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LES TRIBULATIONS DE L’EGLISE AU THIBET

Après avoir vu de mes propres yeux l’heureux pays de Suisse, le comportement de ses habitants, leurs beaux habits et leur bonne nourriture, et après avoir connu leur heureuse situation; en repensant dans mon esprit à tout ce qu’ont enduré nos prêtres au pays du Thibet, à ce que mes parents m’ont dit des souffrances endurées par ces mêmes prêtres alors que je n’étais pas encore né; aux souffrances de l’Eglise dont j’ai été moi-même témoin : tout cela, bien que je ne puisse ni ne sache l’écrire rigoureusement et clairement, j’en écrirai ci-après un tant soit peu.  

Voici ce que m’ont dit mes parents: autrefois dans notre pays il n’y avait que deux religions : celle des lamas et celle des sorciers. Personne ne connaissait la religion chrétienne, ni Dieu, ni le ciel ni l’enfer. Le lamaïsme consistait en ceci : durant les cérémonies, après avoir battu le tambour, agité la clochette, sonné de la trompe et brûlé des rameaux odoriférants, à faire des prières aux esprits. Quant à la sorcellerie : un homme tombait-il malade, il fallait inviter le sorcier à tirer les sorts. Lorsqu’il avait interrogé les sorts, il disait que le mal provenait de l’esprit de l’eau, ou bien de l’esprit de la montagne ou de celui du chemin; ou bien il disait: «Tu as coupé un arbre noir (hanté)». Lorsqu’il avait déclaré de quel esprit local prenait le mal, après avoir tué un coq ou un cochon, il fallait offrir cette viande en sacrifice au démon et prier longuement auprès dudit arbre. Les gens devaient bien se garder d’offenser le sorcier, sinon il y avait à craindre qu’il ne portât préjudice à l’âme des gens et qu’elles ne meurent. Autre exemple : le sorcier déclarait que le démon hantait telles terres et les gens n’osaient plus y demeurer. Cela se passait il y a environ deux à trois cents ans. Ensuite un prêtre est venu s’établir dans une région qui relevait de Lhassa, dans les villages d’Aben et de K’ionathong, dans un territoire hanté des démons, où les païens n’osaient justement plus demeurer. Un prêtre l’ayant acheté, il y bâtit une chapelle et il y prêcha la religion. Les villageois ayant ajouté foi au Père et ayant embrassé la religion, les lamas et les moines (bouddhistes) se mirent à se moquer du Père et à le couvrir de toutes sortes d’insultes. Ensuite ils décrétèrent que le Père n’était pas autorisé à établir la religion et en outre qu’il ne pouvait résider en ce lieu et ils le chassèrent.Finalement, le Père ne put faire autrement que d’abandonner toutes ses affaires et la chapelle et de se réfugier en un endroit situé plus bas, à la jonction de cette vallée avec la Salouen. Mais les moines, bien que le Père fût parti, ne se tinrent pas pour satisfaits; ils poursuivirent le Père et l’atteignirent au pont de cordes de Chop’ou sur la Salouen, au moment où le Père glissait sur le pont. Les moines tirèrent alors sur le Père; celui-ci, blessé d’un coup de feu et ne pouvant échapper, dit au domestique qui passait le pont en même temps que lui : «Avec ton sabre, coupe la courroie qui me retient; tu dois sauver ta vie», ajouta-t-il. Le domestique, exécutant les ordres du Père, coupa avec son sabre la courroie du Père et celui-ci tomba dans le fleuve. (Il s’agit du P. Pierre-Marie Gabriel Durand, des Missions Etrangères de Paris, qui mourut en 1863, noyé dans la Salouen.) Alors les moines emportèrent toutes les affaires de la maison du Père et ayant complètement démoli la chapelle, ils en emportèrent tous les beaux vitrages. Le corps du Père ayant été retiré du fleuve, il fut enterré dans une grotte; par la suite, les gens du Tsarong déterrèrent ses ossements et les jetèrent à nouveau dans le fleuve.On voit encore aujourd’hui dans cette grotte l’endroit où l’on avait enseveli le Père. Ce Père a enduré des souffrances sans pareilles; nous n’en connaissons qu’une petite part. Par la suite et durant quelques dizaines d’années, l’on n’entendit plus parler de l’Église. LES ÉPREUVES DES PÈRES DE TSEKOU Ensuite, combien d’années, même nos aïeux ne sauraient le préciser, voici ce que m’a dit le père de ma femme : lorsqu’il avait seize ans, on construisit à Tsekou une belle église; trois Pères y résidaient. Parmi eux, il était un Père âgé qui ne pouvait guère voyager; on l’appelait le Père Bonjour; il avait un excellent caractère. Un autre était tout jeune, récemment arrivé d’au-delà de l’Océan; il s’appelait P. Génestier (Jenyié). Il y en avait encore un autre dont je ne connais pas exactement le nom. Voici ce que m’a dit mon père : à. cette époque, il n’y avait pas de sentier entre la région des Six-Lieux (Tsechung) et le Ndia-yul (la vallée de la Salouen) mais une épaisse forêt et de hautes montagnes. Lorsque les gens du Ndia-yul se rendaient auprès des Pères (de Tsekou) pour y chercher du thé ou du sel, avant qu’on ne lui parle, ce Père savait ce que les gens désiraient. C’est pourquoi, par la suite et jusqu’à ce jour, les gens le regardent comme un saint. Il y avait à Bahang, au Ndia-yul, une famille qui, bien qu’il lui fût né sept à huit enfants, n’en pouvait élever aucun: tous mouraient. Soupçonnant un sorcier d’en être la cause, pensant que le sorcier mangeait l’âme de ses enfants, l’homme tua le sorcier, puis il s’enfuit au pays thibétain (c’est-à-dire à Tsekou) et vint supplier l’Eglise de l’aider. Les Pères le baptisèrent et lui imposèrent le nom de Joseph et à sa femme ils donnèrent le nom de Marie. Oeuvre merveilleuse du Seigneur Très-Haut: il naquit à ces époux, durant les dix années et quelques qu’ils demeurèrent au pays thibétain, trois fils, lesquels ne furent point malades, mais purent être élevés parfaitement. Par la suite, lorsque les Pères voulurent se rendre au Ndiayul pour y établir la religion, ils y renvoyèrent Joseph; celui-ci ayant longuement délibéré avec son frère aîné et son frère cadet et avec toute sa parenté, ils allèrent chercher le P. Génestier et lui construisirent une maisonnette de planches dans laquelle il demeura durant quelques années. Combien ce Père aura souffert pour arriver jusqu’à Bahang par des chemins si détestables et, une fois arrivé à Bahang, en raison du manque de nourriture et de boisson convenables! Cependant, l’on n’entendit jamais une plainte de la part du Père; il aidait les gens et donnait des remèdes aux malades. Tous les villageois ayant abjuré le paganisme se firent chrétiens. Le Père en conçut une joie immense et il songea à construire une église. C’est pourquoi, toute la population, qui avait été autrefois païenne, s’étant réunie et ayant bu la bière, il fut convenu de vendre au Père le terrain où l’on battait le tam-tam, et c’est là que le Père fit les préparatifs pour construire l’église. Lorsque le P. Génestier construisit l’église de Bahang, mes parents n’étaient pas encore entrés dans la religion. Cependant, ils aimaient beaucoup le Père. De même les villageois de Bahang, qu’ils fussent chrétiens ou non, ils aimaient tous le Père. Cependant la lamaserie et les moines de Tchrong-pou-thong venaient sans cesse trouver le Père pour lui dire: «Un ordre étant arrivé de la part du Précieux Vainqueur de Lhassa (le dalaï lama) veuille bien t’en retourner dans ton pays; que si tu refuses de partir, viendront des soldats thibétains de Lhassa; que s’ils te persécutent, nous ne pourrons rien faire pour t’aider.» Parfois, ils injuriaient le Père. Bien que les moines l’injuriassent, le méprisassent et se moquassent de lui de cette manière, le Père leur répliquait: «Même si vous me tuiez, je n’abandonnerais jamais ce lieu et je ne retournerais pas dans mon pays.» Alors les moines, voyant qu’ils ne pouvaient pas faire fléchir le Père, appelèrent à leur aide les soldats thibétains du Tsarong et se proposèrent de nuire au Père (c’est-à-dire de le tuer). Ce qu’ayant compris, le Père réunit chrétiens et païens de Bahang. Ayant tenu conseil avec le Père, environ trente à quarante jeunes gens du village jurèrent de ne faire qu’un coeur et qu’une vie avec le Père. Ils préparèrent armes et poison (pour les flèches) puis ils se rendirent sur le col d’Alo, se postèrent au-dessus et au-dessous du chemin, se firent un rempart avec des troncs d’arbres et ils y attendirent les soldats thibétains. Quant aux soldats thibétains, ayant appris que le Père se trouvait en cet endroit, ils firent halte de l’autre côté de la montagne, y burent le thé et dînèrent. Puis, ils envoyèrent deux hommes pour dire au Père de venir comme intermédiaire. Le Père, ne sachant pas qu’il s’agissait de soldats thibétains, ne leur tira pas dessus, mais il répondit qu’il n’était pas question de palabrer avec eux deux. «Retournez-vous-en par un autre chemin», leur dit-il. Alors, un des villageois, pensant que les hommes qui se trouvaient auprès du Père étaient des soldats thibétains, qu’ils avaient apporté une corde jusque derrière la colline et qu’ils étaient venus pour se saisir du Père, leur décocha des flèches empoisonnées. A ce moment, le Père, réalisant lui aussi la situation, fit feu et coucha les deux hommes à même le chemin. Alors, les hommes qui se tenaient au-dessus et au-dessous du chemin se levèrent à la voix du Père et ils s’approchèrent de l’endroit où étaient tombés les deux hommes pour voir s’ils étaient morts. «N’approchez pas», leur cria le Père. A l’instant même, les soldats thibétains arrivaient sur le col et le combat s’engagea de part et d’autre et dura environ vingt minutes. Les soldats thibétains battirent en retraite de l’autre côté du col, traînant derrière eux le cadavre des deux hommes tués sur le col. Ils allèrent se cacher dans deux maisons du village de Kiong-ra. Le Père et la milice du village les poursuivirent. Lorsqu’ils parvinrent à Tchrong-dé au-dessus de Kiong-ra, la nuit était tombée. Le Père et la milice ne dormirent pas de toute la nuit. A la pointe du jour, ils donnèrent l’assaut au camp adverse et ils se proposèrent d’incendier les deux maisons (où s’étaient réfugiés les soldats thibétains) mais elles étaient vides: pas âme qui vive. Ayant démonté un grenier, les soldats thibétains s’étaient servis des matériaux pour confectionner un radeau sur lequel ils avaient passé le fleuve. Mais, les eaux étant agitées, elles avaient emporté le radeau; plusieurs périrent dans les eaux, dit-on, et seuls quelques-uns réussirent à s’échapper. Quelques-uns de ceux qui avaient échappé jurèrent de ne plus redescendre au Ndia-yul pour y porter la guerre. Ensuite on put à Bahang construire en toute tranquillité maison et église. Dix-neuf personnes furent occupées à la construction de la résidence du Père et à celle de l’église. Les souffrances de l’Eglise Après ce combat des gens du Tsarong et des soldats thibétains (contre le Père et sa milice villageoise) le nombre de ceux qui se convertissaient à la religion allait croissant de jour en jour, au point que les moines de la lamaserie se mirent à jalouser le Père. Ne pouvant se résigner à cet état de choses, les moines des lamaseries du Thibet et ceux de la lamaserie du Ndia-yul se concertèrent. Les moines des lamaseries du pays thibétain persécuteraient les Pères de Tsekou et ceux du Ndia-yul persécuteraient le P. Génestier de Bahang. Les Pères eurent claire connaissance de ces dispositions. Les moines de Tchra-pou-thong vinrent à maintes reprises dire au P. Génestier: «Le gouvernement thibétain va venir pour te nuire, veuille donc t’en retourner dans ton pays; dès maintenant les moines se sont mis en campagne pour chasser les Pères du pays thibétain.» Alors le P. Génestier envoya deux hommes pour aller chercher le vieux Père au pays tibétain. Les fenêtres de l’église et de la résidence des Pères avaient été transformées en meurtrières par des amas de pierres et toute la population du village, petits et grands, devaient rester à la résidence des Pères. Les hommes ayant bien préparé leurs armes, devaient veiller tout alentour de la maison. Alors que tout était bien décidé et disposé, voilà qu’arrivent les soldats du chef de Tch’rong-pou (Khampou). Ils dirent au Père: «Ne nous battons pas! Si le Gouvernement de Lhassa venait, nous n’aurions pas la force de combattre.» Le Père ne les écouta pas: «Si je dois mourir, je mourrai avec les chrétiens: je ne me retournerai pas pour partir.» Quant à eux, ils dirent que le Père ne pouvait pas ne pas partir et, le tirant par la main, ils l’emmenèrent. Sur ce, comme il n’y avait plus de chef de la milice ni des gens qui s’étaient réfugiés à l’intérieur de l’église, personne, enfants ou adultes, n’osant plus y rester, chacun pour son compte s’enfuit pour aller se cacher dans la forêt. Voici la raison pour laquelle les soldats du chef de Tch-rong-pou (Khampou) avaient emmené le Père: ils s’étaient entendus avec les moines de Tchra-pou-thong et la moitié de ceux-ci s’étaient postés au bord du fleuve, à Pong-dang, et ils attendaient près du chemin que suivait le Père. Lorsque le Père arriva à cet endroit, il se mit à pleuvoir légèrement ét la poudre des fusils tibétains devint humide; bien qu’ils tirassent sur le Père, la poudre ne prenant pas feu, l’un dit à son compagnon: «Toi, tire ! tire!» Ce qu’entendant, le Père regarda avec soin près du chemin, il vit deux hommes portant fusil et, faisant feu, il coucha à terre les deux hommes. Là-dessus, tous les autres prirent la fuite. Quant aux soldats du chef (de Tch’rong-pou) qui accompagnaient le Père, ils ne tirèrent pas un coup de feu sur l’ennemi, se contentant de tirer en l’air, à vide. Le Père découvrant leur supercherie se fâcha tout rouge, puis il partit pour Yunnan-sen en passant par le col de Latsa. Les miliciens de Peudrong (village dépendant de la lamaserie de Tchrapou-thong) et l’autre moitié des moines (de ladite lamaserie) se rendirent à Bahang, mais ils n’osaient pas entrer dans la résidence du Père. Un certain Pundiong poussa un cri par derrière la maison et tira un coup de feu; comme de l’intérieur de la maison ne se faisaient entendre ni coup de feu ni cri d’homme, on comprit qu’il n’y avait personne à l’intérieur. Alors, tous se précipitèrent dans la maison et, après avoir emporté les objets religieux et les autres affaires de valeur, ils incendièrent maison et église. Un homme ayant trouvé un réveil dans la chambre du Père, l’emporta tout joyeux. Parvenu au col d’Alo, le réveil se mit à sonner; l’homme fut terriblement épouvanté et, laissant là le réveil, il prit la fuite, s’imaginant que l’esprit de l’étranger se trouvait dans le réveil. Arrivé chez lui, il battit le tam-tam et récita des prières, suppliant l’esprit de ne pas lui nuire! De même, un autre homme avait emporté les beaux ornements et le calice du Père. Il revêtit ces ornements dans le lieu où les villageois s’assemblaient et, pour se moquer du Père, il singea la célébration de la messe. Peu de temps après, cet homme contracta en son corps une maladie vermineuse et il en mourut. Jusqu’à nos jours les gens racontent ces événements. ZACHARIE  

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