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Ponts de corde (3)

Par M. Robert Chappelet.

Maintenant je vais vous raconter une histoire extraordinaire en relation avec un pont de corde. En 1950, lorsque les communistes sont arrivés dans la vallée, le mandarin, sa jeune femme et le chef de district chinois se sont enfuis au Thibet. Afin qu’on ne puisse pas les poursuivre, ils avaient fait couper le pont de Kionatong par lequel ils étaient passés.

Et d’autres villages avaient déjà coupé les ponts; c’est la première chose qu’ils font en cas d’alerte. Si bien que lorsque les communistes sont arrivés, ils ne purent passer sur la rive gauche.

Le capitaine qui les commandait déclara au chef du village de Kionatong qu’il lui donnait trois jours pour remettre le pont, sinon il le ferait fusiller.  Remettre le pont lorsqu’il n’y en a plus, c’est toute une histoire. Lorsqu’il y a une barque, on peut toujours essayer de tirer le câble avec celle-ci, bien qu’elle ne soit d’aucun secours lorsque le fleuve est en crue, car ces barques faites de troncs d’arbres se renversent facilement. Il y a un système, cependant, qui consiste à placer des deux côtés du fleuve un homme, généralement jeune et le plus fort qu’on puisse trouver.

L’un est armé d’un arc et d’une flèche à laquelle est attachée une ficelle guère plus grosse qu’un brin de laine de chez nous. L’autre jeune homme est armé d’un caillou auquel est attachée la même ficelle. Comme ni la flèche ni le caillou ne peuvent à eux seuls traverser le fleuve, ils tâchent de les faire se rejoindre au milieu. L’un tire la flèche, l’autre lance le caillou de façon à ce que les deux ficelles se croisent, si bien que la corde et le caillou s’accrochent et en tirant doucement, on peut tirer la ficelle, à laquelle on attache une plus grosse ficelle, après ça une cordelette, après ça une corde solide et finalement le pont. Ils se sont mis tout de suite au travail. Il y avait des jeunes gens de Kionatong, soit des chrétiens et des païens qui se mirent tous ensemble pour obéir aux communistes et sauver le chef du village. Donc, d’un côté ils tirent la flèche, de l’autre ils lancent le caillou et ça ne marchait pas. Ils arrivaient à peu près au milieu du fleuve, mais la pierre et la flèche ne s’accrochaient pas. Ils avaient installé un campement au bord du fleuve et couchaient sur place. Pendant huit jours ils ont tiré des flèches, lancé des cailloux, sans succès. Pour ma part, j’avais déjà arrangé l’affaire avec le capitaine qui se montrait raisonnable. «Non, je ne vais pas le fusiller, mais alors qu’ils se dépêchent quand même…» Après huit jours, toujours rien de fait. 

Alors je décidai de poser le pont moi-même. En tant que conseiller technique, pensais-je, c’est bien le diable si je ne trouve pas un truc. Avec mes gens, je m’en vais rejoindre ceux qui se trouvaient au bord du fleuve. J’ai d’abord pensé à une catapulte, comme celle des Romains qui s’en servaient pour lancer des pierres sur les remparts des villes. Je choisis un chêne vert d’un diamètre de 15 à 20 centimètres, je l’enterrai profondément et à quelque distance, en arrière, j’enterrai également un solide piquet. J’attachais une corde au chêne vert, de façon à pouvoir l’infléchir. Opération difficile, car le chêne vert ne plie pas facilement. On était bien une douzaine de types pour le tirer et sur la catapulte on plaça une pierre attachée à une ficelle. On coupe la corde qui retient la catapulte, ça se déclenche et la pierre part en l’air, atteignant le milieu du fleuve et tombe à l’eau. On recommence et recommence et recommence, en tendant toujours davantage la catapulte. C’est curieux que cinquante mètres de ficelle suffisent à retenir l’élan d’une pierre lancée à grande force ou une flèche prête à être tirée. Alors j’ai pensé au système des lance-grenades utilisé à la caserne de Lausanne. On prenait une cartouche sans balle et dans le canon on vissait un bâton garni d’une grenade au sommet. On tirait et la grenade partait assez loin. Je pris donc un fusil thibétain qui se bourre par la gueule. On le bourre avec de la poudre noire autantqu’on puisse en mettre sans faire sauter le fusil, on l’arme d’une baguette et d’une ficelle et on tire en se mettant à l’abri. La flèche part avec la ficelle au milieu du fleuve, où elle tombe à l’eau… même système qu’avec la pierre et la catapulte. J’ai trafiqué pendant trois jours, sans aucun succès. En tout, cela faisait onze jours que les gens étaient sur place, en train d’essayer de faire passer une ficelle de l’autre côté du fleuve. Et voilà qu’arrive un sorcier thibétain du nom d’Azon: petit homme, hirsute voyageant avec sa femme et deux ou trois enfants et deux petits ânes chargés de leurs affaires personnelles. Ils allaient ainsi de village en village, où on les invitait à chasser les mauvais esprits, guérir des malades, faire des sorcelleries. Azon gagnait confortablement sa vie. Il arrive donc et nous voit en train de trafiquer au bord du fleuve et nous dit: Mais qu’est-ce que vous faites? – On essaie de tirer un pont de corde et on n’y arrive pas. – Ah bon, le pont de corde, bon, bon, bon… vous n’arrivez pas à faire passer la ficelle? – Non. – Eh bien! je vais vous dire pourquoi. Il faut pour cela que vous me donniez de l’alcool de riz et un peu de miel. En général c’est ce que demandent tous les sorciers thibétains. Il détache sa ceinture, une longue ceinture en peau de yack, se l’enroule autour de la poitrine et s’accroupit. D’une main il tient un petit tambour au bout d’un manche et à l’aide d’une petite boule de plomb retenue par une ficelle, il en joue, le plomb venant frapper le tambourin. Dans l’autre main il tient un os humain, qui lui sert de flûte. De temps en temps il souffle là-dedans. Il cornmence à s’agiter, s’entortille la ceinture autour du ventre, frappe du tambourin, boit le vin évidemment après y avoir mêlé le miel, tout en chantonnant des formules magiques et en soufflant dans la flûte de temps à autre. Il s’en donne, il s’en donne pendant une demi-heure. Après quoi, il déclare: je sais pourquoi on n’arrive pas à mettre la ficelle: il y a l’esprit de Tendjrou-Tsering, le chef du district thibétain, fusillé par les communistes. Son esprit est là et empêche la ficelle de passer. Mais je vais le chasser et vous pourrez passer votre pont. Il allume alors un feu de branches de pin plus ou moins sèches et, armé d’une branche enflammée, il court en tous sens après l’esprit de Tendjrou Tsering. Pour le chasser, il lui assène de bons coups lorsqu’il croit le rencontrer, ce qui fait jaillir des gerbes d’étincelles. Il s’en donne de nouveau pendant une bonne demi-heure, dégoulinant de transpiration. Lorsque l’esprit se dissimule derrière un rocher, il court le frapper derrière ce rocher, flâââ… il crie, il l’insulte et le chasse: Au bout d’environ trois quarts d’heure il s’arrête et déclare: ça y est, il est loin. Vous pouvez y aller, votre pont va passer. Evidemment que cela me faisait plus ou moins rigoler; ce n’est pas grâce aux simagrées de cet espèce de bonhomme qu’on va y arriver. De ce côté-ci du fleuve il y avait un jeune païen, de l’autre un jeune chrétien; l’un avec l’arc et la flèche, l’autre avec le caillou à la main. Ils lancent et tirent: les deux objets se croisent au milieu du fleuve et s’accrochent. La ficelle tombe à l’eau, accrochée. Ah, nom d’un chien, j’étais stupéfait, esto-maqué. Ils commencent à tirer, mais la ficelle casse. J’étais content, car je songeais que pendant onze jours on s’était esquinté à faire ce travail sans aucun succès, tandis qu’au premier coup de sorcellerie, ça marche. Et ce n’est pas tout: le deuxième coup a également marché, cette fois-ci la ficelle a tenu, cordelettes et cordes ont passé et le pont a été installé avant la nuit. Il ne faut pas s’étonner, après cela, si tout le monde y croyait, même les chrétiens, évidemment. J’ai eu du mal à ne pas y croire moi-même. Car enfin: onze jours de boulot pour rien et ce sorcier arrive et paf, ça marche. Deux fois de suite. Les Thibétains n’étaient pas du tout surpris et le sorcier avait été sûr de son coup. On se pose des questions. J’ai raconté ce fait dans une émission sur la sorcellerie à la radio. Il y a vraiment de quoi s’interroger. Voilà donc une histoire de pont de cordes qui mérite d’être racontée, qui a impressionné tous les chanoines, les missionnaires qui en ont eu connaissance. On ne sait jamais avec les sorciers… Je me souviens d’un autre fait: le chef du village de Kiadzeu, qui était un sorcier, métis, de mère thibétaine et de père lissou, était venu au chantier de l’hospice avec le chanoine Coquoz. Ils sont restés quatre à cinq jours, après quoi le chanoine Coquoz devait redescendre, tellement le temps était affreux: vingt-quatre jours de mauvais temps par mois. Il grêlait et le ventnsoufflait, ce n’était pas encourageant pour descendre. Alors le sorcier déclare: si vous me donnez un peu d’alcool de riz et de miel, je vais faire du beau temps, en tout cas pour la durée de la descente. Je lui dis: – Tu n’es pas fou, tu ne vas pas te mettre à faire le beau temps. – C’est sûr que je vais faire le beau temps. Il y avait des Lissous par là qui, évidemment y croyaient, puisqu’ils faisaient souvent appel à lui. On lui donna donc l’alcool et le miel et il procéda un peu de la même façon qu’Azon. Il attache la ceinture autour de la poitrine, se trémousse et joue de son tambourin et de sa flûte et une demi-heure après le vent se calme, la pluie s’arrête, le soleil se met à briller; le Père Coquoz partit par un tout beau temps, juste ce qu’il faut pour arriver au bas de la grande forêt où le temps s’est de nouveau gâté. Evidemment, le sorcier est un habitant du pays, possédant suffisamment de connaissances météorologiques pour peut-être prévoir une accalmie dans la tempête. C’est du moins l’explication que je m’étais donnée à l’époque. Mais Monsieur Coquoz a souvent raconté des histoires semblables, notamment sa descente de Latsa avec le beau temps fait par un sorcier. Oui, nous avons vécu des «trucs» qui ne paraissaient vraiment pas normaux de temps en temps. Une fois il m’est arrivé de mettre en colère le sorcier du beau temps. Etant de mère thibétaine, il aimait bien qu’on parle cette langue avec lui. Je lui reprochais un peu d’exploiter la cré-dulité des gens; il se faisait payer évi-demment: «Oh, je ne demande pas beaucoup. Je demande un peu plus pour les philtres d’amour. – Tu t’ occupes aussi des philtres d’amour? – Oui, j’en vends beaucoup et je demande un plus, parce que c’est diffi-cile à les faire, il faut aller chercher les plantes au sommet des rochers, dans des endroits dangereux. Je demande: Comment ça marche? – Par exemple, il y a un garçon qui aimerait bien épouser telle fille, ou du moins l’avoir comme bonne-amie; alors il mêle à sa nourriture un philtre (l’important est de le lui faire avaler), après quoi elle lui court après, elle ne veut plus le quitter. Je lui demande: Est-ce que ça marcherait pour les mules? – Oui, pourquoi pas? – Moi, j’ai une mule que j’aime bien, mais elle me fiche le camp et je ne parviens plus à la rattraper. Pouvez-vous me faire un philtre pour cette mule, pour qu’elle me reste fidèle? – Alors là, il s’est fâché… Il se fâche et me dit: Tu es un seigneur étranger, tu es un docteur, un constructeur, un savant, mais il ne faut pas te moquer de mes sorts, c’est dangereux. Je réponds: Non, non, écoute, je ne veux pas me moquer ni avoir un truc comme cela pour ma mule. Je ne voudrais pas qu’elle me court après partout, jusque dans ma chambre ou la salle à manger ou à l’église, non. Voilà: je vous ai raconté des histoires de ponts de corde, de sorcellerie; j’espère ne pas vous avoir ennuyés et vous dis: à la prochaine. ROBERT CHAPPELET   (GSB  1991/3)