Mosimien
« Les débuts furent durs en 1931 dans la vieille masure chinoise où l’on s’installait. Il fallut construire à grande fatigue, faisant venir de loin le matériau de construction porté à dos d’hommes. Les lépreux, à cette époque, se jetaient dans le torrent pour éviter d’être brûlés vifs ou enterrés vivants par leurs familles auxquelles ils inspiraient de l’horreur. Dès les premiers jours, ils furent trente et un qui sortirent des antres secrets de la montagne.
Dans la région se colportaient des faits lugubres. On prétendait que les Tibétains de l’autre côté de la frontière faisaient des incursions pour enlever des prisonniers qu’ils torturaient à plaisir. De là à raconter que les religieuses recueillaient les lépreux dans un but diabolique, il n’y avait qu’un pas, car enfin, quels avantages avaient-elles à ramasser ces déchets d’humanité ? Un incident en dit long sur l’état d’esprit de leurs voisins.
Un certain jour de printemps, un malade arrive péniblement sur ses moignons sanglants. Il pleure et ne dit mot. Le croyant muet, les religieuses le conduisent avec les autres hanséniens. Sa langue se délie, il s’explique : « Les gens disent que les Sœurs prennent les lépreux pour les tuer, alors je suis venu… » (tous rient). « Et tu n’as pas peur de mourir ? » « Non, justement c’est pour cela que je viens. » (l’hilarité redouble). « Mais qu’est-ce que tu crois donc ? Que nous aussi nous sommes venus pour nous faire tuer ? »
Les mines joyeuses de ses nouveaux compagnons rassurent le pauvre homme qui se tourne vers la religieuse présente : « Sieou Tao, si vous laissiez les lépreux revenir chez eux, on ne dirait plus que vous les tuez pour en faire des médicaments. » « Peut-être, réplique Thui Hong au visage ravagé, mais comment nous recevrait-on ? »
Il n’oublie pas ce qui est arrivé à Kin qui, après dix jours de marche, se tenait le cœur battant devant chez lui pour y passer quelques jours. Ses frères l’accueillirent par ces mots : « Si tu restes ici, tu seras brûlé vif !… » Le pauvre Kin avait repris son bâton de voyageur, le cœur meurtri. Sur la porte son vieux père pleurait.
En cours de route, le malheureux avait été invectivé : « Si tu reviens, malheur à toi !… »
Il est vrai que le lépreux des Marches du Thibet étaient particulièrement atteints. A la fin d’une longue tournée dans les centres hanséniens de tout l’Extrême-Orient, un léprologue arrivant à Mosimien avait déclaré : « Nulle part je n’ai vu de malades aussi décomposés que ceux de ces régions. Ce sont tous des incurables, on ne peut qu’essayer de les soulager. » Les premiers malades reçus avaient traîné leur mal pendant plus de vingt ans parfois. Le climat excessif, l’âpreté de la vie, l’ignorance ou l’impossibilité de la moindre hygiène faisaient des ravages incroyables, à tel point que les membres restaient en état de décomposition permanente et qu’il était impossible de distinguer d’après les visages s’il s’agissait de femmes, d’hommes ou d’enfants.
En 1931, quatre religieuses européennes tinrent héroïquement envers et contre tout : elles finirent par gagner la confiance des habitants, parvinrent à construire une vraie chapelle, une vraie léproserie avec dispensaire, puis recueillirent des enfants abandonnés.
Ce que Marie Chrysanthe découvre à sa venue n’a plus rien de comparable, mais la vie reste dure quand même et il est difficile de trouver ce qu’il faut pour la nourriture, le vêtement, le confort relatif des malades. Le « toit du monde » est aussi le « bout de la terre. » »
Extrait tiré de « VOLONTIERS Le mot-clé d’une étonnante aventure missionnaire – Marie Chrysanthe de Jésus (1894-1963) (Felicie von Hurter) par Marie Bernard F.M.M. – Imprimatur Paris, 15 mars 1966 – J. Hottot – Imp. Francis. Missionnaire 16, avenue de clamart 92 – Vanves – 1970 (2ème éd.)
DMC