser de gros bâtons. Tout ce qu’on fabrique à partir du bambou est fait avec sa fibre. Les paniers, etc.
Ils emportent aussi de quoi manger et boire; ils montent jusque vers 2500, 3000 mètres, limite des forêts de bambous. Les hommes coupent les tiges et les traînent en direction des campements établis pour la circonstance, où des hommes et des femmes enlèvent les fibres. Ils font une petite entaille au sommet de la perche de bambou, détachant une bande de un à deux centimètres de largeur. Les tiges de bambou constituent des sortes de bras distants d’environ 30 centimètres.
Lorsque la bande parvient à l’articulation des bras du bambou, il faut intervenir avec le couteau, sinon elle casse. Cette opération permet d’obtenir des bandes de fibre de la longueur du bambou. Les plus gros bambous peuvent atteindre de quatre à cinq mètres; il y en a de plus petits. Toutes ces bandes sont enroulées en forme de couronnes et déposées dans des paniers, de bambou évidemment. Ce travail nécessite parfois plus d’une journée, il faut compter «deux voyages», alors on campe durant la nuit et l’on ramène au village des quantités de ces couronnes de fibre de bambou. Puis les spécialistes se mettent à l’ oeuvre. Ils commencent à tresser des torons représentant le tiers du diamètre du câble qui, finalement, sera constitué de trois torons plus minces. Ils tressent donc des câbles d’une épaisseur de 3 à 4 centimètres et d’une longueur finale d’environ 150 mètres (il y a des endroits où il faut marcher longtemps sur le gravier et les pierres avant d’arriver au fil de l’eau) et même davantage. Dans les régions où le câble arrive tout de suite au-dessus de l’eau, une longueur de 120 à 130 mètres suffit. Ce travail s’effectue sur le sable ou sur un pré, dans un champ où il y a suffisamment de place pour tirer cette longueur de câble. Lorsque la confection des petits torons est achevée, les grands spécialistes interviennent pour réunir, en les tordant ensemble, ces trois torons pour faire le câble du pont. Puis vient la mise en place du câble proprement dit, qui nécessite une quarantaine de personnes environ. Si l’ancien pont existe encore, on l’attache avec des courroies, on le coupe des deux côtés et l’on tire le vieux et le nouveau pont au travers de l’eau… le vieux pont est lourd, il faut lutter contre la force du courant… une quarantaine de personnes ne sont pas de trop et c’est un travail délicat. Lorsque l’extrémité du nouveau câble est arrivée sur la rive on l’attache au poteau et l’on retire le vieux câble; on le jette. Dans la plupart des endroits, il y a deux câbles pour pouvoir profiter de la descente. De chaque côté du fleuve, se trouve un poteau d’où part un câble avec une descente et une arrivée en remontée. Mais le deuxième pont on l’attache à une bonne glissière et on le tire à travers le nouveau pont. Une fois le pont établi, on fait la fête. Les jeunes le franchissent pour éprouver son bon fonctionnement et on est tranquille pour quelques mois. Le nouveau pont doit être remonté au moment de la crue du fleuve. Durant l’hiver, lorsque l’eau est basse, on utilise pour la traversée des sortes de pirogues creusées dans des troncs d’arbres, ce qui est pratique. Il y a des endroits où n’existent pas du tout de telles embarcations, comme à Tsechung et Tsekou. Alors, c’est toute l’année que le pont est mis à contribution. Il faut donc le construire au mois de mai et pour bien faire le remplacer au mois d’octobre, quand il a été abondamment mouillé par la pluie, séché par le soleil. A Longdjreu, les habitants du village vivent du pont de corde qui constitue leur gagne-pain. Ils font payer aux personnes qu’ils aident à traverser. Il y a toujours des artisans en train de tresser de nouveaux «ponts». Avec 30 à 40 utilisations quotidiennes, l’usure du câble est considérable. Il y a toujours de nouveaux ponts prêts à être suspendus. Les artisans exécutent ce travail à longueur de journées, à longueur d’années, puisqu’il n’y a pas de barque. Sur le Mékong il y a des ponts de cordes jusqu’à la hauteur de Oui¬ten, correspondant à la hauteur de Weisi. La région des «ponts de cordes» n’est pas très étendue. A pied ou en caravane, on la parcourt en cinq à six jours. On est obligé de rester sur la rive droite, puis on passe à la hauteur de Kionatong. Après on ne peut plus traverser puisque la rive droite est constituée par un rocher à pic. Il n’est pas question d’y attacher un pont de cordes. Pour monter à Yerkalo, nous passions toujours le pont à Longdjreu, puis on restait sur la rive gauche. Mais dans la partie nord, cela change complètement. A Yerkalo il n’y a déjà plus de pont de cordes, pour la bonne raison qu’il n’y a plus de bambous à cause du climat thibétain, trop froid pour cette plante. Dans cette région, les fleuves se traversent en barques faites de peau de yack. C’est une tout autre histoire: les barques ressemblent à des paniers ronds constitués d’une structure en bois, sur laquelle sont tendues des peaux de yacks bien graissées pour les rendre imperméables. La traversée est confiée à des spécialiste, car cela risque de chavirer sans cesse, étant donné la forme ronde de l’embarcation. Il faut continuellement ramer d’un côté ou de l’autre pour corriger la direction imprimée par le courant: je préférais me servir d’une bonne longueur de câble plutôt que d’utiliser les ponts en peau de yack… mais là aussi, il n’y a pas beaucoup d’accidents. Dans la vallée de Salouen, à partir de Kionatong, en descendant vers le sud, on trouve des ponts de cordes dans chaque village, dans chaque hameau. Et les accidents sont vraiment rares. J’y ai perdu une très jolie mule, une des plus belles que j’aie eues, mais ce n’est pas le pont qui a cassé, c’est le poteau auquel le câble était attaché. Si le pont avait cédé, la mule s’en serait sortie, car elle nageait très bien. Mais le poteau la poussait sous l’eau, nous l’avons tirée dehors évidemment, mais elle était morte. J’ai également eu un autre accident stupide: j’avais reçu de Suisse un magnifique chapeau de feutre. Il était vraiment beau, j’en étais très fier et le portais beaucoup. En passant le pont près de la bifurcation de Tsechung, un coup de vent survint le long du fleuve tandis que la glissière avait vraiment l’air de vouloir tourner, ce qui mobilisa mes deux mains, pendant que le vent emportait mon chapeau. J’avais le choix entre sauver mon couvre-chef en lâchant d’une main la glissière ou tomber dans le fleuve; j’ai préféré laisser partir le chapeau. Mais cela m’a beaucoup vexé. J’ai décidé de mettre fin une fois pour toutes à de pareilles choses en me fabriquant une de ces glissières, appelées en thibétain «vuata». Je me suis confectionné une «vuata» en bois de chêne, à l’aide d’une grosse branche, si bien que la glissière était très profonde. Les glissières habituelles, celles que tout le monde utilisait, avaient une profondeur approximative de 8 à 10 centimètres. La mienne avait au moins 20 centimètres et je me disais: celle-là au moins ne tournera pas, quoi qu’il arrive. J’y avais gravé mon nom au fer rouge, en recommandant à mes gens de ne jamais la prêter à quiconque, puisqu’elle m’était réservée. Elle était évidemment lourde et je ne pouvais pas l’ empôrter en voyage. Je l’utilisais dans la Salouen. Je ne l’ai jamais emportée dans le Mékong. Un missionnaire français est mort au pont de Kionatong: il fuyait devant les Thibétains, au moment de la persécution. ROBERT CHAPPELET (à suivre)