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“ON NE BADINE PAS AVEC LES CHOSES DU CIEL”

M. Chappelet, rentré en Suisse depuis ce printemps, a bien voulu écrire l’article suivant à l’intention de nos lecteurs. Nous l’en remercions tout en lui disant nos souhaits de bon séjour au pays natal qu’il revoit après vingt ans d’Extrême-Orient. Comme nos lecteurs le savent, M. Chappelet fut expulsé par les communistes en mai 1952 avec les Pères André et Emery. Resté à Hong-Kong depuis, il a dû rentrer au pays pour soigner ses yeux.  Mais il a hâte de rentrer « chez lui » en Extrême-Orient, comme il dit, où, ses bons services sont appréciés en maints endroits. Comme si je lisais une édition nouvelle, revue et augmentée, d’un livre jadis bien connu et aimé, je refais connaissance avec la Suisse.

Et après avoir, pendant vingt ans, étudié les races indigènes les plus variées d’Extrême-Orient, j’étudie d’un oeil attendri, bien que parfois un peu critique, mes compatriotes. Ce que je vois me fait plaisir. J’avoue cependant que je suis parfois légèrement agacé par le sentiment de supériorité que donne aux Blancs leur civilisation scientifique et mécanisée.  Huit fois sur dix, quand je parle d’un pays lointain et de gens qui me sont très chers, mes interlocuteurs réagissent de la même façon : « Que ces gens sont donc primitifs, sauvages et superstitieux. »  Il serait difficile de nier que des gens qui n’ont ni radio, ni frigorifique, ni machine à laver la vaisselle, ni même de brosse à dent, qui se tordraient de rire devant les tableaux de Dali et de Picasso, soient des primitifs.  « Sauvages », là, ma foi, je vois pas mal de choses faciles à rétorquer ! Je ne vois pas, par exemple, en quoi mon ami To-A-Bo, qui de temps en temps dévalise un gros marchand chinois qui vient d’exploiter honteusement les gens de sa race, est plus « sauvage » que le chauffard qui passe dans les villages au 120 à l’heure ! Mais ce n’est pas là mon sujet. Je veux plutôt vous parler, aujourd’hui, d’un aspect particulier de la « superstition » des indigènes des Marches thibétaines. Je dis « superstition » sous toute réserve, car je me suis toujours méfié de ce mot et, depuis que les communistes s’en servent pour désigner toute croyance ou pratique religieuse, ma méfiance s’est encore accrue.  Il est évident que nos indigènes ont un grand nombre de croyances et de pratiques purement superstitieuses, et les Blancs, avec leur chiffre treize, leurs chats noirs, leurs salières renversées et leurs miroirs cassés devraient être moins prompts à leur jeter la pierre.  Je connais des gens, par ailleurs parfaitement cultivés et raisonnables, qui refusent énergiquement de laisser allumer trois cigarettes avec une seule allumette, ce qui, entre parenthèses, ferait drôlement rigoler les trhibétains !  En outre, nos lamas magiciens échangeraient volontiers leur magot pour le compte en banque de la plupart des cartomanciennes, voyantes, médiums, fakirs et autres attrape-nigauds ! Mais la difficulté consiste à savoir où la superstition finit et où la foi religieuse commence. Voilà une ligne de démarcation difficile à tracer. Là encore, il y aurait matière à un grand volume.  Parmi les nombreuses anecdotes qui pourraient servir à illustrer un pareil livre, j’en choisis quelques-unes au hasard et je laisserai aux lecteurs de Grand-St-Bernard-Thibet le soin de tirer les conclusions. Licou-A-Ho était le plus désagréable bipède que j’aie jamais rencontré dans ma vie. N’ayant jamais fait une journée de travail honnête, il se spécialisait dans un certain nombre d’activités aussi louches les unes que les autres.  Je me contenterai de mentionner l’extorsion, l’escroquerie, le commerce d’armes et d’esclaves. C’est au sujet de cette dernière industrie que j’eus avec lui de nombreux démêlés et, comme les mandarins chinois se bornaient toujours à le relâcher avec une amende, chaque fois qu’il était arrêté, j’avais été obligé (de l’avertir que s’il vendait encore un seul Lissou de la vallée aux Thibétains, j’allais faire justice moi-même. Un jour, il discutait de la vente d’un fusil avec un acheteur éventuel devant la Mission de Tchrongteu. Pour prouver que l’arme était bonne, il tira sur la croix de l’église.  Jusqu’au grand tremblement de terre du 15 août 1950 qui la fit tomber, la croix trouée fut, pour les chrétiens et beaucoup de païens, un memento terrible. Peu de temps après ce coup de feu sacrilège, A-Ho mariait sa fille. Nombreux furent les invités et la fête se prolongea tard dans la nuit.  Au petit jour, A-Ho fut tiré de son lit par une bande de Thibétains, jeté au pied d’un arbre et abattu d’un coup de fusil pour avoir pris part à une querelle entre chefs indigènes. Aussi longtemps qu’on parlera de Lieou-A-Ho sur la frontière, on parlera de lui comme de l’homme-qui-a-tiré-sur-la-croix ! Un jour, plus tard, je causais avec un lama important de la lamaserie voisine, celle de Tchamoutong. dans la cour de la Mission.  Le lama, tout en causant, pointa du doigt vers la croix trouée et me dit :Voilà le trou qui a coûté la vie à Lieou-A-Ho. — Tu crois cela, toi, lui dis-je d’un air sceptique. — On ne badine pas avec les choses du ciel », me fit-il d’un ton sévère et il partit.  Joang était surtout connu sous le sobriquet de « Kong rive », dont la raison était apparente et qui, du reste, m’a été appliqué maintes fois, plus ou moins malicieusement, derrière mon dos. « Kong rive » veut dire, en thibétain, longues jambes.  Et en effet, Joang m’arrivait à l’oreille, ce qui, pour un indigène, n’est pas mal car je dépasse les six pieds. Je l’avais connu adolescent dégingandé et inoffensif. Mais un proverbe chinois dit : « Avec les bons on devient bon et mauvais avec les méchants ! » et Joang avait fréquenté les méchants.  A l’époque où se déroulent les événements suivants, tout laissait prévoir pour Kong rire une carrière identique à celle du héros de l’histoire précédente. Joang était fermier de la Mission et une histoire de terrain de peu d’importance et dans laquelle, du reste, ses torts sautaient aux yeux, provoqua sa rupture d’avec les Pères.  Il fit, à la résidence, une scène violente et non seulement il insulta grossièrement les Pères mais partit en proférant des menaces. Les vieux chrétiens sages secouaient la tête et prévoyaient un malheur.« Longues-jambes » partit pour la province du Tsarong (Thibet indépendant), dans l’intention d’y vendre un fusil.  Au sommet du col, deux voyageurs thibétains, qui s’étaient joints à lui, s’emparèrent de l’arme et s’en servir pour le tuer. On racontera longtemps encore l’histoire de Joang, le Kong rine, qui mourut pour avoir insulté les « hommes de Dieu ». Quand je fis sa connaissance en 1933, à la Mission de Bahang, Chi-Chi-Paulo était un gamin sympathique et amusant.  Le P. André, à dessein, prenait sa forte voix de basse pour le gourmander, mais Paulo, en vrai Thibétain, ne perdait nullement son aplomb. Faisant le signe de la soumission, les mains jointes à la hauteur du front, il s’inclinait très bas en murmurant avec un sérieux de vieux grand-père « que le Père veuille bien ne pas se fâcher ». Trop souvent, hélas ! on entend dire à un missionnaire, en parlant d’un jeune homme qui a mal tourné : « Si vous saviez comme il était gentil lorsqu’il était petit. » C’était bien le cas de notre Paulo. Mais plus tard, la mauvaise compagnie, et des tares de famille aidant, il devint un voyou. Au fond, cependant, il n’était pas méchant. J’avais gardé une certaine indulgence pour cet enfant terrible et, maintes fois, je l’avais tiré d’un mauvais pas. Vint le jour où Paulo exagéra. Le Père, ayant essayé de lui faire entendre raison, il piqua une crise de rage, comme les Thibétains savent en piquer, hurla des injures, jeta des pierres au missionnaire et finit par démolir la porte (le la cuisine. De nouveau les têtes grises prédirent un malheur.Lors de l’invasion thibétaine, au cours des troubles qui précédèrent la « libération communiste », Chi-Chi-Paulo accompagna les envahisseurs et fut présent au massacre du mandarin rouge. Pensant sans doute qu’un pantalon était plus utile à un vivant qu’à un mort, il en débarrassa le cadavre du mandarin, sans se douter que ce vêtement allait lui coûter la vie. Mais, était-ce bien le pantalon ?  Nos indigènes vous assurent du contraire. Bêtement pris par les Rouges, il fut amené au grand meeting de Sekkine, en février 1951 et condamné à mort. Je me doutais que, cette fois, il ne serait pas facile de le sauver. J’allais néanmoins plaider sa cause auprès des chefs communistes.  Ayant épuisé tous mes arguments, je leur disais que le Père de Bahang se joignait à moi pour demander sa grâce. Le principal chef rouge eut un sourire narquois et me demanda : « Le Père ne l’a-t-il pas élevé ? » Je dis oui. « N’a-t-il pas toujours été comme un père pour lui ? » Je répondis affirmativement mais ne savais où il voulait en venir.  « Et cette crapule lui a jeté des pierres ; nous avons vu la porte qu’il a démolie. Nous allons lui enseigner la reconnaissance avec une balle dans la peau. » Paulo était perdu. J’obtins néanmoins qu’il puisse se confesser et recevoir la sainte communion. Il mourut bravement, abattu par cinq balles.  Je le vis mourir et ensuite, devant ce cadavre sanglant et mutilé, il me semblait que c’était hier seulement que je le voyais à l’école, dans la cour de la résidence ou sur les sentiers du pays.  Dix-huit ans s’étaient écoulés pourtant et ce gentil petit garçon d’alors était devenu cette chose inerte, couverte de boue et de sang, qui gisait à mes pieds. S’il y avait eu une tombe et que nos indigènes eussent à y mettre une épitaphe, ils auraient mis : « Mort pour avoir jeté des pierres au Père. »  Je n’ai jamais entendu le nom du triste et malheureux individu dont la fin tragique impressionna fortement l’imagination de nos indigènes. Il était originaire du village de Poreta, dans la vallée du Mékong, et n’était connu que sous le nom de Poretaha.  Il faisait partie d’une bande de Thibétains qui, pendant une semaine, avaient molesté les habitants de la vallée de la Salouen.Un jour qu’il était assis, à l’intérieur de la grande porte d’entrée, à la résidence de Tchrongteu, il déchargea son fusil dans le plancher du salon-bibliothèque sous lequel il se trouvait.  La balle, traversant le plancher, perça un trou dans la belle table laquée du salon, un autre dans le panneau peint qui formait le plafond et alla briser une ardoise du toit. Un des hommes qui étaient avec lui, fit : « Que fais-tu là, imbécile, tu ne sais donc pas ce qui est arrivé à Lieou-A-Ho ? » Le lendemain, il était assis exactement à la même place, s’amusant avec son arme, quand le coup partit et la balle vint se loger dans son genou. Elle avait pénétré en plein dans l’articulation et je n’aurais pu l’extraire sans une délicate opération que je ne tenais pas à essayer.  Je me contentai donc de désinfecter la plaie. Trois jours plus tard, ses compagnons s’enfuyaient au nord devant l’arrivée imminentedes Rouges, l’abandonnant, bien qu’ils dussent savoir le sort qui lui était réservé.  Le P. Emery le fit transporter à la résidence et je continuai à le soigner. Mais je savais qu’il n’aurait plus longtemps à vivre. Nous ne pûmes le cacher car sa présence était connue de tout le monde et nous aurions attiré des représailles sur nos villageois.  Dès l’arrivée des Lissous communistes, il fut porté à la lamaserie, collé à un arbre et servit de cible à de nombreuses arbalètes. Sa mort fut une des plus horribles dont j’aie été témoin.  N’usant que de flèches non empoisonnées et évitant de tirer sur des endroits vitaux, afin qu’il ne mourût pas trop vite, les Lissous restèrent sourds à ses supplications qu’on l’achève d’un coup de fusil. Il était encore vivant lorsqu’il fut éventré. Finalement, un coup de sabre lui trancha la tête et mis fin à ses tortures. Il avait commis de vils crimes et méritait la mort mais non un pareil supplice. Dorénavant, son histoire suivra celle de Lieou-A-Ho lorsque, dans les veillées, autour du feu, nos gens raconteront les vieilles histoires. Le Poretaba lui-même mourut en maudissant le Dieu des chrétiens qui le punissait pour avoir tiré sur sa maison  Joanna était une des plus belles filles de la vallée. D’une famille de nouveaux chrétiens peu zélés, elle n’avait fréquenté l’école de doctrine que très irrégulièrement et, du coup, était peu instruite. Par de subtiles flatteries, les communistes en avaient fait une de leurs principales propagandistes. Elle avait été appelée à suivre un cours d’endoctrination à Likiang et était revenue plus Rouge que jamais.  En l’entendant pérorer des heures sur des sujets aussi variés que l’égalité des sexes, le besoin d’instruction publique et l’impérialisme américain, je fus obligé d’admirer l’adresse diabolique avec laquelle les Rouges avaient su découvrir, dans cette simple fille, l’orateur-agitateur en puissance. A un meeting de la fin de 1951, les communistes ayant décidé de détruire la « superstition », non seulement les diableries des sorciers, mais aussi le culte lamaïste et la messe devaient être parodiés.  Le jeune chrétien d’abord désigné pour « dire la messe » ayant été pris, la veille, d’opportuns et d’incontrôlables maux de ventre, Joanna s’offrit pour le remplacer.  Vêtue d’une aube et d’une étole, elle parodia les gestes rituels du prêtre catholique et termina cette affreuse exhibition par un « sermon » abominable et sentencieux. Les chrétiens, présents malgré eux, en furent épouvantés et s’étonnaient que la sacrilège ne soit tombée morte sur-le-champ.  Cependant, la punition n’allait pas tarder. En effet, ils apprirent bientôt que Joanna, qui attendait un bébé, avait été prise prématurément d’affreuses douleurs.  L’enfant, né trop tôt, mourut le lendemain de sa naissance et la mère resta dix jours dans le délire, récitant tout ce qu’elle savait de prières chrétiennes, suppliant Dieu de lui pardonner et demandant qu’on appelle le Père.  Avec le P. Emery nous avions dû quitter, une première fois, notre résidence. Le missionnaire ne put donc entendre sa confession ni moi la soigner. Elle ne mourut toutefois pas.  Mais la Joanna qui réapparut un mois plus tard ne sera jamais plus la reine de beauté des meetings rouges. Une vieille femme, presque chauve, a remplacé la belle fille aux joues rouges et à la somptueuse chevelure luisante. Expulsés par les communistes, nous n’avons jamais su ce qu’elle est devenue, mais je suis certain que jamais plus elle ne « dira » la messe et que MM. les communistes auront eu du mal à trouver un « prêtre » s’ils ont voulu recommencer leur honteuse comédie. Il s’appelait Tchen, Tchen-Lao-Se, son titre d’instituteur s’ajoutant au nom de famille. Pour nous, c’était la « crapule ». Assez grand et gros, (les petits yeux porcins, lançant des regards faux et fureteurs, dans un visage rouge et bouffi, il n’était ni beau à voir ni agréable à fréquenter.  Il avait été spécialement choisi comme instituteur de Bahang, cette Mission aux chrétiens fervents, inébranlables. C’était l’homme de confiance sur lequel les communistes comptaient pour nous espionner et pour dévoyer les jeunes chrétiens.  Tous les dimanches, il tenait un meeting devant la résidence, pérorant pendant des heures contre la religion, Tchiang-Kaï-Chek, les étrangers en général et le Père en particulier. Un après-midi de congé, il conduisit les élèves en promenade à l’église. S’y baladant, sifflotant, affectant les airs les plus irrespectueux, il s’approcha de l’autel de la Sainte Vierge.  Le tremblement de terre ayant ébranlé le socle, la statue était posée sur l’autel. Du bâton qu’il tenait à la main, ce vilain sire poussa la statue et faillit la faire tomber.  Les enfants, en majorité chrétiens, furent atterrés et s’attendirent à voir la foudre terrasser le sacrilège. Quatre d’entre eux, trop scandalisés pour tenir compte de la défense qui leur avait été faite de nous parler, se précipitèrent à l’étage pour nous annoncer l’offense faite à la Mère de Dieu.  Le P. André, très fâché, voulut aller donner une semonce à la crapule qui, s’entendant bénir par la plus belle voix de commandement de l’adjudant André, s’enfuit précipitamment. Les jours suivants, j’en parlais avec les chrétiens qui tous s’atten-daient à un châtiment. Celui-ci arriva, non pas spectaculairement rapide, mais efficace.  La crapule fut atteint d’une maladie impossible à localiser. Lui, qui mangeait comme un ogre, n’avait plus d’appétit et se mit à dépérir. Il venait me demander des remèdes et je lui donnais du bicarbonate qui le soulageait un peu. Le P. Emery et nioi le rencontrâmes lorsqu’il quitta la vallée, presque en même temps que nous.  Pâle, défait, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Visiblement, il filait du mauvais coton et il n’aurait plus longtemps à contaminer les Marches thibétaines.  Les cas de ce genre abondent, chez les apostats surtout. Mais ceux-ci méritent un chapitre à part. A tel point que non seulement les chrétiens, mais les païens eux-mêmes assurent qu’une fois devenu chrétien il n’y a pas de chose plus dangereuse que de redevenir païen. Dans tous les cas cités plus haut, une cause, des raisons matérielles ou humaines existent et peuvent, à la rigueur, expliquer les malheurs survenus aux différentes personnes en question..  Cependant, les indigènes les ont attribués à une intervention surnaturelle. R. Chappelet   (GSBT 1953/3)  

NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc missionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absoluement vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et paru aux éditions « MONDIALIS »  www.editionsmondialis.com

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