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RETOUR AU LOUTSEKIANG

RETOUR AU LOUTZEKIANG   –    IL Y A PLUS DE VINGT ANS

Tout d’abord, faisons un peu de géographie et d’explication des termes employés. On appelle Loutzekiang la région de la Haute-Salouen habitée en majorité par les Loutze, tribu thibéto-birmane appelée Anou ou Nou en leur langue. En chinois, le fleuve Salouen  se nommait Lou-Tze-Kiang ou Nou-Tze-Kiang, car «L» et «N» sont souvent confondus en language du Yunnan; puis en omettant la particule «tze», cela devient Lou-Kiang et Nou-Kiang. Actuellement, Nou-Kiang (Nujiang) désigne, en chinois, le fleuve Salouen depuis l’intérieur du Thibet, de même que la Préfecture autonome d’ethnie Lissou et Nou. Le caractère employé pour transcrire «Nou» ne peut en aucune façon se prononcer «LOTI», en outre il a l’avantage d’être plus proche du nom original de cette peuplade.

L’appellation Lou-Tze-Kiang, littéralement «rivière des Loutze» était couramment utilisée autrefois, spécialement par les missionnaires et les explorateurs qui, à la fin du siècle dernier, ont fait connaître cette région de la Haute-Salouen; cela désigne la vallée étroite où coule cette rivière depuis les fameuses gorges de marbre au sortir du Thibet, jusqu’au 26e degré de latitude. Sur une distance de 300 km environ, la Salouen se précipite vers le sud entre deux chaînes de montagnes d’altitude moyenne de 4000 mètres: le Kao-Li-Kong-Shan à l’ouest, faisant frontière avec la Birmanie, le Pi-Louo-Shan et Nou-Shan à l’est, formant la ligne de séparation des eaux avec le bassin du Mékong, culminant au nord par l’imposant massif du Kawakarpo (Mei-li-shue-shan, 6800 m). Entre les deux chaînes de montagnes, il ne reste qu’un couloir étroit, creusé par le fleuve; il n’y a pas non plus de vallées latérales importantes, on ne voit que des gorges resserrées et des pentes abruptes où sont accrochés les hameaux lissou. La vallée s’ouvre à certains endroits et donne place à quelques plaines cultivées et à des plateaux en terrasses, mais la plupart des villages sont perchés dans les hauteurs, car en bas le climat est “plutôt malsain”.

En divisant cette région en «Bas et Haut Loutzekiang», nous pourrons la circonscrire d’une façon plus précise. La partie inférieure de la vallée, peuplée en grande majorité de Lissou, avec des îlots de Loutze assez différents de ceux qu’on trouve plus au nord forme le «Bas-Loutzekiang» et comprend actuellement deux sous-préfectures: Loushoui (Lushui) et Foukong (Fugong); l’ancien Tche-Tse-Lo, connu aussi sous le nom de Pikiang, ayant été rattaché à Foukong.

Le «Haut-Loutzekiang» est constitué de la sous-préfecture de Kongshan (Gongshan), peuplée en majorité de Loutzes, avec de forts groupes de Thibétains et de Lissous, sans oublier les 4 ou 5 mille Toulong, appelés jadis Kioutze, qui habitent la vallée retirée du Toulong¬kiang ou Kiou-kiang ou Tarong, la branche la plus orientale de l’Irrawaddy ayant sa source à l’intérieur du Thibet, ce qui explique la dornination des Thibétains sur cette peuplade et son appartenance à la Chine. La population totale de ces trois divisions administratives atteint les 200 000, y compris les Chinois Han qui travaillent surtout dans le commerce et les organismes gouvernementaux.

Les Loutzes, au nombre de 28 000 environ, ont de la peine à conserver leur identité; en effet, ceux du nord, qui débordent jusqu’à l’intérieur du Thibet, sont fortement thibétanisés et ceux du Bas-Loutzekiang perdent leur langage et coutumes particulières pour s’assimiler aux Lissous, peuple fort et nombreux; ils sont plus de 500 000 dans la vallée de la Salouen et dans le bassin du Mékong où ils sont répandus dans les sous-préfectures de Lanping et Wei-si. Ils gagnent sans cesse du terrain et le Lissou est la langue de cornmnunication de cette région, même de l’autre côté de la frontière avec la Birmanie, et cela grâce, en bonne partie, au système d’écriture élaboré par les missionnaires protestants. Le Gouvernement vient de subsidier la publication de 500 000 exemplaires de la Bible en lissou.

Venons-en maintenant à notre voyage d’avril 1993 au cours d-quel j’ai eu la chance de revoir, non seulement le Haut-Loutzekiang et ses chrétientés thibéto-loutze, mais aussi le Bas-Loutzekiang évangélisé par les protestants. Je me permettrai d’abord de vous présenter les membres de notre équipe: M. Jean-Louis Conne, le chef d’ex-pédition, journaliste-écrivain qui s’intéresse beaucoup à la Haute-Salouen et autres lieux de la Mission du Thibet où a vécu son ami, Robert Chappelet, dont il va parler dans un livre en gestation. Il connaît bien l’Asie du Sud-Est, spécialement la Thailande et la Birmanie, mais il n’avait pas visité la Chine, sauf pour mettre au point notre voyage. C’est grâce à son habileté diplomatique et à sa persévérance qu’il obtint l’autorisation de fouler ces lieux interdits avec deux compagnons, soit, le pasteur Steve Morse, 42 ans, missionnaire à Chiang-Mai, en Thaïlande, connaisseur en langue lissou, kachin et autres peuplades de la frontière sino-birmane. Il a passé les quinze premières années de sa vie en Haute-Birmanie avec les Lissous, dans la région de Fort Hertz (Putao) et dans la célèbre «vallée cachée», où, à l’insu des autorités, s’étaient réfugiés de nombreux chrétiens, sous la conduite du grand pionnier que fut son grand-père, Russel Morse.

Troisième membre de l’équipe, le Père Alphonse Savioz, 74 ans, de Taiwan, ancien de la Mission du Thibet, ayant déjà parcouru le Lout-zekiang en 1948 et, dans des circonstances assez dramatiques, en 1949, peu après le meurtre du Père Maurice Tornay.

Mentionnons également Miss Jenny Chen, notre guide-interprète, l’oeil du parti, et le chauffeur, M. Liu, puisqu’ils nous escorteront fidèlement tous les jours, depuis le départ de Kunming le 13 avril, jusqu’au retour à la capitale, trois semaines plus tard.

Notre première étape, Shia¬kouan (Xiaguan), à 400 km de Kunming, est la plus grande ville de l’ouest du Yunnan et la plaque tournante des communications pour le nord-ouest de la province. Sur la plupart des cartes, elle est signalée sous le nom de Tali (Dali), centre administratif de la préfecture autonome d’ethnie Bai, alors que l’ancienne cité de Tali se trouve à 14 km plus au nord.

Pour atteindre la Salouen depuis Shiakouan, on longe d’abord la rivière de Tali sur une cinquantaine de km, puis on franchit la chaîne de séparation d’avec le bassin du Mékong, en roulant toujours sur cette célèbre «route de Birmanie». Peu après la ville de Yongping, nous traversons le Mékong, qui coule ici à 1200 mètres, altitude sensiblement plus élevée que celle de la Salouen que nous atteindrons dans la soirée. Durant cette étape de 250 km, nous avons constamment voyagé vers l’ouest, quittant la «route de Birmanie», et évitant la ville de Paoshan, pour tourner légèrement vers le nord et arriver sur les bords de la Salouen à Liou-kou (Loukou en yunnanais).

Nous sommes maintenant dans le Loutzekiang, plus précisément dans le centre administratif des trois sous-préfectures de la région, mais pour atteindre Loushoui (Lushui), l’ancienne capitale, il faut quitter les rives du fleuve coulant à 1000 mètres d’altitude et grimper à 1800 mètres. Ici encore, les cartes confondent Loushui et Lioukou, comme nous l’avons dit pour Shia-kouan et Tali.

Après une visite au Gouvernement de la préfecture, il s’avère que la voiture qui devait nous accompagner n’est pas disponible. Raison de plus pour nous hâter de quitter ces lieux, car notre but est d’atteindre au plus tôt un des points importants de notre voyage, c’est-à-dire Bahang et le Doyong où se trouvent nos chrétiens. Notre guide nous recommande de procéder ainsi et elle nous remettra elle-même entre les mains des officiels de Kongshan, la sous-préfecture du Haut-Loutzekiang. Destination que j’attendais avec impatience, car nous allions arriver en lieu connu et j’aurais enfin la chance de revoir les chrétiens de cette partie de la Mission du Thibet que je n’avais pas pu visiter, lors de mes voyages de 1985 et 1987.

A partir de l’entrée dans le Lout-zekiang jusqu’au terminus de la route carrossable à Pintchonglo (Peudjrong), on longe la Salouen sur 250 km environ; la première tranche de ce parcours traverse la zone des Lissous noirs, jadis de redoutables pillards, qui ont massacré deux explorateurs allemands en 1910, à quelques kilomètres du centre de Foukong, appelé alors Shangpa. La pacification prit du temps, mais après plusieurs révoltes contre les Chinois et les troupes gouvernementales, le calme fut rétabli dans les années 1930—35 et les protestants purent procéder à l’évangélisation. Nous avons rencontré plusieurs chrétiens portant leur Bible avec eux et ce fut un grand plaisir pour le pasteur Morse de dédicacer leur «Livre» en écrivant quelques mots d’encouragement. C’est en effet son père, Robert Morse, qui a dirigé la révision et la récente publication de la Bible en lissou, lors d’un séjour à Kunming où il fut professeur en 1990 et 1991.

Plus nous montions dans les vallées. plus je me trouvais en pays connu. Je pus indiquer à mes compagnons l’emplacement de l’un des centres protestants complètement détruit par les Thibétains en 1949; je passais alors à travers les ruines fumantes de ce joli village, accroché sur un contrefort au sud du chemin menant au col de Latsa. J’avais choisi cet itinéraire assez peu connu pour me rendre dans la vallée du Mékong, en évitant de tomber dans les mains des bandes «anti-communistes» thibétaines.

Avec l’aide de quelques indigènes, nous essayons de situer le tracé de la piste de Latsa, construite en 1930—32 par le Père Georges André des Missions Etrangères de Paris. Bien que notre chef d’expédition ait obtenu l’autorisation de se rendre au col de Latsa où M. Chappelet dirigea les travaux de construction de l’hospice projeté par les Pères du Saint-Bernard, la montée ne sera pas pour aujourd’hui, ni d’ailleurs pour le jour où nous serons sur l’autre versant du col. Nous avions bien un équipement de camping, mais la difficulté de trouver des bêtes de somme ou des porteurs, et bien d’autres obstacles, s’opposaient à une telle entreprise.

A mesure que l’on monte vers le Haut-Loutzekiang, les villages se font plus rares, ou bien ils sont cachés dans les vallons ou derrière des contreforts où se trouvent des terrains cultivables. Depuis Pi¬kiang, nous longeons la rive gauche de la Salouen que nous retraversons avant d’arriver à la capitale de la sous-préfecture d’ethnie Tou-long, Loutze, Lissou et Thibétaine, du nom de Kongshan. Nous atteignons cette importante agglomération de plusieurs milliers d’habitants par l’ancien chef-lieu de Sekines, dénommé jadis Ts’e-K’ai, et Tanda en lissou. Le nouveau centre avec les bâtiments administratifs, les auberges et «maisons d’hôtes», se situe un peu plus haut et jouxte un autre village indigène.

Ma première préoccupation, avant que notre venue ne soit ébruitée, était de contacter notre catéchiste Zacharie, rentré de Taïwan dans son pays, il y a cinq ans. Je pars donc à la recherche de la maison qu’il vient d’acheter et où il a aménagé une chapelle. J’apprends qu’il faut plus de 20 minutes de marche, et j’étais à mi-chemin quand je fus accosté par un de ses fils qui m’explique que nous sommes connus et que notre programme est élaboré officiellement. En fait, cette visite eut lieu trois jours plus tard et j’eus la chance de passer un bon moment seul avec les chrétiens, grâce à la complicité de notre guide qui s’ingénia à retarder la venue de la voiture des officiels et celle de mes compagnons de voyage. C’était un dimanche soir et j’aurais aimé célébrer la messe, mais nous nous sommes contentés de prier et de partager, Zacharie faisant l’interprète; d’ailleurs les fidèles étaient presque tous de la famille du patriarche qui, à 83 ans, parcourt encore les villages à cheval.

Nous venions de quitter la chapelle quand la bande des sbires de la police fit irruption — le mot n’est pas trop fort — dans la salle où nous commencions à déguster friandises et thé beurré. Les visages changèrent d’expression et les pâtisseries se collèrent au palais. Le plus ennuyé par ce contretemps semblait être un fils de Zacharie travaillant dans une agence gouvernementale. Après les politesses d’usage et quelques tasses de thé, l’atmosphère s’améliora et tout se termina dans l’euphorie (apparente?), quand chacun eut dit son mot de louange à l’égard du régime, du traitement privilégié réservé aux minorités, de la liberté de religion, de l’ouverture aux étrangers, etc. Heureusement que je n’ai pas été surpris à célébrer la messe, car ce n’est que exceptionnellement que l’on autorise les étrangers à officier ou à monter en chaire.

Venons-en à la glorieuse journée de notre visite à la chrétienté de Bahang! Après une trentaine de km en voiture depuis Kongshan, on arrive au village de Pondang et il faut passer sur la rive gauche de la Salouen où se trouve l’ancien hameau, avec une chapelle du Père André. Nous traversons le fleuve sur un de ces ponts mi-suspendus, construits récemment à divers endroits pour remplacer les fameux ponts de corde, redoutables aujourd’hui encore, bien qu’ils soient en cables d’acier. La caravane s’organise sous la direction des chrétiens, puis c’est la montée le long du fougueux torrent du Doyong, grossi par les abondantes chutes de neige sur les sommets du Sila et du Jedzongla. Ma pensée va naturellement vers le Père André qui réussit à ouvrir une piste et jeter des ponts dans ces gorges sauvages; je n’ou-blierai jamais la délicate attention de «l’empereur du Loutzekiang» qui nous envoya un boy avec un réconfortant, lors de ma première visite, avec le Père François. Fournier, en 1948.

Aujourd’hui notre étape est prévue au bord de la rivière, à Timalo (Khieumatong en thibétain), qui est maintenant le centre du district comprenant Bahang et la vallée du Doyong où s’étirent plusieurs villages comptant près de 2000 chrétiens. Notre logement manque un peu de confort, mais le Père Shih Kouang-Young est là avec ses chrétiens qui nous apportent de la nourriture. C’était ma première rencontre avec ce brave homme, depuis notre au revoir dans les larmes, au début de 1952, à Weisi.

Aujourd’hui, 17 avril 1993, nous grimpons ensemble le sentier qui monte à Bahang. N’étant pas en très bonne forme et voulant éviter la compagnie de toute cette expédition comprenant plusieurs cadres du Gouvernement, j’avais d’abord décidé de me reposer en visitant d’autres villages chrétiens dans le vallon, tandis que mes compagnons et toute la smala monteraient à Bahang. Ce projet ne plut pas aux chrétiens qui me pressèrent de monter et m’assurèrent que le mulet mis à ma disposition me portera sans problème jusqu’à destination.

C’est ainsi que je revoyais Bahang, «dernier avant-poste de la chrétienté», comme on l’a surnommé. De fait, ce poste, qui vient tout juste d’être centenaire, n’est pas le plus ancien établissement missionnaire de la Haute-Salouen. Les Pères M.E.P. de la Mission du Thibet avaient déjà établi un lieu de refuge plus près de la frontière, Kionatong, quand en 1865, ils furent définitivement chassés de Bonga, leur première implantation dans le domaine du Dalaï-Lama.

Avec profonde émotion, je rentre dans l’église de Bahang en compagnie du Père Shih, pendant que les chrétiens chantent les mélodieuses prières thibétaines; puis nous montons jusque devant l’autel pour donner ensemble une bénédiction, avant que les officiels aient eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait.

Le temps fort de cette visite aux chrétiens du Loutzekiang ne fut pourtant pas les quelques heures passées à Bahang, mais ce fut la messe du samedi soir à Kieumatong où nous étions revenus pour passer la nuit. Avec le Père Shih, nous concélébrons dans une maison, bien à l’abri des curieux, car nous ne voulions pas aller à l’église toute proche; notre chef d’expédition me l’avait interdit, sans doute avec raison, car il tenait à maintenir la prétention que notre venue en ces lieux n’avait rien à voir avec la religion.

Durant cette sympathique soirée avec les chrétiens, le policier chinois responsable des étrangers vint plusieurs fois, paraît-il, lorgner à ma porte et il me surprit à mon retour, mais il ne posa aucune question. Pas mal de gens étaient encore là pour demander des remèdes à M. Morse qui est docteur en médecine. Le départ du lendemain fut fixé de bonne heure, pour éviter, je pense, que les chrétiens viennent en grand nombre, comme ce fut le cas lorsque nous quittâmes Bahang. Le Père Shih nous fit un bon bout de conduite et, je crois que si ce n’avait pas été un dimanche et que beaucoup de chrétiens se soient rassemblés pour la messe et pour voir un ancien missionnaire, le Père nous aurait accompagné jusqu’à Kongshan. Malgré sa timidité, le Père Shih n’a aucune crainte des autorités — après 20 ans de travaux forcés, cela se comprend; on peut dire même qu’il manque de diplomatie, mais il ne nous appartient pas de juger, nous qui ne faisons que passer. D’autre part, nous avons toujours peur d’attirer des ennuis à ceux qui sont sur place. J’ai été témoin de l’attitude d’un chef de chrétienté devant un cadre du parti, lui flanquant plein la figure de remerciements et de courbettes dans une langue de bois très adaptée à la situation.

Il faudrait raconter aussi notre montée vers l’extrême nord du Loutzekiang où nous fûmes arrêtés par un glissement de terrain, alors que nous touchions à notre but, à une vingtaine de km en amont de Pongdang. Le temps tournant à la pluie, notre chef ordonna le retour. Adieu donc le Peudjrong, home de Bob Chappelet durant plusieurs années! adieu Tchrongteu où s’élevait une magnifique église édifiée par le Père Genestier M.E.P. et desservie en dernier par le Père Emery du Grand-Saint-Bernard! Adieu les fervents chrétiens de Kionatong, témoins de l’Eglise aux portes du Thibet!

Chanoine Alphonse Savioz   (GSB)

PS  Toute une série de photos inédites et originales exécutées par le journaliste-historien et conteur Jean-Louis Conne ont fait l’objet d’un “diaporama” qui se trouve sur le site sous lieu Salouen !