PERE VINCENT LY
Comme pour le saint homme Job, il semble que les rares messages qui parviennent à franchir le rideau de bambou ne nous arrivent que pour nous apporter de douloureuses nouvelles. D’ailleurs, pourrait-il en être autrement dans ce Thibet soumis à l’atroce régime de l’envahisseur communiste, dans ce Thibet submergé, piétiné, écrasé par les Rouges ? dans ce Thibet, où les hommes, à moins qu’ils n’aient réussi à gagner la frontière, sont condamnés aux travaux forcés, déportés par dizaines de mille en Mandchourie et en Chine, ou simplement assassinés ; où les femmes et les jeunes filles sont systématiquement violées et forcées de partager la couche de ceux-là mêmes qui ont fait disparaître des villes et des villages tout homme valide ?
Il y a deux ans (c’était l’époque où les chinois parlaient beaucoup de coexistence pacifique et de tous les beaux principes de Bandoeung – en réalité, il leur fallait consolider leur mainmise sur le pays) alors que la population, les caravaniers en particulier, jouissaient encore d’une certaine liberté de mouvement, quelques chrétiens de notre Mission arrivèrent au Sikkim en compagnie de marchands et finirent par découvrir les Pères de Pédong et de Kalimpong.
Les nouvelles qui nous parvinrent alors : confiscation des églises et résidences, emprisonnement ou assassinat de chrétiens et de notables, pour douloureuses qu’elles fussent, n’avaient rien de surprenant et étaient dans la ligne du Régime, pleinement conformes à tout ce qui se passait partout ailleurs dans cette immense Chine.
Quelques millions de plus ou de moins de fourmis bleues, quelle importance ?… Il en resterait toujours assez pour chauffer les « hauts fourneaux » populaires et pour avaler le rata des cantines communales ! Le Sage Mao Tse tung conduisait le peuple « libéré » à la conquête d’un nouveau paradis terrestre, d’une nouvelle Terre promise: tant pis si le chèmin dans le désert serait long, si la majorité du peuple devait y périr ! .. .
Pour nos chrétiens, il restait cette consolation qu’un prêtre indigène, le R. P. Vincent Ly, demeurait parmi eux . Oh ! il fut bientôt interdit de lui faire visite, mais enfin on s’arrangeait pour aller le voir en cachette et puis le Père célébrait la messe et priait pour ses enfants, la Communion pouvait être apportée aux moribonds par des laïcs, voire par les religieuses institutrices, qui visitaient les familles et les malades.
Or, des chrétiens réfugiés en Birmanie ont pu nous faire parvenir une lettre qui nous apprend malheureusement que le P. Ly est mort de privation et de chagrin, en(1958)déjà, fin mars ou début d’avril. La lettre, écrite en septembre 195’8, ne nous est parvenue qu’en novembre 1959 : l’occasion pour y faire inscrire une adresse en langue européenne aura sans doute manqué à nos pauvres chrétiens, qui s’excusent de n’avoir pu nous écrire plus tôt.
Bien qu’âgé de 76 ans, le R. P. Vincent Ly était d’une constitution robuste et il avait conservé toute sa vigueuir. Mais la douleur de voir tous les missionnaires chassés et de se trouver subitement seul prêtre dans ces immenses régions ; la douleur, surtout, de ne pouvoir défendre ses ouailles contre la rage des loups qui avaient envahi la bergerie, le conduisit prématurément au tombeau.
Le P. Ly avait de belles qualités et fut un bon prêtre dont le sacrifice aura été certainement grand de quitter sa patrie, somme toute à l’égal d’un missionnaire, pour venir vivre durant 38 ans, exactement la moitié de sa vie, parmi les « Barbares » des Marches-Thibétaines : Mossos, Thibétains, Lissous et Loutzes. A cela s’ajoute la solitûde et les mille tracas des six dernières années de sa vie.
Aussi est-il permis de croire que sa récompense sera grande dans le ciel. Tous les anciens missionnaires du Thibet auront à coeur de prier Dieu pour le repos de l’âme de leur confrère et pour leurs pauvres chrétiens, désormais totalement orphelins. Que la Iumière et la force invincible du Saint-Esprit les visite et les soutienne efficacement dans leurs épreuves formidables !
En effet, notre correspondant ajoute que les chrétiens en vue ont été arrêtés et jetés en prison. Parmi eux se trouve l’un de nos grands-sémi-naristes, Bernard-MarieHo Tze kiang, qui était entré au petit séminaire de Houa Io pa alors qu’il était encore païen. Après l’avoir instruit, le P. Tornay le baptisa et il voyait en cette vocation une des récompenses de ses années de professorat et le m.eilleur.espoir pour notre Mission.
Après la fermeture et la confiscation du grand séminaire par les Communistes, Bernard-Marie, craignant d’être embrigadé dans des organisations du Régime s’il revenait au pays, avait préféré vivre dans l’entourage de prêtres ou de religieuses indigènes, ceci malgré le risque certain qu’il courait d’être catalogué parmi les réactionnaires et les ennemis du Régime.
C’est à la Mission de Bahang dans la Salouen qu’il vivait depuis environ un an, soutenant moralement et matériellement les religieuses institutrices, seules gardiennes de la Mission depuis le départ des Pères. Qu’est devenu Bernard-Marie ? il est permis de penser qu’il aura été fidèle à Dieu dans l’épreuve et que le P. Tornay aura veillé sur son élève préféré.
Peut-être n’est-il pas au bout de son calvaire et nous devons bien prier pour lui et pour tous nos chrétiens des Marches-Thibétaines. Ceux-ci ont reçu défense d’observer dimanches et fêtes et les réunions de fidèles dans les églises ou chapelles n’ont plus lieu. Nous ignorons s’ils peuvent se réunir à l’occasion des enterrements ; c’est probable que non, un chrétien décédé, pour le repos duquel la communauté chrétienne prierait, serait capable d’ébranler le Régime, puisque celui-ci nie l’au-delà et l’immortalité de l’âme !
Les résidences de la Vallée de la Salouen ont été pillées et volontairement saccagées ; les quelques religieuses institutrices indigènes qui y vivaient ont trouvé refuge dans un coin de l’église. Jusqu’à quand les y laissera-t-on ?. . . Quel beau Régime ! Avec ça, on continuera de parler de liberté de religion et, en Occident, on affectera de croire à la sincérité de cette triste engeance !.. .
Du Sikkim, nous parvient une autre triste nouvelle : celle de la mort de Sondjrou, frère de notre séminariste Ho Tze kiang (Bernard Marie), dont il fut parlé ci-dessus.
Je l’ai connu dès mon arrivée à Tsechung, en 1940. Comme il désirait épouser une fille chrétienne (pour les beaux yeux de laquelle il s’était bagarré avec un autre païen, ce qui lui valut une cicatrice indélébile à l’oeil droit), il fut instruit de notre religion et je le baptisai du nom de Casimir, en souvenir de mon père, récemment décédé.
En 1949, Sondjrou fut l’un des compagnons de voyage du P. Tornay et l’un des deux témoins oculaires de son meurtre. Ayant réussi à fuir sous les balles qui pleuvaient derrière eux, il nous rapporta comme unique souvenir la canne du P. Tornay, qu’il avait en main lors de l’attaque de la caravane. C’est donc de sa bouche et de celle de Siao Joouang que nous tenons les détails concernant le dernier mois de la vie du P. Tornay, son voyage depuis le départ d’Atentze, le retour forcé à partir de Tunto, l’embuscade des lamas sous le col du Choula, enfin le meurtre du Père et de son fidèle compagnon Doci. Ces détails, Sondjrou aura sans doute été appelé à les préciser, l’an dernier, lors du. procès informatif rogatoire qu’a instruit S. Exc. Mgr Gianora, Rme Préfet apostolique du Sikkim.
Je n’avais pas quitté Kalimpong (Sikkim), que Sondjrou et ses compagnons recevaient l’ordre de rentrer au Thibet, pour prêter main-forte aux forces nationalistes contre l’occupant chinois. A peine arrivé a Lhassa, ils durent partir pour le front et passer de maquis en maquis, au gré de la fortune des armes. Hélas ! lors du soulèvement général de mars dernier, Sondjrou devait périr avec des milliers de soldats thibétains, en luttant héroïquement pour la liberté et pour la religion coutre les communistes chinois !
Mourir pour la Patrie et la Religion n’est pas un triste sort et il est permis de croire que ces martyrs recevront une magnifique récompense clans le ciel ! Que Sondjrou et les martyrs de la cause thibétaine reposent en paix !
A. LOVEY, Prévôt du Grand-Saint-Bernard.
Précisions biographiques touchant le P. Vincent Ly: originaire de Mosimien, dans la région de Tatsienlou , R. P. Ly, fut ordonné prêtre en 1911. Arrivé dans les Marches-Thibétaines en juillet 1920 ,il fut d’abord affecté au poste de Bahang, remplaçant le Père Ouvrard, nommé à Tsechung: L’été suivant, le P. André étant arrivé de France et le P. Van Eslande, curé de Siao-Weisi, étant mort de la typhoïde, le P. Ly fut désigné comme cure de Siao-Weisi, poste qu’il occupa jusqu’en 1928.
En 1928, le P. Nussbaum, curé de Bathang, est nommé à Siao-Weisi et le P. Ly envoyé comme socius du P.Goré à Yerkalo ; Bathang, uni à Yerkalo, lui était spécialement confié, mais je crois qu’il n’y alla jamais.
En 1930, à la mort du P. Ouvrard, le P. Goré est nommé à sa place à Tsechung et le P. Ly devint curé de Yerkalo.
En février 1932, le Kongkar lama ayant désarmé la garnison chinoise et renvoyé chez lui le mandarin chinois de Pétines, le P. Ly n’osa plus résider au milieu des ‘Barbares’ du Thibet indépendant et se retira à Tsechung. Il fut alors affecté au poste de Kionathong, pour permettre au P. Genestier de se consacrer tout entier à la construction de l’église et de la résidence de Tchrongteu.
Le P. Genestier étant mort et le P. Bonnemin étant nommé curé do Kionathong, le P. Ly fut désigné pour le poste de Tchrongteu, en 1938. Deux ans plus tard, il était à nouveau chargé de Kionathong, qu’il desservira jusqu’à sa mort. Depuis son installation à Kionathong jusqu’à l’arrivée du P. Emery à Tchrongteu, en 1949, le P. Ly s’occupa aussi de ce dernier poste, auquel il faisait quelques visites durant l’hiver, alors qu’on pouvait traverser la Salouen en barque. Le P. Ly vivait déjà presque en ermite dans son poste retiré de Kionathong, la Providence le préparant ainsi à la solitude totale des six dernières années de sa vie. N’empêche que cette séparation violente de tous ses confrères européens a dû être pour lui la plus grande épreuve de sa vie qui n’en manqua pas par ailleurs.